Les rapatriés d’Afrique du Nord en Savoie : 1956 - ? (2/2)

L’indispensable : aider et réinsérer

Soutenir financièrement les rapatriés

Vers la fin des années 1950, peu après les indépendances marocaine et tunisienne, des aides sont instituées en faveur du secteur privé. Aucun problème ne se pose réellement pour les salariés du public reclassés au sein des administrations de la métropole. Ces mesures timides consistent essentiellement à fournir des prêts, dont l’obtention est souvent compliquée. Mais rien n’est fait pour que les réfugiés puissent bénéficier des mêmes conditions sociales concernant la retraite, le chômage et l’assurance maladie. En faveur des plus démunis, les frais de retour et quelques aides d’urgence complètent ce dispositif. La crise de Bizerte (1961), déjà évoquée précédemment, oblige les autorités à changer leur mode opératoire. Le drame qui se joue alors en Tunisie impose des changements vu que de très nombreuses personnes arrivent dénuées de tout, n’ayant pu anticiper leur départ. Une loi cadre, votée en décembre 1961, à laquelle s’ajoute une série de décrets, pose les bases de l’aide aux réfugiés. Elle prévoit : le droit au remboursement des frais de transport sur présentation de titres ; des indemnités forfaitaires de déménagement ; une allocation de départ ; un hébergement de secours jusqu’à 8 jours ; une allocation mensuelle de subsistance à caractère alimentaire valable un an, jusqu’au moment où un emploi est trouvé ; une prime de reconversion si la personne n’était pas salarié et accepte de se reconvertir au salariat ; l’accès aux droits liés à la sécurité sociale et aux allocations familiales ; diverses aides pour l’intégration économique ; le droit aux multiples prêts mis en place. Enfin, des aides spécifiques pour les situations les plus catastrophiques sont également créées sur la base d’enquêtes sociales pour les moins de 55 ans et des secours d’extrême urgence sont développés pour les personnes les plus âgées. Mais la minimisation de la situation en Algérie, par les autorités françaises, fait que ces mesures prévues par la loi ne seront instaurées qu’à partir de mars 1962. Le gouvernement refuse de voir le retour massif des Français d’Algérie et d’officialiser leur rapatriement, alors, il refuse de mener une politique d’intégration majeure, et ne prend que tardivement les mesures nécessaires.

Toutes ces décisions représentent une activité conséquente pour les administrations locales, notamment lors des premiers mois. L’ensemble de la comptabilité et du suivi administratif reste une source austère, qui néanmoins, témoigne d’une certaine réalité. S’installer, puis s’intégrer, nécessite des efforts personnels mais également une aide adaptée et financière. Les premiers versements sont ceux liés au voyage : les prestations de retour. En décembre 1962, quelques 984 remboursements de frais de transport seront effectués et 878 indemnités forfaitaires de déménagement versées dans le département savoyard. Viennent ensuite divers secours sociaux et différentes prestations de subsistance.
D’autres aides bien particulières peuvent être accordées. A la consultation de quelques dossiers traités tardivement entre 1967 et 1969 il apparaît que des indemnités de dédommagement pour dégâts matériels sont versées. Il s’agit de prendre en compte une détérioration matérielle due à la guerre. De même, quelques années plus tôt, en 1963-1964, six dossiers sont déposés pour obtenir des prestations pour les victimes d’attentats terroristes perpétrés en Algérie.
En Savoie, les services administratifs se donnent pour mission de distribuer les aides mais également de contrôler leur obtention. Des contentieux apparaissent lorsque l’époux et l’épouse ont touché des aides alors qu’elles sont attribuées par famille et non par adulte. Cela ne relève pas forcément d’un abus volontaire. Beaucoup de familles ne sont pas rentrées en même temps depuis d’Algérie. Accentuons notre argumentation en rappelant que certaines d’entre-elles changent plusieurs fois de département et pensent pouvoir retoucher certaines aides. De plus, la complexité de leur obtention entraine de grosses incompréhensions. Sans oublier que l’administration croule sous les circulaires ministérielles qui détaillent les différents règlements. Par contre, pour quelques rapatriés, cette situation peut représenter une manne financière. Ainsi, cinq personnes seront arrêtées et écrouées pour escroquerie à Chambéry, elles sont soupçonnées d’avoir touché des aides dans plusieurs départements. La fraude est également perpétrée par quelques Savoyards profitant des prêts attribués pour la réhabilitation de logement destinés à être loués en faveur des rapatriés. Une fois l’argent perçu et les travaux effectués, ces propriétaires ne louent pas ou préfèrent se diriger vers une clientèle touristique. Toutefois, la fraude reste très minoritaire et n’est en aucun cas représentative de l’état d’esprit général. Si notre observation peut être tenue comme globalement significative de la situation, indiquons qu’une petite trentaine de dossiers ont pu être repérés au sein des archives.

En dernier chef il se pose un autre problème, celui des indemnisations des biens outre-mer . C’est l’enjeu majeur des années 1970-1980 pour la population rapatriée. Suivront les problèmes des dettes contractées outre-mer, puis celles contractées pour s’installer en métropole. La problématique de l’indemnisation passe vraiment comme un élément cristallisant toutes les énergies autour de la question des rapatriés, gérée, là encore, par petites touches avec des lois souvent incomplètes et jugées imparfaites par les concernés. Ce point litigieux n’est définitivement réglé qu’en 1988 sous le ministère de Jacques Chirac et les derniers versements ne seront effectués qu’en 1998. Il faut compter 25 ans pour régler le problème. En Savoie, suite à la promulgation de la loi de 1971 concernant les indemnisations, une commission est créée pour organiser la constitution des dossiers. Elle regroupe les représentants de l’Etat et ceux des organisations de rapatriés, auxquels s’ajoutent deux Français musulmans, désormais intégrés aux discussions. Elle se réunit tous les ans afin de suivre les quelques 676 dossiers enregistrés parmi les 684 déposés. Ces documents administratifs concernent forcément une très grande majorité de Français provenant d’Algérie, comme l’indique le graphique présenté ci-après. Le second point à souligner est la lenteur du traitement des dossiers : alors que la très grande majorité d’entre eux sont déposés à la fin de l’année 1971 et dans le courant de l’année 1972, 52 restent encore en attente à la fin de l’année 1979.

Le cas particulier des personnes âgées

Les personnes les plus âgées sont très certainement les plus touchées par les évènements et les difficultés multiples qui en découlent, pour elles la situation est la plus pénible, et cela pour plusieurs raisons. Le déracinement est difficile à vivre, l’adaptation dans un nouveau territoire est bien souvent plus facile pour de jeunes personnes. Et parce qu’économiquement elles sont souvent en grande difficulté, ne pouvant se réinsérer dans un tissu professionnel. C’est ainsi qu’en 1967, l’ensemble des dossiers (153 au total) déposés en Savoie, en vue de l’obtention d’une indemnité particulière pour personne âgée ou invalide, sont tous acceptés. Trois années plus tôt, en septembre 1964, quelques 259 personnes perçoivent l’allocation destinée aux rapatriés âgés de plus de 65 ans.
Il est possible de bénéficier d’une allocation dès 60 ans si le rapatrié était salarié avant le retour. Les plus de 55 ans trouvent très difficilement un emploi, et pour les autres, la retraite est compliquée à faire valoir. En Algérie, la retraite est fixée à 60 ans alors qu’elle s’obtient à 65 ans en France métropolitaine. Sans oublier l’absence de sécurité sociale au sein des protectorats. Il subsiste donc un décalage énorme entre ces systèmes et il faut attendre décembre 1963 puis novembre 1964 pour que les retraités soient intégrés au régime métropolitain. On institue encore une allocation viagère pour ceux qui restent dans l’incapacité de percevoir leur retraite. En conséquence plusieurs demandes de rachat de cotisations d’assurance vieillesse sont déposées auprès des services concernés en Savoie dès 1964 :on comptabilise 64 demandes formulées jusqu’en février 1967. Une « subvention » est versée, c’est à dire un crédit destiné au rachat des cotisations d’assurance vieillesse par les rapatriés. D’autres lois, une de 1972 et une e autre de 1985, complètent les dispositifs mis en place, tout particulièrement favorables aux retraités des deux protectorats. Encore une fois, nous pouvons constater l’impréparation des autorités et avec quelle lenteur les problèmes posés sont réglés. D’ailleurs, des personnes âgées ne se retrouvent pas pour autant débarrassées de leur précarité. En 1973, les secours sociaux, essentiellement ventilés pour les plus de 60 ans et versés de façon mensuelle au grès des besoins, visent encore près de soixante-dix personnes au plus fort de l’hiver. C’est bien évidemment pendant cette période critique de l’année que le plus grand nombre de versements est effectué, avec près de 50 000 francs répartis entre les nécessiteux. En 1981, ces secours concernent encore une vingtaine de personnes.
Les autorités envisagent parfois des solutions étonnantes, comme cette opération « Retraite au soleil » lancée en 1964. Elle consiste à proposer aux rapatriés inactifs de s’installer dans le sud, au sein de localités de moins de 10 000 habitants. Pour l’Etat il s’agit de désengorger les grandes métropoles densément peuplées de rapatriés. L’objectif est également de proposer aux rapatriés âgés la possibilité de retrouver un climat ensoleillé comme celui qui leur était familier en Afrique. A l’évidence de nombreux rapatriés, particulièrement des personnes âgées, ont souffert des premiers hivers passés en Savoie : 54 demandes formulées pour le département. Au plan national, cette opération s’est avérée un échec, difficile à comparé avec la situation locale, faute de données existantes.

