Joseph Massotti, nouvelles lectures d’un architecte de papier
Ingénieur de la ville de Chambéry, Joseph Massotti naît à Parme le 17 mars 1766. Il étudie l’architecture à l’Académie des Beaux-Arts de cette ville et y reçoit l’enseignement d’Ennemond Alexandre Petitot (Lyon 1727-Parme 1801). Arrivé en 1789 en Savoie, il est dessinateur puis adjoint de Trivelli alors architecte en chef de la ville. Massotti travaille ensuite au bureau des ponts et chaussées comme « adjudant de première classe » et obtient sa naturalisation le 19 décembre 1814(1). Les connaissances biographiques sur Massotti sont bien maigres et sa personnalité serait restée inconnue si son fonds, composé de 97 œuvres de sa main et d’une quarantaine de dessins d’ingénieur, n’était pas entré dans les collections municipales après son décès en 1842. Quelques aquarelles achetées dans le dernier quart du XXe siècle viennent compléter cet ensemble conservé aux musées de la ville de Chambéry.
Massotti est bien connu des chambériens pour ses vues urbaines reproduites sur de nombreux supports. Pourtant ces vues ne représentent que quelques numéros parmi les œuvres de l’architecte et sont même marginales au regard des très nombreux plans et élévations ou des relevés de ponts et écluses.
Architecture de papier
Massotti est un architecte à part entière concevant des bâtiments avec un grand souci du détail. Il ne se limite pas à une simple élévation mais étudie aussi les circulations du bâtiment dans les plans des différents niveaux et les structures à travers les coupes transversales (Fig 1). Tous ces dessins de projets plus ou moins utopiques sont traités comme des œuvres à part entière. Souvent encadrés, ils sont exécutés à l’encre sur une préparation au crayon et sont en général rehaussés d’aquarelle. Certaines de ces œuvres sont datées et si quelques unes furent réalisées avant son arrivée en Savoie, la plupart datent de sa période chambérienne.
La précision analytique ne doit pas masquer la grande recherche artistique des compositions qui n’ont été réalisées que pour servir l’imagination de Massotti, toujours resté dans l’ombre de Trivelli. Toutefois, il n’est pas fortuit de trouver parmi les dessins de bassins monumentaux et de villas palladiennes, les projets d’un théâtre et d’un palais épiscopal à mettre en relation avec les constructions en cour à Chambéry ou dans les cartons des édiles… Mais les œuvres envisagées par le parmesan sont immenses, financièrement impensables et sans aucun lien avec le tissu urbain. Ce sont de merveilleux objets autonomes et utopiques, l’architecte suivant ainsi, probablement sans le savoir, les pas de Etienne-Louis Boulée (Paris 1728-Paris 1799).
Cette vision utopique n’est pas sans fondement puisqu’à la même époque le Général de Boigne trouvant la ville de Chambéry « laide, mal bâtie, sale et (possédant) peu de maisons décentes qu’un homme aisé puisse louer »(2), souhaite la modifier et l’embellir suscitant peut-être chez Massotti quelque espoir de percer comme architecte. Ainsi, il dessine une proposition pour le projet de monument au Général de Boigne lancé par la municipalité après le décès du généreux donateur en 1831 (Fig. 2) et dont le lauréat sera Victor Sappey (Grenoble 1801-1856) qui n’est pas architecte mais sculpteur comme en témoigne la fameuse « fontaine des éléphants » inaugurée en 1838. La proposition de Massotti s’articule autour d’un massif pyramidal reposant sur des voûtes semi enterrées. On y accède par deux escaliers flanqués de lions couchés. Une rotonde dorique entoure le massif à l’intérieur duquel se trouve une salle éclairée par des fenêtres placées dans le voûtement. Une statue en pied de Boigne relevant la Savoie est au centre de la salle richement ornée de niches avec sculptures alternant avec des colonnes. Le monument se termine par un édicule coiffant une Renommée soufflant dans une trompette. Massotti propose un monument d’architecte, jouant avec les volumes et l’espace intérieur/extérieur, la rotonde servant de transition. Le formalisme et le vocabulaire classique servent d’écrin à un discours iconographique simple et sans fioriture : les éléments sont aisément identifiables (Boigne, la Savoie, la Renommée) les lions rappelant sans ostentation les campagnes orientales du général. L’ensemble est élégant et majestueux avec un brin d’austérité. Nous ne savons pas si ce projet a été présenté par Massotti à la ville ou s’il l’a conservé dans ses cartons sans oser en faire la proposition.
