VAUBAN ET LA SAVOIE

Pour la plupart des gens, le Maréchal Vauban est surtout connu comme le maître incontesté des fortifications. Mais Vauban, dont on a fêté cette année le tricentenaire de la mort, n'est pas que le grand ingénieur militaire qui édifia de nombreuses places fortes. C'était aussi un homme de pensée, et dans bien des domaines.

Au soir de sa vie, en 1706 (il a alors 74 ans), diminué physiquement, il ne peut plus courir le royaume dans sa célèbre « basterne ». Si les jambes sont défaillantes, la tête est encore bonne. Alors, retiré dans son appartement parisien, il réfléchit. Il réfléchit surtout à la situation de la France en pleine guerre de Succession d'Espagne. Les nouvelles ne sont pas bonnes : Villeroi est en position délicate dans les Pays Bas, et La Feuillade, infatué de sa personne, sans tenir compte des conseils que Vauban lui avait adressés,(1) piétine devant Turin. On est le 2 février, c'est-à-dire que les troupes sont encore en quartier d'hiver. Mais bientôt les campagnes vont reprendre et les perspectives ne sont pas optimistes. C'est alors que Vauban pense à un projet de paix. Il étudie toutes les possibilités de réorganiser l'Europe où chacun trouvera sa place afin d'éviter tout nouveau conflit. C'est ainsi qu'il étudie, entre autres, le sort de la Savoie.(2)

« 2 février 1706
PROJET DE PAIX
assez raisonnable pour que tous les intéressés

à la guerre présente en dussent être contents,
s'il avait lieu, et qu'il plût à Dieu d'y donner
sa bénédiction par VAUBAN (...)»

1ère Réflexion :

Sans doute que la plupart de ceux qui liront cet écrit ne le trouveront pas de leur goût ; il le serait encore moins du mien si la dispositions universelle qui règne dans les affaires de l'Europe paraissait moins confuse et plus disposée à s'éclaircir, mais il faut demeurer d'accord qu'on n'y voit goutte et qu'il est bien difficile de penser juste sur le succès d'une guerre où tout semble tendre à un bouleversement général. De notre côté nous voyons des étincelles de révolte s'allumer dans beaucoup d'endroits de ce royaume qui ne s'éteignent que faute d'un chef assez signifié pour se mettre à la tête des malintentionnés. Disposition dangereuse qui pourrait avoir de très mauvaises suites. (...)»

Vauban passe en revue la situation dans les différents états de l'Europe : En particulier :

« Monsieut de Savoye pouvant être remis dans la pleine possession de ses Etats par l'échange des Electorals de Bavière et de Cologne, aurait tous les contentements qu'il peut raisonnablement espérer du succès d'une guerre où il s'est embarqué de mauvaise foy par pure animosité contre nous et contre ses véritables intérêts.(3)

(...) Après cela je n'ai plus rien à dire, si ce n'est qu'il nous serait d'une grande conséquence d'adjoindre la Savoye et le Comté de Nice à la France en procurant quelque équivalent à Mr de Savoye au delà des Monts soit du Montferrât si Mr de Mantoue mourait sans enfants, ou en démembrement de partie du Duché de Milan. Le Roy a des prétentions bien fondées sur la Baronnie de Faucigny et sur le Comté d'Ast qu'on pourrait faire valoir pour la Comté de Nice. On sait que c'est un engagement fait au Comte Vert de Savoye par une Reine de Naples qui fut donné pour un morceau de pain, c'est-à-dire pour très peu de chose, auquel le Roy peut revenir quand il lui plaira, à la vérité, le revenu n'en est pas considérable et peut à peine suffire à payer les charges, mais cette pièce en deçà des Monts nous ferait un pré carré d'une convenance très utile à cause de la Province du Dauphiné. (...)

La France a des bornes naturelles au-delà desquelles il semble que le bon sens ne permette pas de porter ses pensées. »

Évidemment, les raisons qui amènent Vauban à suggérer que la Savoie et Nice fassent partie du Royaume de France ne sont pas les mêmes que celles qui prévaudront en 1860. Par exemple, il ne se préoccupe pas de l'avis des populations. C'est qu'à l'époque, ce sont les princes qui règlent ces questions.

Pour lui, la France a des limites naturelles qui correspondent à celles de l'ancienne Gaule. « Toutes les ambitions de la France doivent se renfermer entre les sommets des Alpes et des Pyrénées, des Suisses et des deux mers ». Qui plus est, ces limites sont faciles à défendre, car, en vieux militaire, il pense toujours à la sécurité du Royaume. Il lance donc cette idée d'une Savoie française, une idée qui va lentement mûrir et s'épanouir 150 ans plus tard.

Dans deux ans, la Savoie va fêter le 150e anniversaire de l'Annexion. Il serait souhaitable qu'on se souvienne alors des paroles prémonitoires de Vauban.

Notes

1) Projet pour le siège de Turin, adressé à La Feuillade (1706)
2) Service historique de la Défense (Vincennes) Réf. 1 M 1828
3) Rappelons que Victor-Amédée II, lié à la couronne de France par son épouse Anne d'Orléans, au début de son règne, se rangea aux côtés de notre pays. Il invita même Vauban à inspecter les places fortes du Duché de Savoie (y compris Montmélian) et à le conseiller, pendant plusieurs semaines, en septembre 1670. Mais en 1690, brutal renversement : le Duc de Savoie rejoint la Ligue d'Augsbourg.

André DUPOUY

{backbutton}