La question de la réinsertion professionnelle

rans24Pour les premiers arrivés, c'est-à-dire avant 1962, nous notons guère de tracas de la part des rapatriés pour s’intégrer dans le tissu économique. En Savoie, toutes les personnes rentrées avant mars 1962 sont reclassées professionnellement à la fin de cette même année. D’ailleurs, la France est en plein boom économique, et pour palier à ses besoins elle doit faire appel à une main d’œuvre étrangère, souvent elle-même issue d’Afrique du Nord. Ainsi, tous les ans, quelques 130 000 travailleurs immigrés arrivent en France durant cette période. Au regard de cette situation, les rapatriés ne devraient pas poser de problème d’intégration économique, mais des premiers signaux négatifs auraient dû alerter les autorités. Si des catégories professionnelles posent peu de problèmes (le retour des fonctionnaires est géré jusque là facilement), en revanche, dans le secteur privé, les qualifications des rapatriés ne correspondent pas souvent au secteur pourvoyeur d’emplois en métropole. Quant à la question agricole, elle s’annonce déjà ombrageuse : plusieurs facteurs freinent cette intégration, rendue encore plus difficile pour d’autres raisons. On retiendra premièrement, la grande difficulté, voire l’impossibilité, de reclasser les rapatriés non salariés dans une activité indépendante en France métropolitaine ; deuxièmement, le manque de connexion entre les compétences et les besoins ; enfin, la très grande disparité entre les régions d’installation et les régions qui recrutent le plus. Cette distorsion entre la demande et l’offre d’emploi (tertiaire / secondaire) se double donc d’une distorsion géographique (forte demande dans le Sud et peu d’offre / contrairement au Nord). Le gouvernement prend quelques mesures pour inverser ces disparités en mettant notamment en place des primes d’installation géographique. A l’échelle locale, cette situation préoccupe rapidement le maire de Chambéry, qui écrit à la fin du mois d’août 1962 au secrétaire d’Etat aux Rapatriés qu’ « en ce qui concerne les possibilités d’emplois […], la zone prévue à cet effet ne fait que s’organiser et les offres d’emplois ne seront pas sensibles avant deux ou trois années. Le reclassement des rapatriés d’Algérie apparaît ainsi très aléatoire et ceci d’autant plus que Chambéry n’arrive déjà pas à résorber l’afflux des populations montagnardes qui viennent chercher, dans notre cité, des conditions de vie moins rudes. Et si regrettable que cela puisse paraître il est probable que les employeurs chambériens donneront leur préférence à la main d’œuvre locale ».
Très vite, en juillet 1962, le bureau de reclassement auprès du secrétariat d’Etat aux Rapatriés, établit un tableau de synthèse des possibilités offertes par les départements, complété en décembre par les autorités locales. En Savoie, concernant l’industrie, on souhaite l’installation d’entreprises de confection, d’appareillages électriques, de construction électrique, de petite mécanique, de conserverie et confiturerie, de salaison et conserves de viande On a pour perspective d’employer une main d’œuvre féminine très peu présente encore en Savoie et de donner à ces structures une vocation alpine. Une dernière précision rappelle combien il est à éviter toute l’implantation d’exploitant agricole dans cette région. Pour le commerce l’installation est plutôt déconseillée bien qu’il existe des possibilités dans le négoce de fruits et légumes et dans l’hôtellerie (celle-ci étant liée aux projets des équipements pour les sports d’hiver). Quelques implantations d’artisans dans sont envisagées dans plusieurs secteurs technologiques : métaux, mécanique, plomberie et électricité. En revanche, très peu de possibilités sont notées dans le cadre des professions libérales, en dehors des médecins et vétérinaires en Maurienne. Le département en difficulté face au logement, la construction semble pourvoyeuse de richesse. Ce tableau brosse un contraste saisissant de cette situation avec le type de métiers exercés par les rapatriés à leur arrivée en métropole, comme le montre le graphique ci-contre.

Deux informations à souligner : premièrement, cette main d’œuvre appartient au secteur tertiaire pour plus de 50% alors qu’il ne regroupe que 15% des emplois en France, sans qu’il y ait de correspondance entre offre et demande, comme cela a été évoqué plus haut ; deuxièmement, 22% de cette population salariée est âgée de plus de 55 ans à l’échelle nationale (c’est un peu plus de 40% d’entre eux qui ont plus de 50 ans en Savoie). A l’âge avancée de cette population, facteur qui rend l’insertion professionnelle plus difficile, se conjugue le manque de qualification et de diplôme. Le bilan fait éclater un grand décalage entre les possibilités des rapatriés et les besoins de la métropole. Effectivement, l’économie coloniale n’a aucune correspondance avec celle de la France. Localement, cette répartition ne se synchronise pas avec la situation professionnelle du département. Au recensement de 1968, la population active en Savoie est ainsi répartie : « agriculteurs » 16,1%, « artisans, commerçants, chefs d’entreprise » 11%, « cadres et professions intellectuelles supérieures » 4,2%, « professions intermédiaires » 11,6%, « employés » 19,8%, « ouvriers » 37,3%.
rans25Le 6 décembre 1962 le ministre des Rapatriés lance une série de mesures visant à une meilleure intégration économique : mettre les emplois disponibles à la portée des rapatriés et faciliter l’accès au logement des rapatriés ayant trouvé un emploi. Cette fin d’année 1962 permet également de faire quelques bilans quant aux mesures existantes et tout particulièrement celle du capital de reconversion. Il est créé pour inciter les non-salariés
(commerçants, petits-patrons,…) à se réorienter car il existe une saturation dans leurs branches. Entre mars 1962 et janvier 1963 les 119 demandes de réinstallations effectuées en Savoie concernent 13 agriculteurs, 3 boulangers, 4 coiffeurs, 50 commerçants, 16 professions libérales, 5 maçons, et 6 comptables. Ce capital de reconversion se complète par des prêts et autres subventions pour le reclassement. Toutefois, les services développent une grosse activité pour des résultats parfois faible. A la fin de l’année 1962, au plan national, sur les 250 000 chefs de familles qui ont constitué un dossier (hors fonctionnaires), 65 000 recherches encore un travail, ce qui porte à 80 000 le nombre de rapatriés demandeurs d’emploi. Ainsi, au début de l’année 1963, au mois de mars précisément, la situation du chômage au sein de la population rapatriée en Savoie est encore mauvaise avec 29% de demandeurs. Mais comparativement aux autres départements de la 8° région chargée de la gestion des rapatriés ce taux est à relativiser, car la moyenne des demandeurs d’emploi au sein de la population rapatriée dans ces départements est de 34% avec des piques à 55% comme le montre le graphique ci-contre.