Comme tout bon architecte de son époque, et en lien avec un goût prononcé pour le relevé, Massotti s’applique aussi à « copier » des monuments existants. Toujours avec le même soin méticuleux, l’artiste donne ainsi une belle feuille sur la « Grotte des Echelles ». Il place le bâtiment dans son contexte grandiose en décrivant scrupuleusement la paroi de rochers qui l’entoure et sacrifie à son goût analytique en plaçant un plan des massifs qui servent de podium aux sculptures dans une bande en bas de la feuille. Il est bien difficile de savoir si le dessin a été exécuté suite à un relevé in situ ou à partir de l’estampe publiée dans le Theatrum Sabaudiae. Avec ce dessin l’architecte décrit un des monuments symboliques du duché de Savoie, l’achèvement en 1670 de la rampe des Echelles, voulue par le duc Charles-Emmanuel dans une politique plus générale d’amélioration des voies de communication sur l’ensemble de son territoire(3), thématique chère à l’ingénieur qu’est aussi Massotti.
Le dessin scientifique
Non seulement Massotti réalise des feuilles de dessin scientifique et technique, mais il semble les avoir collectionnées, puisqu’il conserve des feuilles signées d’un « fils Pelligrini », probable descendant de Bernard Pellegrini né en Suisse en 1758 et qui, devenu architecte à Chambéry, fonde une dynastie d’ingénieurs et d’architectes. Son fonds s’augmente aussi de carnets aquarellés du milieu du XVIIIe illustrant la manière de construire des chemins en montagne, des digues, des ponts tournants et autres écluses.
Non content de conserver les dessins scientifiques de ses prédécesseurs dans les ponts et chaussées, Massotti dessine des machines ou des ustensiles destinés à différents domaines : les soins hospitaliers avec des tabourets pour servir les malades ou un char d’ambulance mais aussi la construction avec le plan d’une grue. La machine la plus intéressante est celle du scénographe (Fig. 3) qu’il a probablement réalisée puis utilisée pour ses vues de Chambéry.
Le dessinateur précise en haut à droite de ses schémas que cet instrument permet :
« 1° sans savoir le dessin Dessiner d’après nature et avec la plus grande justesse, toute sorte d’objet ».
« 2° Copier des tableaux, et des desseins (sic) et les réduire sur une échelle quelconque ».
L’instrument consiste en un crayon maintenu dans une tige de bois. Ce crayon est plaqué contre une feuille de papier grâce à un mécanisme de masse et de poulie. Un parallélogramme articulé relié au montant qui supporte le crayon est équipé dans la poutre supérieure d’un système de visée avec une sorte de mire. Le « dessinateur » se place derrière la mire, vise un point puis déplace sa mire et vise un autre point : chaque mouvement est transcrit sur la feuille. Cet outil est très intéressant dans l’histoire des instruments fabriqués par les dessinateurs pour résoudre les problèmes de perspective et de réduction car ici la main de l’homme ne participe en rien à l’ouvrage, c’est le mouvement de son œil que transcrit le crayon(4).