la fin du problème de l’emploi

rans26Globalement, à la fin de l’été 1963, le problème de l’emploi est résolu. Un rapport du préfet de Savoie de juin 1963 va dans ce sens puisqu’il précise que sur un total de 1000 demandeurs d’emploi déjà 700 ont retrouvé une activité. En outre, il rappelle que pour les plus de 50 ans la situation est difficile car ils sont régulièrement refusés à l’embauche, tout en notant que seul un tout petit nombre de personnes ne fait aucun effort pour trouver un travail. Dans sa conclusion, le préfet explique combien la capacité d’absorbation a atteint ses limites et qu’il ne faudrait plus accueillir de famille. Alors qu’en avril 1963, 304 rapatriés demandeurs d’emplois perçoivent l’allocation de subsistance et 356 autres sont inscrits à la main d’œuvre départementale, ils ne sont respectivement plus que 111 et 176 en août de la même année. C’est le résultat d’une situation économique nationale très favorable et mêlée à une politique volontariste : en 1963, ce sont quelques 1 659 338,54 francs et 1 316 399,46 francs en 1964 qui sont versés en Savoie au titre des subventions d’installation et du capital de reconversion.
Au cours du mois d’avril 1963 les autorités lancent une série de nouvelles mesures. Citons d’abord une réunion concernant la situation de l’emploi des rapatriés dans le bassin chambérien organisée à Chambéry. Le maire la préside, ayant à ses côtés des représentants de l’administration et du secteur économique, le président de l’Association des Rapatriés d’Afrique du Nord, qui participent aux décisions. Pierre Dumas est satisfait « le plus grand nombre de Pieds Noirs installés dans notre cité, dans les communes avoisinantes ont trouvé une tâche apte à les intégrer définitivement… ». Par contre « un certain nombre de nos concitoyens, rapatriés d’Algérie n’ont pas encore, à ce jour, trouvé un emploi… », ils peuvent « bénéficier de contrats-types de réadaptation professionnelle, laissant pendant un certain laps de temps, à la charge de l’Etat une partie du salaire et des charges sociales ». Toutefois « certains chefs d’entreprises ont fait remarquer que l’emploi était souvent lié au problème de logement ». Au cours du même mois, un comité consultatif départemental de reclassement des rapatries demandeurs d’emploi, installé par le préfet, se réunit parallèlement les représentants de l’Etat au niveau départemental et communal ainsi que ceux du secteur économique. La constitution de ce comité correspond à la grosse opération du printemps 1963, lancée à l’échelle nationale pour donner la priorité aux rapatriés dans la politique de l’emploi. Elle s’intitule simplement « priorité à l’emploi ». Les autorités souhaitent encore mettre en lien emplois et travailleurs, centraliser les offres et les bloquer pendant un temps afin de les proposer aux rapatriés (service de la main d’œuvre). Dans le but de leur faciliter leur démarche d’emploi, les autorités délivrent aux rapatriés des bons de transport. Un rapport est effectué chaque semaine pour préciser le nombre d’emplois proposés spécifiquement aux rapatriés. Plus d’une centaine ont été reclassés par le service de la main d’œuvre durant cette période d’avril à août 1963. Durant cette période, des tableaux listent les emplois disponibles et les demandes des rapatriés pour tenter de les faire correspondre. Les agriculteurs sont systématiquement découragés à se réinstaller. D’ailleurs, aucun prêt pour une réinstallation agricole n’est accordé en Savoie. Néanmoins, l’arrivée régulière de rapatriés laisse les autorités en devoir de poursuivre les efforts. En 1964, on retrouve encore 83 rapatriés sur les listes professionnelles et une petite quarantaine de prêts de réinstallation sont attribués au cours de l’année 1966. La venue de la population rapatriée n’a donc pas d’impact sur le chômage : au début de l’année 1962 le nombre de chômeurs dans le département varie de 500 à 700 et en mars 1964, seuls, 573 demandeurs d’emplois sont recensés dont 68 rapatriés.
rans27C’est aussi grâce aux efforts individuels des rapatriés que l’intégration professionnelle est une réussite. Entre avril et août 1963, plus de 700 rapatriés ont trouvé un emploi par leurs propres moyens. Au regard du graphique ci-dessous, présentant les métiers des rapatriés demandeurs d’emploi (256 dans l’arrondissement de Chambéry, 30 dans celui d’Albertville et 18 dans celui de Saint-Jean-de-Maurienne), ceux ayant entrepris une formation professionnelle accélérée, ceux ayant acceptés des contrats entérinant une perte du niveau de niveau de vie et ceux s’étant reconvertis vers le salariat, apparaissent comme très nombreux. C’est une forme de déclassement pour eux. De plus, les salaires paraissent plus bas en France et les normes de productivités se montrent plus élevées. La perte de salaire engendre une perte de niveau de vie et parfois même de niveau social.

A la lecture de ces deux graphiques, plusieurs constats s’imposent. Ils confirment que pour retrouver un travail, les rapatriés se sont adaptés au marché du travail en mutant vers le salariat et en abandonnant les petits métiers indépendants et les emplois de bureaux. C’est donc une évolution vers les activités du secteur secondaire et la découverte de travaux techniques (professions intermédiaires). Le dernier graphique confirme également le fait que la Savoie n’est pas une terre de reprise d’exploitation agricole.

Le retour des fonctionnaires est bien plus simple pour les autorités, bien que très nombreux, ils sont reversés dans les services et représentent dans le département 17 agents des collectivités locales, 17 fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des Affaires algériennes, 28 membres de l’Education nationale, 22 agents des services de la santé publique et de la population, 1 seul au sein du ministère du travail comme pour ceux de la Justice et de la Trésorerie générale : soit 88 fonctionnaires d’Etat intégrés en Savoie au cours de la période, auxquels il faut ajouter les employés municipaux.

L’insertion dans le corps métropolitain

Représentativité et poids politique

Le gouvernement supprime le ministère des Rapatriés en 1964 et cela pour deux raisons. Premièrement, c’est une manière de montrer que l’intégration de ces Français d’outre-mer est une réussite puisqu’elle ne nécessite plus de lui accorder un ministère à part entière. Deuxièmement, cela permet aux autorités de faire disparaitre une institution étatique qui aurait pu devenir un outil de revendication pour cette communauté. Toutefois, le gouvernement oublie que l’intégration réussie dans le tissu économique n’est pas forcément synonyme d’intégration sociale. De plus, de nombreux problèmes ne sont pas résolus, et la question « pied-noir » va ressurgir régulièrement bien après la disparition du ministère consacré aux rapatriés. Ces derniers vont donc s’organiser et se structurer via des associations qui, dans un premier temps, servent de caisses de résonnance pour faire valoir leurs revendications. Ces groupes ont donc tout d’abord des objectifs politiques, et ce n’est qu’une fois les principales récriminations disparues, qu’elles deviendront rapidement des lieux de sociabilité .
Une association des Français Rapatriés du Maroc et de Tunisie se structure à Chambéry constituant alors une section de Savoie sous la présidence du colonel Pochard, le 4 mai 1958. Son objectif est d’aider matériellement et moralement les nouveaux réfugiés des protectorats ( ene centaine de cotisants comptabilisés). Seulement, après quelques années d’existence, cette première association se dissout pour adhérer à la Fédération Nationale des Français d’Algérie et d’Afrique du Nord en novembre 1962. C’est à cette même date que cette dernière est constituée à Chambéry, Roger Toche en étant le président. Elle compte près de 250 adhérents. Une section à Albertville et à Aix sont rapidement créées. Deux autres associations importantes au niveau national : l’Association Nationale des Français d’Afrique du Nord et d’Outre-Mer et leurs Amis ainsi que le Rassemblement Nationale des Rapatriés d’Afrique du Nord et leurs Amis, qui ne semblent pas réellement implantées en Savoie, du moins les premières années. Malheureusement, bien peu d’informations nous parviennent de ces organisations et de leur activité. Au premier temps de leur existence, il est possible de noter, par exemple, des demandes de subvention de la part de la Fédération Nationale des Français d’Algérie et d’Afrique du Nord pour le noël de 1963 et 1964, mais aucune position politique exprimée n’est visible au sein des sources disponibles. Cette association participe également à l’élaboration du projet des préfabriqués dits « sous la gare » à Aix.
A partir des années 1970, se dégage une vision plus claire de la situation. Une répartition des membres dans les associations peut être établie : le Front National des Rapatriés (R. Toche président) compte 540 membres alors que l’Association Nationale des Français d’Afrique du Nord d’Outre-Mer et de leurs Amis en dénombre beaucoup moins avec 130 adhérents. A côté de ces deux structures, quelques cotisants, très peu nombreux (4), adhèrent à la Maison des Agriculteurs français d’Algérie ou à l’Association de Coopération et de Liaison France-Afrique. Le poids respectif de ces associations leur permet notamment d’obtenir des délégués au sein des commissions paritaires pour l’indemnisation des Français rapatriés. Elles semblent également jouer un rôle plus revendicatif : pour exemple, le 10 juin 1970, les 150 adhérents de la Fédération Nationale des Rapatriés, présents à la salle Grenette de Chambéry, votent à l’unanimité leur désaccord avec le projet de loi soumis par le gouvernement au sujet de l’indemnisation des biens d’outre-mer.

Au niveau national, les rapatriés ne transforment pas le paysage politique. Plutôt hostiles au pouvoir gaulliste, ils restent surtout un puissant groupe de pression sans pour autant faire et défaire le jeu politique. Par contre, localement, ils peuvent apparaître comme une ressource importante pour les élus qui comprennent vite l’intérêt qu’ils peuvent avoir à s’approcher de cet électorat. Cette conjoncture se vérifiait là où les rapatriés sont nombreux proportionnellement au reste de la population, ce qui n’est nullement le cas de la Savoie en comparaison notamment avec les départements du sud.
A la lecture des listes électorales et de leur évolution dans les principales communes du département qui accueillent des rapatriés, il est bien difficile d’en tirer des informations précises et des conclusions quant au poids politique éventuel de ces derniers. Ils ne sont pas assez nombreux pour faire et défaire une élection, et encore, faudrait-il un vote collectif. Cela reviendrait à nier la diversité d’opinion au sein de cet électorat. Ils ne sont donc pas courtisés en Savoie. Et cet état transparait à la lecture des professions de foi. Que ça soit aux élections municipales, cantonales ou législatives, les rapatriés ne sont que rarement mentionnés. Dans les agglomérations importantes comme Aix et Chambéry ils se retrouvent noyés dans la masse des électeurs, d’autant plus rapidement, que ces communes connaissent une pleine croissance démographique. Reste le cas de La Rochette, une cité de dimension moyenne, alors que les rapatriés s’y trouvent nombreux. Ainsi, au regard de la liste électorale de 1965, en prenant compte les lieux de naissance des personnes (ce qui exclut d’éventuels rapatriés nés en métropole), il apparait que sur 1 050 inscrits, 104 sont identifiables comme venant d’Afrique du Nord. Ce chiffre peut être légèrement valorisé car il existe des tableaux de rectification établis au cours de l’année. Dans tous les cas, cela amène à près de 10% de l’électorat la population « Pied Noir » de la commune de La Rochette. Ils ne sont pas mentionnés dans les professions de foi. La lecture de la presse locale ne semble pas non plus indiquer que cet électorat soit courtisé en tant que tel par les élus locaux. Si l’évaluation du poids politique de la population rapatriée en Savoie reste difficile, il est toutefois possible d’affirmer qu’elle ne joue pas un rôle majeur dans les élections et ne se distingue pas comme une force politique à part entière.

Un plus pour l’économie savoyarde ?

rans28Pour certaines régions, l’arrivée des rapatriés est perçue comme une chance pour relancer ou dynamiser l’économie. En Savoie, leur nombre restreint ne permet pas d’en tirer une conclusion aussi forte, néanmoins, sous bien des aspects on les considère comme un atout pour l’économie locale. Les multiples aides, subventions et autres prêts représentent une somme d’argent, très largement dépensée et investie directement dans le département. A cela, s’ajoute les apports personnels, des fonds propres pouvant être importants pour quelques familles. De plus, les premiers achats, effectués en tant que biens de consommation, sont réalisés sur le territoire savoyard. Cette réalité constatée par les autorités et publiée dans les rapports mensuels analysant la situation économique du département. Dès septembre 1962, il se trouve avéré que la bonne situation relevée dans le secteur de l’hôtellerie et l’embellie concernant la consommation alimentaire, est la conséquence, entre autres, de la présence de personnes repliées d’Algérie. Il est également reconnu que l’augmentation des ventes de produits manufacturés est due aux achats de ces mêmes personnes. Cette situation réjouissante ressort jusque dans le le rapport de mai 1963. Pour les commerces locaux, la présence des rapatriés est donc une aubaine. Ils représentent autant une capacité d’investissement importante : on les voit investir dans la constitution de petites affaires ou encore placer leurs capitaux dans des hôtels de la station de Courchevel, alors en pleine expansion, voire dans la cité thermale d’Aix-les-Bains.
L’arrivée des rapatriés est encore un atout pour la dynamique économique du département car cette population fournira largement des efforts personnels importants pour intégrer le tissu professionnel, et nombreux sont ceux qui voudront « prendre une revanche » en somme réussir cette « deuxième vie ». Les entreprises locales peuvent s’appuyer sur cette nouvelle main d’œuvre. Par exemple, les cartonneries de La Rochette en pleine expansion, emploient en 1963 quelques 1000 personnes, dont un nombre important de rapatriés.
rans29Cette nécessité de s’intégrer accompagne également des évolutions de mœurs. La recherche de salaires pousse les femmes « rapatriées » à intégrer le marché du travail. En Savoie, le taux de femmes mariées qui travaillent à leur arrivée est d’un peu plus de 10% (13,3% sur l’échantillon traité). En 1972, ce même taux s’avère beaucoup plus élevé puisqu’il atteint près de 40% (39% sur l’échantillon traité). Il faut minorer un peu ce dernier chiffre car, contrairement aux dossiers traités au moment de l’arrivée, on trouve dans l’échantillon de 1972, les fonctionnaires dont les épouses travaillent plus souvent que celles dont le mari exerce dans le secteur privé. De plus, en 1972, les épouses ne sont pas forcément des rapatriés, mais des métropolitaines ayant épousé un rapatrié, en sachant que le taux de travail dans la gente féminine est plus élevé en métropole. Au niveau national, le taux d’activité féminine est de 35% en 1968 au sein de la population française et de 28% pour la population rapatriée spécifiquement, alors qu’il n’était pour cette dernière que de 20% en 1954. Néanmoins, malgré ces limites et la nécessaire prise en considération de l’évolution sociale globale, c'est à dire l’accès des femmes au marché du travail dans les années 1960, ce changement dénote tout de même bien a quel point le département bénéficie de la dynamique de cette population.

La situation des rapatriés en Savoie, dix ans après leur arrivée paraît convenable. Au regard de ces deux graphiques, nombreux sont ceux qui ont réussi à s’extraire de la situation difficile dans laquelle ils se trouvaient à leur arrivée. Ils ne sont plus qu’un peu plus de 3% à bénéficier de l’aide social en 1972. De plus, en comparaison avec la situation de leur compatriote français, il semble que leur situation soit plus confortable. Si ce dernier graphique illustre bien une forme de réussite pour la population rapatriée il faut néanmoins le nuancer. D’abord, la comparaison est établie avec l’ensemble de la population française et pas uniquement la population savoyarde. Il faudrait même formuler une confrontation avec les revenus des habitants des grandes agglomérations savoyardes pour avoir une plus juste analyse. De plus, les chiffres connus et désignant les revenus des rapatriés le sont à partir des dossiers déposés pour l’indemnisation des biens perdus en Algérie. Si les personnes concernées abondent, cela ne concerne pas l’ensemble des rapatriés, les plus démunis au moment du départ d’Algérie en sont exclus. Cette statistique ne repose au final que sur 217 dossiers disponibles dans les archives et déposés entre la fin de l’année 1971 et celle de l’année 1972.

Une intégration réussie ?

Une question ô combien importante ! Dès l’époque les autorités ont eu conscience que bien intégrés les rapatriés pouvaient devenir une chance pour la France sinon un problème politique. Un premier regard, parfois négatif, a pu être jeté sur cette population. La peur de l’autre et de l’étranger a pu se manifester se manifester à leur égard. Ces nouveaux arrivés réveillent aussi une crainte de la « concurrence », celle-ci stimulant alors une réaction de replis. Le journal La Savoie, évoque ce replis dans un article intitulé Rapatriés d’Algérie et paysans Métropolitains, (10 mars 1962) : « Beaucoup de paysans métropolitains redoutent en particulier un afflux d’agriculteurs, arrivant d’Afrique du Nord, comme des concurrents et des accapareurs de terres. Les rapatriements du Maroc et de Tunisie les ont sensibilisés sur ce point. Le règlement de l’affaire algérienne leur fait craindre un envahissement qui risquerait d’ébranler les structures agricoles actuelles ». A cela s’ajoute une vision imprégnée parfois de jalousie. Au regard des prestations touchées, ils ont pu être perçu comme des profiteurs. D’ailleurs, l’Etat lui-même encourage les préfectures à mener des enquêtes rigoureuses, d’où une forme de suspicion qui se au sein même des structures d’accueil : les enquêtes sociales sont menées avec minutie.
Soulignons qu’il est bien difficile d’offrir une réflexion sur la perception des uns et des autres, les sentiments ou les ressentiments étant bien malaisés à jauger par le contemporain et encore plus par l’historien. Néanmoins, ce sont bien deux mondes qui se rencontrent et cela ne peut se passer dans l’indifférence.