Ces dessins d’ingénieur sont des feuilles analytiques mais présentées comme des œuvres à part entière puisqu’elles sont encadrées. Massotti se place dans le grand mouvement général en Europe du dessin scientifique qui émerge au XVIIe et trouve son fondement dans le savoir encyclopédique des Lumières. Ces feuilles sont proches des planches de Jean-Jacques Le Queu (1757-1825) présentées au Louvre en 1984 ou de la description du plongeur du sieur de Beauvilliers(5). Le dessin a toujours servi la science, particulièrement les voies d’eaux et les ponts et chaussées. Le père Sébastien Truchet (1657-1729), mandaté au début du XVIIIe par Ponchartrain pour étudier la manière de rendre navigable certaines voies d’Auvergne et de Picardie, exécute des dessins à la plume rehaussés d’aquarelle afin de rendre ses conclusions plus attractives(6). Car si ces dessins sont légendés, explicatifs et descriptifs, le côté technique est toujours balancé d’un aspect plastique avec un souci du beau jusque dans les plus petits détails des veines du bois.
Les vues de Chambéry
Ces aquarelles sont les plus célèbres de Massotti. Datées de 1813-1816, elles montrent différents aspects de la ville avant les grands chantiers urbains, notamment les fameuses cabornes, ou boutiques des rues couvertes, aujourd’hui disparues. Souvent présentées comme des oeuvres d’amateur qui reproduit à ses moments perdus la cité des ducs et comtes de Savoie, ces dessins posent de nombreux problèmes lorsqu’on envisage l’ensemble du fonds Massotti car, comme nous venons de le voir, l’homme est un excellent dessinateur. Architecte de formation, il maîtrise les lois de la perspective et enjolive ses dessins scientifiques de petits paysages assez réussis.
Or les vues de Chambéry présentent non seulement des problèmes d’échelle dans les représentations de figures humaines mais aussi des distorsions dans la perspective qui sont inexplicables lorsqu’on lit ces dessins à la lumière des autres œuvres de Massotti…
Il est tout à fait possible que le but premier de Massotti n’ait pas été de réaliser ces vues en dilettante mais qu’on doive les considérer comme des essais du scénographe décrit plus haut. Qu’il s’agisse d’une invention du parmesan ou une amélioration d’une machine existante, l’outil est pensé pour aider non pas le dessinateur « artiste » mais plutôt le dessinateur des ponts et chaussées qui est amené à faire toutes sortes de relevés et réductions. Il existe déjà la « camera obscura », une machine permettant aux artistes, notamment aux vénitiens spécialistes de la vedutta, de réduire un panorama ou une vaste perspective urbaine. Massotti formé à Parme connaissait certainement ce procédé qu’il n’utilise pas pour ses vues de Chambéry, preuve que son idée n’est pas de réaliser des paysages urbains mais bien de mettre au point son appareil. Avec le scénographe, il se conduit en ingénieur et non en artiste car sa machine ne permet pas de réduire une architecture en la modifiant de manière à compenser la vision sphérique de l’oeil. Massotti veut faire un relevé de la réalité dans ses vues urbaines, un artiste via la camera obscura trompe la réalité et cette duperie est nécessaire pour obtenir l’illusion, sans elle la vedutta est bancale.
Les personnages, aussi pittoresques soient-ils, sont placés de manière flottante, sans rapport avec le sol ou les proportions des édifices qui les entourent. Il ne s’agit pas réellement de portraits mais plutôt de « types ». Même si la représentation de la figure humaine a probablement fait partie de son cursus d’étude, il est tout à fait normal en cette première moitié du XIXe siècle de trouver des maladresses dans les figures quand des artistes paysagistes confirmés donnent les personnages à d’autres, souvent moins bien payés. La sectorisation du travail dans le dessin lithographique par exemple est tout à fait admise(7).