rans30La crainte que cette population n’importe le conflit algérien en Savoie est forcément ressentie par une part des savoyards, ce qui tient davantage à l’ordre du fantasme que de la réalité, comme le démontre un rapport sur l’état d’esprit des rapatriés en Savoie du 31 août 1962. Tout en reconnaissant la situation satisfaisante, il explique que la plupart d’entre eux (les rapatriés) font fassent à des difficultés d’adaptation et qu’ils développent, dans l’ensemble, une hostilité à l’égard des menées gouvernementales du général De Gaulle bien que l’on note aucune manifestation à caractère politique. Assurément, la population rapatriée est plus préoccupée par ses difficultés matérielles que le combat politique. Celui-ci bien secondaire pour l’immense majorité. De même, les inquiétudes quant à d’éventuels affrontements entre harkis et membres du F.L.N sont dissipées par leurs absences. Toutefois, aucun cas n’est à noter dans la région savoyarde. La seule affaire qui attire l’attention localement se déroule du côté haut-savoyard, à Faverges : un harkis est passé à tabac par des membres du F.L.N en janvier 1962. D’autres inquiétudes liées à l’O.A.S ont également pu exister au sein de la population savoyarde, mais, là encore, l’action de l’organisation en Savoie est quasiment inexistante. Les autorités compétentes surveillent les membres de certains groupes comme ceux du Mouvement Populaire du 13 mai et autres petites structures proches de l’extrême droite. Les seules actions relevées : la distribution nocturne dans des boites aux lettres à Saint-Jean-de-Maurienne et à Chambéry du journal de l’O.A.S. Toujours à Chambéry, les renseignements généraux observent la veuve, d’un leader de l’O.A.S exécuté en Algérie, qui sert d’intermédiaire pour passer des lettres. Un homme recherché et condamné par la Cour de Sureté de l’Etat, pour « participation à bande armée, destruction d’édifice par substances explosives », est arrêté, en mai 1964 à Chambéry. Ceci étant dit, les rapatriés sont donc extrêmement peu impliqués, seuls trois d’entre eux sont sous surveillance et assignés à faire signer leur carnet à la police. Très clairement, les rapatriés n’importent pas le conflit dans le département savoyard et il n’existe aucune démonstration de force des partisans de l’Algérie française. Un fait confirme notre argument : bien que, selon la police, quelques 120 personnes le 2 mars 1964 à Notre-Dame à Chambéry dans laquelle est célébrée une messe en l’honneur de Jean-Marie Bastien-Thiry, officier de l’armée de l’air fusillé le 11 mars 1963 pour avoir organisé des attentats contre le général De Gaulle, on ne remarque aucun heurt. De plus, il n’est pas précisé la pourcentage d’éventuels rapatriés dans ce groupe de personnes.
Néanmoins, l’ambiance particulière de ce début des années 1960 est belle et bien présente. Si le préfet de Savoie peut noter qu’il n’y a aucun attentat dans le département en lien avec la question algérienne, il faut rappeler l’assassinat le 31 mars 1961 du maire d’Evian, Camille Blanc, pour avoir abrité les négociations entre les autorités algériennes et françaises, en vue d’un accord de paix. L’opposition à la guerre, dont le parti communiste est l’un des principaux moteurs, organise de nombreuses manifestations : comme celle du 8 décembre 1961 dirigée contre l’O.A.S rassemblant plus de 2 000 personnes. De multiples pétitions organisées, bien souvent, avec l’appui du corps enseignant et la création de comités dits de vigilance antifasciste ou républicain, complètent ce tableau. N’oublions pas les grèves, comme celle du 13 février 1962 dont les mots d’ordre s’orientent contre la guerre et l’O.A.S. En Savoie, l’activité la plus visible en place publique reste celle qui dénonce la guerre et lutte pour la paix et non l’inverse. De plus, le Conseil général de Savoie condamne officiellement l’O.A.S, le 14 avril 1962.
Les autorités s’alarment des interactions entre l’O.A.S et le F.L.N sur le territoire. Mais il ne se passe rien, les règlements de compte ayant lieu surtout entre Algériens. Une certaine violence existe effectivement dans les « milieux » algériens : règlement de compte, intimidation, raquette… Indiquons ici que les travailleurs nord africains entretiennent peu de contact avec la population locale .

Une forme d’indifférence domine plutôt au sein de la population locale, fatiguée de ce conflit et de ses conséquences, et ce, à l’image de la presse savoyarde, qui en dehors du Dauphiné Libéré, parle très peu du conflit algérien, et encore moins des rapatriés présents dans le département. Durant les mois cruciaux allant de mai à septembre 1962 La Renaissance Savoyarde et La Savoie ne publient aucun article sur l’arrivée des Français d’Algérie dans le département. Un seul article dans l’Essor Savoyard, le 10 août 1962 avec en titre en page intérieure « Qu’a-t-on fait pour les 3000 rapatriés qui vivent en Savoie dans des conditions précaires ? ». Si la Vie Nouvelle évoque plus régulièrement le conflit à l’échelle nationale, elle se contente de quelques rares articles pour commenter la situation locale. Même le décès d’une personne originaire d’Arvillard, en Savoie, dans un attentat terroriste à Alger le 10 mars 1962, ne fait qu’un petit encart dans la presse. Si le Dauphiné Libéré relate un peu la situation savoyarde, il n’investie clairement pas la question. Le seul article lors de ce fameux été 1962 qui parle concrètement de la réalité de la vie de ces rapatriés date du 4 juillet. Cet article accompagné de trois photos évoque les multiples difficultés rencontrées par une famille arrivée en mai 1962 et installée dans un hameau de Haute-Savoie. Il est surprenant que ce journal diffusé par secteur, ne prenne pas un cas plus locale et se contente sûrement de reprendre un texte fournit par son confrère de Haute-Savoie. Alors même que les diverses tragédies qui se jouent pour ces personnes ne manquent pas de fournir un contenu riche pour des articles de presse, et ce ne sont pas les exemples qui manquent dans le bassin chambérien.
« Annecy, 3 juillet. Depuis que la famille Hernandez habite Arzy, ce modeste hameau a doublé sa population et la commune de Sillingy compte 42 habitants de plus. C’est la famille Emmanuel Gimenez qui donna le signal de l’exode en mai 1961. Pourquoi Arzy ? Des parents habitaient Annecy quand l’heure du départ sonna et Madame Emmanuel Gimenez partit en « éclaireur ». Un mois durant elle battit la région d’Annecy en quête d’un logement. C’est à Arzy qu’elle le trouva. L’exode rural de ce hameau a rendu disponibles maints appartements dans nos compagnes où bien des toits et bien des planchers menacent de s’effondrer. Elle écrivit à son mari maçon de son état : tu peux venir. C’était le premier maillon de la famille Hernandez émigrée, car il y eut d’autres maillons (8 au total aujourd’hui) au fil des journées tragiques d’Oran.
Joachim Gimenez, son épouse et ses cinq enfants, rallièrent à leur tour Arzy où ils louèrent une maison. Puis les sœurs, les frères, les cousins prirent le chemin du hameau. Imités par les Vincent Cardona et leurs deux enfants, les Victor Garcia et leurs cinq enfants, les Antoine Garcia et leurs cinq enfants, les Theodore Garcia et leurs cinq enfants, les Artero et leurs trois enfants et l’aïeule Madame Joya.
Si le cercle de famille s’agrandissait, le nombre de pièce restait, hélas ! le même. Par l’adjonction de rideaux, les chambres se dédoublent parfois la nuit venue, mais le fait est là : trente-cinq personnes représentant sept familles mangent et dorment dans cinq pièces. Une simple division donne une moyenne de sept personnes ou enfants par chambre.
Voilà l’un des plus pitoyables aspects du drame des réfugiés. Fort heureusement, tous les hommes et les grands parmi les enfants ont trouvé un travail à Annecy. Chaque matin, ils s’entassent à huit dans la voiture de l’un deux et se rendent à l’usine. Les jeunes gens prennent le car.
La situation ne saurait se prolonger indéfiniment : la chasse à l’appartement est ouverte mais, en cette époque de l’année, bien des volets clos sont rouverts et le gibier s’est raréfié. Il reviendra peut-être, la saison passée.
La famille Hernandez retournera-t-elle un jour à Oran où elle est née et dont une coupe d’oranges et de raisons factices, dorés à souhait, évoquent le soleil ?
Non, la famille Hernandez ne retournera pas à Oran. Du moins elle l’affirme aujourd’hui, malgré la précarité du logement, malgré le dépaysement, malgré l’absence de confort, malgré le salaire moindre et la vie plus chère, malgré les piments à 4 NF le kilo sur le marché d’Annecy. Et les piments c’est ce qui manque le plus dans une existence de rapatrié. Pourtant, il y a la TV chez les Ruiz, une TV que l’on a pu ramener en France : symbole de la douceur de vivre d’hier.
Il y a également un cadre chez les Ruiz avec quatre médailles suspendues et la mention :
Gloire à l’Armée d’Afrique.
Ce passé militaire brillant valut à François Ruiz un poste de gardiennage à l’Aéronautique civile, mais aujourd’hui l’homme a repris le pinceau et son premier métier de peintre en bâtiment ».

Notons qu’une indifférence diffuse n’efface pas les prises de position officielle d’un représentant de la vie civile et pas moins non plus l’engagement de certaines associations caritatives. La Vie Nouvelle, publie le 10 juin 1962, l’appel de l’archevêque de Chambéry, Louis-Marie de Bazelaire, pour soutenir et aider les rapatriés d’Algérie, intitulé « L’aide aux réfugiés d’Algérie ».
« Les évènements tragiques qui se poursuivent en Algérie ne peuvent nous laisser indifférents.
Tant de violence, tant d’attentats, tant de morts et de blessés, c’est pour un cœur chrétien une souffrance de tous les instants.
Nous n’avons pas le droit de nous contenter de gémir, de protester, de condamner, sans rien faire pour travailler au rapprochement des communautés divisées et au soulagement des misères où se débattent ceux qui en sont les victimes dans un climat de haine aveugle et désespérée.
De toute la force d’une ardente supplication, demandons à Dieu qu’il arrête cette fureur de sang versé et qu’il fasse apparaître une lueur de paix au milieu des passions déchaînées. Le
Seigneur est un Dieu de paix. Il veut la paix. Il veut l’amour et non la haine, le pardon des injures et non la vengeance. Il veut que nous soyons tous, chacun à notre mesure, les artisans de la compréhension, de la compassion, de la concorde entre les frères ennemis. Ne nous lassons pas d’offrir prières, sacrifices pour obtenir miséricorde divine la paix que Dieu seul peut accorder à un monde déchiré.
Mais cela ne suffit pas encore. Des milliers d’Algériens, d’origines diverses, viennent se réfugier en France. Quels qu’ils soient, ce sont nos frères, des frères douloureux, aigris, qui ont abandonné leur maison, leur terre, leurs biens. Comprenons l’angoisse qui les étreint, leur amertume, leur découragement en face d’un avenir incertain.
S’ils viennent chez nous pour trouver un refuge à leur détresse, allons généreusement à leur secours. N’hésitons pas à nous gêner pour leur donner dans notre foyer un logement au moins provisoire, pour leur trouver une situation qui leur assure de quoi vivre, pour les aider à se reclasser d’une manière qui adoucisse un peu leur souffrance. Ayons pitié de ces enfants qui ont autant besoin d’affection que de pain. […].
Mes bien chers Frères, je compte que la Savoie ne sera pas pour ceux qui souffrent une terre d’exil, mais une terre d’accueil fraternel et compatissante ».

Le poids démographique des rapatriés étant faible, en dehors de quelques communes, l’assimilation se fait plus facilement. Ils se trouvent justement nombreux dans les communes en pleine croissance démographique et économique. C’est pourquoi on ne les perçoit pas un élément déstabilisateur, comme cela aurait pu être le cas dans des communautés de vie plus restreinte et plus rurale. Comme le montre la carte présentée ci-après, la population rapatriée persiste globalement là où elle était arrivée dix ans plus tôt. Le travail et les logements construits ont figé cette population.

Les rapatriés sont également « noyés » dans les multiples migrations de l’époque qui viennent gonfler les centres urbains. C’est l’exode rural qui se poursuit en Savoie, complété par le boom démographique : la population savoyarde passe de 252 192 habitants en 1954 à 288 921 en 1968 ; la commune de Chambéry de 34 431 à 51 056, pour cette même période. Il faut également comptabiliser l’arrivée de travailleurs étrangers, bien souvent issus de cette même Afrique du Nord. En octobre 1963, alors que la population de rapatriés s’élève à 5 425 personnes, les migrants algériens sont estimés à quelques 2 000 individus. En décembre 1965, ils sont 1619, des travailleurs algériens en activité dans le département, auxquels il est possible d’ajouter 250 femmes et 954 enfants. On compte moins de 20 Tunisiens et près de 150 marocains. Ces algériens qui, eux aussi, ont traversé la méditerranée, s’installent également dans les grands centres urbains du département, près des usines dans les vallées de Tarentaise et de Maurienne. Visiblement ce sont les mêmes lieux de vie que les rapatriés partagent avec les Algériens et aucune tension n’est officiellement à noter.

Cette intégration se manifeste également par d’autres signes. En 1972, plusieurs années après le gros des arrivées, près de 30% des rapatriés (29,3% sur un total de 208 dossiers) sont propriétaires en métropole. Ce sont réellement les stigmates d’une volonté de s’implanter durablement dans le territoire. Plus de la moitié des couples (53% sur une base de 152 couples avec enfants) a eu un enfant après leur arrivé en métropole. Là encore, on peut y voir la révélation d’une projection dans l’avenir, et d’une diminution du sentiment d’angoisse lié au « retour ».
Il faut souligner que les deux tiers des mariages, constitués après l’arrivée en métropole, ne sont pas contractés entre rapatriés. Seulement un tiers prend épouse ou époux dans une famille de rapatriés. Cela dénote clairement une assimilation rapide au sein de la population, et contredit les pronostics d’un repli sur soi, un comportement plus proche des populations immigrées en France en provenance de l’Europe du Sud, à l’exogamie plus forte, que de celles arrivant d’Afrique du Nord. L’absorption des rapatriés se produit donc hâtivement. De plus, le nombre de divorcés reste très faible, comme celui de parents seuls. Tout en tenant compte des freins de la société des années 1960 à la séparation des couples, une telle situation démontre qu’il n’y a pas d’explosion ou d’éclatement familial avec le choc du rapatriement et les nombreuses difficultés liées à l’installation. On peut admettre précisément que ces obstacles ont plus soudé que divisé. Toutefois, ces embarras ne tendent pas à structurer une famille élargie au sein d’un même foyer. Effectivement, très peu de foyer gardent un proche parent sous sa responsabilité, l’indépendance étant de mise avec un modèle de famille nucléaire dominant.

Le cas particulier des harkis

Le cas particulier des harkis a fait l'objet de nouveaux travaux ces vingt dernières années . Au sein de cette tragédie algérienne, ils gardent un statut particulier. Comptabilisés par les autorités de façon spécifique, en tant que Français musulmans, ils n'obtiennent pas le même traitement que les autres rapatriés. Le service d’accueil et de reclassement des Français musulmans fondé en 1967 dépend du ministère de l’Intérieur. D'ailleurs, leur dénomination persistera longtemps comme un problème pour les administrations, toutes n'employant pas le même terme : Harkis, Français musulmans, Musulmans, Supplétifs, et autres. En janvier 1963, le ministère demande aux préfets de bien distinguer les anciens supplétifs (harkis / moghaznis), et les réfugiés civils exposés en Algérie du fait de leur fidélité à la France, des travailleurs émigrants, ces deniers n’ayant pas le droit de bénéficier des aides. Certes, des erreurs ont été commises. Le préfet note à son tour que certains harkis sont placés dans la cité HLM de Cognin, prévue pour les travailleurs et non pas pour les anciens supplétifs. A Cognin une cité de « transit » est créée en 1962 pour gérer l'afflux des travailleurs migrants nord africains.
Ce sont un peu plus de 20 000 hommes qui réussissent à venir en France, soit 55 000 personnes en prenant en compte leur famille. Leur première destination en métropole est très généralement celle de camps avant d’intégrer des « hameaux forestiers ». L'abondante correspondance entre le ministère et la préfecture rend bien compte de cette situation. Des instructions stipulent qu’il faut reclasser les harkis dans des travaux forestiers et dans l'industrie, et ne surtout plus les envoyer à Paris car trop de préfectures leur donnent des bons de transport pour s’en dégager. Les autorités compétentes rappellent régulièrement les conditions à remplir pour qu’ils puissent obtenir le statut de rapatrié. Elles précisent qu'ils doivent prendre la direction des camps constitués et/ou du centre de formation professionnelle des supplétifs dans la Vienne (centre de la Rye). C'est dans le but d'une meilleure gestion qu'une commission de reclassement des anciens supplétifs musulmans se réunit à Chambéry en mars 1963. Sous la présence du chef du service des rapatriés, des chefs de bureau et de division, du directeur départemental de la construction, le contrôleur social de la main d’œuvre nord africaine, du représentant de la santé départementale, du représentant de la population départementale et de l'ingénieur des Eaux et Forets.

rans31Les harkis ne sont clairement intégrés aux revendications des associations de rapatriés qu’à partir de 1974, avant qu'une confédération des musulmans rapatriés d’Algérie soit créée. Les premiers pas et aides concrètes se font très tardivement, sous la présidence de Valérie Giscard d'Estaing puis sous celle de François Mitterrand et enfin sous le gouvernement de Jacques Chirac en 1987-1988. Cette problématique reste peu présente en Savoie car elle n'est pas une terre d’accueil importante pour les harkis. Effectivement, le département savoyard reste en dehors des gros flux de harkis : nous n’observons ni de gros départs pour les camps depuis le département savoyard, ni de grosses arrivées après leur « formation » dans ces cantonnement. Ils sont peu nombreux à venir s’installer et surtout à résider définitivement en Savoie, comme le montre ce premier graphique duquel ressort un pic de présence est à noter en 1965.

rans32Sans surprise, nous constatons une concentration sur le bassin chambérien et aixois. La forte présence à Modane s’explique par leur embauche à la SNCF, à une époque d’importants travaux visant la liaison avec l’Italie. A Saint-Béron, ils travaillent dans l’électrométallurgie, d’autres sont embauchés dans des entreprises de haute-Tarentaise. Soulignons les situations très difficiles des femmes seules, 3 veuves et 2 célibataires, dont une avec un enfant. Elles exercent les fonctions de serveuses, femmes de ménage ou repasseuses.
Sur ces 59 chefs de famille présents en mai 1965, 26 sont parents et 24 ont leurs enfants avec eux. Sur ces 139 personnes, nous comptons 55 enfants et 26 femmes. Certains ne sont pas mariés, et d’autres n'ont pas pu faire venir leur famille. Un harki marié sur cinq a sa famille encore en Algérie. D'ailleurs, à partir de mai 1965, une circulaire autorise les familles de harkis restées en Algérie et certains harkis détenus à rentrer en métropole, suite à des accords entre les deux gouvernements français et algérien. Le préfet de Savoie répond qu’il n’a pas la possibilité d’accueillir des harkis (sous-entendu de nouveaux) détenus en Algérie et rapatriés. Certains profitent de ces décisions pour faire venir leur famille, mais de tels cas reste anecdotique en Savoie, tellement ils sont peu nombreux. De nombreux échanges administratifs se tissent avec les autorités consulaires d’Algérie dans l’espoir de faire venir ces familles dans le département. Il n'y a donc pas d'hostilité de principe de la part des autorités locales vis-à-vis de cette catégorie de rapatriés. Néanmoins, s'il n’existe pas d'hostilité, leur condition de vie dans le département se présente comme extrêmement pénible. Le logement en est l'une des illustrations les plus criantes. A Modane, des préfabriqués sont construits sur les terrains de la SNCF pour les supplétifs musulmans qui travaillent pour eux. Ces habitations de trop frêle structure, ne conviennent pas au climat rigoureux de la Haute-Maurienne. Cette situation ne sera pas pérenne puisqu'en 1968 il est envisagé de les raser après départ de tous occupants. Certains semblent avoir quitté la Savoie pour le nord Isère.
La situation n'est pas forcément plus enviable dans le bassin chambérien. Le service des rapatriés fait une demande (avril 1964) auprès de la mairie pour obtenir un logement en signalant que la famille d'un ancien harki demeure dans un taudis. Ce même service (juin 1965) demande un emploi pour un ancien militaire musulman. A chaque fois, les situations évoquées sont très pénibles, et malheureusement représentatives du contexte général. Une lettre reproduite ci-dessous (sans y apporter de correction) illustre parfaitement cette conjecture/ Elle est envoyée par un ancien harki au préfet de Savoie :
« Chambéry le 1. 4. 64
Monsieur le prefet
Je vous ecrire ses quelques lignes pour savoir à mes nouvelles jesère que vous êtet en bonne seanté maintenant il y a presque un an ici à chambery ont est six personnes dans une seule chambre je vais toujours au capitaine pour le logement il ma pas donner zai était septs fois a la mairie il mon dis c’est pas nous commende aux harakis s’est la préfecture : Monsieur le préfet faite plaisir vous me donner un logement on est serraient comme des sardines la réponse si-vous-plait. Je paye 10 000 francs par mois. Je réclame toyjoursjusqua que vous me donnez. Par la part de X »

Epilogue : la mémoire en construction

Si l’historien cherche à éclairer le passé, à reconstruire les évènements en croisant différentes sources, il participe à constituer une mémoire commune, une mémoire partagée. Elle peut s’opposer à des mémoires collectives et individuelles mais tente surtout de proposer un socle commun. Les éclairages de l’historien peuvent même participer à comprendre les témoignages. C’est pourquoi nous reproduisons en guise d’ouverture vers les mémoires individuels fortes d’émotions cet article paru dans la presse locale.

Article du 29 avril 2005 du Dauphiné Libéré, intitulé Retour à Bab-El-Oued. Sous le titre :
« Du quartier d’Alger où il est né et a grandi, ses souvenirs étaient ceux d’un enfant de dix ans. La maison des grands-parents, la boulangerie, le copain Kamel… Un monde merveilleux sans place pour la guerre d’indépendance, affaire d’adultes. ‘J’ai mis mes pas dans mes pas’, témoigne le rapatrié chambérien Patrick Sannino, reparti à la source, 43 ans après… ». Voici des extraits de l’article : son témoignage : « Il fallait que j’assume mon passé, que je puisse me dire et que je puisse prouver aux miens : non, Alger ce n’est plus ce que vous en dites, ce n’est pas ce que vous en dites. Oui, c’est possible de retourner là-bas, oui c’est toujours magnifique, non, ce n’est pas sale, non ce n’est pas détruit, non, ce n’est pas laissé à l’abandon. Oui, nous sommes bien accueillis et, oui, les Algériens considèrent que nous sommes nous aussi chez nous. Oui, ils sont nos frères ». […] « Aujourd’hui je suis moi-même.
Toutes les barrières sont tombées. Avant, je n’étais plus nulle part. Ces racines ont été longtemps lourdes à porter. Maintenant, je sais où elles sont profondément ancrées, je suis d’Alger. Je suis bien de Bab-El-Oued ». […] Dans ma famille paternelle et maternelle, jamais personne n’a voulu y retourner, au regard de ce qui s’était passé pendant la guerre. J’ai ressenti qu’ils voulaient rester sur une image, très paradoxale, d’Algérie française. Figée en 1962. Mitigée d’amour et de ressentiment, de colère, voire de haine. Selon l’expression consacrée, ils ont le souvenir d’être partis une main devant, une main derrière… ». […] « Je voulais revoir ce départ en bateau. Ce port splendide. Ces images sont les premières que j’ai cherchées. Après ce sont celles des quartiers où j’ai habité, celle de l’appartement où je suis né, celle de la maison de mes grands-parents, l’église Saint-Louis où se sont mariés mes parents et où nous fêtions les Rameaux, la boulangerie où nous achetions les croissants et les bonbons… ». […] « J’ai été accueilli dans l’appartement des mes parents, rue Taine. Partout, ils n’arrêtaient pas de me dire : ‘tu es chez toi’ ». […] « J’ai vu le tombeau familial, mes ancêtres, le nom de Sannino gravé sur la pierre à Alger ». […] « Je n’ai plus qu’une envie : retourner à Alger. Ce sera à l’automne. Et je veux emmener ma femme et mes enfants pour leur montrer d’où je viens… ».

Conclusion

L’arrivée des rapatriés dans le département de Savoie ne soulève clairement pas de spécificité majeure. L’impréparation des autorités, les difficultés financières et matérielles concernant cette population, tout comme le traumatisme psychologique rencontré, sont universels sur le territoire métropolitain. Phénomène national, les particularités de cet exode ne se transforme pas au contact du sol savoyard. Néanmoins, cet évènement historique de premier plan pour l’histoire nationale, et pour la mémoire collective, ne passe pas non plus inaperçu dans le département. L’arrivée des rapatriés d’Afrique du Nord marque le territoire, mais de façon inégale. Ce sont surtout les centres urbains et particulièrement Chambéry qui portent et vivent l’arrivée des rapatriés. Une part importante du département reste assez étrangère aux évènements. Toutefois, ils sont associés, entre autres choses dans la mémoire collective, à la construction des HLM, à la rentrée scolaire particulière de septembre 1962, etc. De plus, ils ne marquent pas durablement les esprits localement car leur faible poids démographique pousse à la dissolution de ce groupe dans le corps social existant, d’autant plus rapidement qu’il entretient une véritable volonté de réussite. Les rapatriés d’Afrique du Nord ne deviennent pas en Savoie un groupe de pression local, contrairement à ce que l’on a pu constater dans certaines régions du sud de la France. Leur souvenir et l’entretien de leur mémoire n’est pas pour autant abandonnés par les associations : encore aujourd’hui, l’association Amicale des Pieds-Noirs d’Algérie y participe.

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Stora Benjamin, Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, La Découverte, 1992. Stora Benjamin, Le transfert d’une mémoire, de l’ « Algérie française » au racisme anti-arabe, Paris, La Découverte, 1999.
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Stora Benjamin et Harbi Mohammed (dir.), La guerre d’Algérie, 1954-2000. La fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004.
Verdes-Leroux Jeannine, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui, une page d’histoire déchirée, Paris, Fayard, 2001.
Zytnicki Colette, « Les rapatriés d’Afrique du Nord dans la région Midi-Pyrénées, de la fin des années 1950 au début des années 1970 », Actes du congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Paris, CTHS, 2001, p. 215-220.

Ouvrages concernant la Savoie et l’Algérie :

Dechavassine Marcel, « L’émigration savoyarde en Algérie (1855-1914), Revue Savoisienne, Annecy, Académie Florimontane, 1958, p. 148-175
Derycke Christophe, L’anticolonialisme en Savoie et en Haute-Savoie, 1945-1962, Mémoire de maîtrise, Université de Savoie, 1998.

Sources

Archives départementales de Savoie :

M : Préfecture de la Savoie. Direction de l’administration générale.
M 3135 : Listes électorales (La Rochette – 1958 et 1965)
M 3259 : Service des enquêtes économiques, situation économique du département, rapports mensuels (1962-1963)
M 3400 : Elections cantonales, renouvellement général 1964
M 3402 : Attribution logements aux rapatriés, statistiques
M 3403-3404 : Demandes et attributions de logements HLM classées par commune (1963-
1966)
M 3405 : Idem
M 3407 : Elections législatives 1962
M 3839 : Statistiques, états journaliers sur le nombre et la situation des rapatriés, juillet 1962 -décembre 1964
M 3840 : Rapatriés d’Afrique du Nord, listes détaillées des arrivants (1963-1967)
M 3841 : Statistiques, situations mensuelles
M 3842-3843 : Rapatriés, personnes âgées, assurance vieillesse et allocation, rachat des cotisations dossiers individuels des demandeurs, opération « retraite au soleil », allocations, (1963-1968)
M 3844-3845 : Reclassement professionnel des rapatriés, demandes de prêts ou de subventions (1963-1969)
M 3846 : Rapatriés rentrés en France avant le 11 novembre 1962, dossiers individuels, notice de renseignements (1957-1965)
M 3847 : Accueil, centres d’hébergement, frais de gestion
M 3848 : Accueil, centres d’hébergement, fonctionnement et liste des personnes hébergées
M 3849-3851 : Logement des rapatriés, attribution par les offices HLM, remise en état de locaux anciens, aide à l’accession à la propriété, demandes de subventions pour l’aménagement, etc. (1962-1967)
M 3852-3854 : Indemnisation des rapatriés, subventions d’installation, dossiers individuels (1963-1966)
M 3855-3856 : Fiches d’identification individuelles classées par ordre alphabétique (19631965)
M 3857 : Fiches individuels de projets professionnels, dossiers familiaux
M 3858 : Statistiques, questionnaire adressé par le service aux rapatriés
M 3859 : Rapatriés, attestations individuelles et signalements (1967)
M 4324 : Elections municipales (Chambéry – 1965)
M 4352 : Elections municipales (Chambéry – 1959)
M 4646 : Elections municipales, renouvellement général (1965)
M 4669-4670 : Rapatriés, changement de résidence, fiches individuelles de transfert classées par ordre alphabétique (1963-1967)
M 4671 : Rapatriés, recouvrement et demandes d’indemnisation, notices individuelles et correspondance (1962-1966)
M 4672 : Télégrammes officiels
M 4673-4675 : Rapatriés, frais de déménagement : bordereaux d’attribution individuels (1964-1967)
M 4676 : Comptabilité, bordereaux journaliers des ordonnances de paiement et des mandats
M 4677-4678 : Rapatriés, aides exceptionnelles, décisions d’attributions individuelles (1967) M 4679 : Statistiques diverses
M 4680 : Service des rapatriés, organisation, comité d’entraide sociale, délégation régionale M 4681-4682 : Rapatriés, enquêtes sociales, dossiers individuels classés par ordre alphabétique (1962-1968)
M 4683 : Rapatriés, secours exceptionnels, dossiers individuels (1963-1967)
M 4684 : Musulmans rapatriés, reclassement des anciens supplétifs, listes nominatives et notices individuelles du ministère des Rapatriés (1962-1966)
M 4685 : Rapatriés, secours exceptionnels, états mensuels détaillés (1963-1967)
M 4686 : Fonctionnaires, instructions, listes
M 4687 : Reclassement professionnel, prêts et instructions
M 4688 : Rapatriés, reclassement professionnel des agriculteurs et professions libérales, dossiers individuels (1967-1969)
M 4689 : statistiques, états des demandes et des offres d’emploi, implantation des rapatriés, déclaration de biens
M 4690-4691 : Instructions 1962-1968
M 4692 : Instructions, recueil de textes officiels. Tableaux des possibilités offertes par les départements pour le reclassement des rapatriés. Guides pratiques, etc.
M 5316 : Statistiques des électeurs inscrits (1958-1971)
M 5360-5361 : Attribution de logements aux rapatriés (1962-1974)
M 5393 : Réquisitions au bénéfice des rapatriés (1962-1965)
M 5585 : Elections législatives (1967)
M 5610 : Rapatriés, secours : enquêtes sociales (1964-1973)
M 5611-5613 : Rapatriés, relations avec différents services administratifs, rapports, enquêtes sociales (1967-1973)
M 5614 : Rapatriés, contentieux, dossiers individuels avec notices et enquêtes (1969-1973)
M 5615 : Biens et droits, dommages matériels
M 5616 : Rapatriements antérieurs au 11 mars 1962, étrangers
M 5630-5631 : Attribution de logements aux rapatriés

W : Fonds des administrations contemporaines
958 W 1-24 : Surveillance politique et économique des Algériens, ressortissants des anciennes colonies et protectorats français (1945-1973)
1001 W 7-10 : Fonctionnaires, retraités et rapatriés
1013 W 63-64 : Rapatriés, indemnisations (1971-1980)
1014 W 48 : Rapatriés, indemnisations (1971)
1016 W 54-57 : Rapatriés, indemnisations et secours, dossiers individuels de demandes (1971-1981)
1021 W 12 : Rapatriés, comptabilités, livres-journaux
1364 W 21 : Rapatriés, commission consultative départementale et commissions paritaires
1429 W 2 : Événements d’Alger en Savoie, note RG
1429 W 3 : Guerre d’Algérie, OAS en Savoie
1433 W 203 : Rapatriés, fonctionnement et organisation des services administratifs
1433 W 204 : Rapatriés et repliés : états journaliers (1962-1966). Repliés et reclassement, demandes de renseignements (1962-1963)
1503 W 1-3 : Dossiers individuels de personnel hospitalier rapatriés d’Algérie et reclassés
1511 W 34 : Comité de patronage du jumelage Savoie-Fort National
1511 W 89 : Amicale des anciens combattants et des rapatriés d’Afrique du Nord

X : Assistance et prévoyance
43 X1. 44-47 : Rapatriés d’Afrique du Nord (1962-1964)

N : Comptabilité départementale
4 N 429, 434, 446, 467 : Rapatriés, secours, (1962-1966)
6 N1. 219, 223, 225, 228, 230 : Livres de compte journal et de dépenses

Archives municipales de Chambéry :
Délibérations du conseil municipal (1962-1963)

Archives municipales d'Aix-les-Bains :
Délibération du conseil municipal (1962-1963)
4/0128-129-130 : Ensemble Franklin Roosevelt (1965)
01_0471 : Rue colonne, vue aérienne, (1989)
2 K67 : Personnel rapatrié d'Algérie, (1962-1970)
2 Q2 : Logements HLM, demandes des rapatriés d'Algérie, (1962-1963)
2 T13 : Lotissement des rapatriés, (1963-1964)
3 T13 : Achat de terrain pour la construction des immeubles des rapatriés
284 W75 : Construction d'un lotissement « sous la gare » pour les rapatriés 317 W100 : Construction de préfabriqués pour les rapatriés

Imprimés :
Bulletin municipal de Chambéry (1966)
Bulletin municipal d'Aix-les-Bains (1965)

Presse :
Le Dauphiné Libéré ; La Renaissance Savoyarde ; La Savoie ; La vie Nouvelle ; L'Essor Savoyard

Romain MARECHAL

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