Il reste que ces témoignages d’un aménagement urbain caractéristique aujourd’hui disparu sont saisissants de vie et uniques. La rue couverte (Fig. 4) se trouvait sur la place Saint-Léger. Elle consistait en « une rangée de petites boutiques en bois qui se trouvaient dans le milieu de la place, et sur lesquelles se trouvaient des piliers qui soutenaient un toit adossé du côté nord-est »(8). L’arcade de bois servant de passage couvert n’est pas une caractéristique chambérienne, on la trouve déjà au Moyen Age dans beaucoup de villes, comme à Turin avec la place aux herbes. Petit à petit les parties ouvertes sur le pavé de la rue se sont probablement fermées par de petites échoppes en bois, amovibles puis bâties, formant ainsi une rue dans la rue avec ses boutiques et son animation : une sorte de long marché couvert. Si certains considèrent que cette rue « procure à la commodité du public des trottoirs couverts »(9), d’autres jugent sévèrement les boutiques dites cabornes « qui sont nuisibles à la santé de ceux qui les habitent, autant par insalubrité du local, entièrement privé d’air et de soleil, que parce qu’elles se trouvent bâties sur un canal toujours plein d’eau, outre qu’elles offrent un aspect de misère et de laideur dans une position centrale, où elles déparent, pour ne pas dire déshonorent la ville »(10). L’impression rendue par Massotti se rapproche plus de l’aspect pratique et c’est une vie plutôt agréable qu’on voit dans cette rue de Chambéry. Le couvrement de bois repose sur des corbeaux placés dans les façades des immeubles et sur des piliers de bois placés derrière les cabornes. L’air ne semble point vicié mais circule grâce aux deux espaces ouverts situés pour l’un le long des façades (le couvrement s’interrompant) et pour l’autre au-dessus des toits plats des boutiques. Ombragée, la rue décrite par Massotti est très animée et semble être un lien social au cœur de la cité, des bancs étant placés le long des immeubles afin que les passants puissent s’asseoir. Cette vision, probablement un peu idyllique, est éloignée de l’insalubrité décrite par le Général de Boigne et la vérité se trouve probablement entre les deux propositions.
Sous l’impulsion du Général de Boigne, la rue Couverte est démolie en même temps qu’est percée la rue qui porte le nom du généreux donateur. C’est grâce à ses dons que la ville s’est modifiée et que certaines rues « sont vraiment belles, nous citerons surtout celle qui a reçu le nom de Boigne, magnifique rue à arcades, avec d’élégans (sic) magasins de nouveautés, de beaux cafés, etc. »(11), cette voie reprenant l’idée de « couverts » mais en pierre sur le modèle turinois. Toutefois, depuis toutes ces transformations, certains voyageurs considèrent que la place Saint-Léger « ressemble à une rue large et irrégulière »(12), structure qui est toujours la sienne. On voit bien que la disparition des cabornes et le remodelage urbain de Chambéry ne va pas sans susciter quelques polémiques.
La place de Lans est aussi modifiée après que Massotti en ait reproduit la configuration. Il s’agit d’une « place aux herbes, qui est carrée et d’une assez grande étendue. Ce fut Sigismond-d’Est, marquis de Lans, qui, en 1615, fit acheter par les Syndics le jardin des Antonins (…) Plus tard on y érigea la fontaine (…) Il y a encore sur un côté de cette place des cabornes qui doivent être abattues en vertu d’un legs fait par M. de Boigne ».(13) Le dessin de Massotti nous montre une place aux dimensions respectables, bien plus vaste qu’en réalité, avec au centre une fontaine et bordée de maisons en pierre. Les rez-de-chaussée de ces maisons sont occupés de boutiques mais qui semblent moins empiéter sur l’espace central que dans la représentation de la rue Couverte.
La redécouverte du fonds Massotti dans les collections des musées de la ville de Chambéry permet d’éclairer des pans entiers de sa personnalité et de son œuvre trop souvent réduite aux vues chambériennes. Il est un véritable architecte et un habile dessinateur aux idées foisonnantes. Sa culture architecturale classique fortement influencée par Palladio ne trouve pas à s’exprimer dans le contexte historique de la Savoie du début du XIXe siècle, son métier d’ingénieur des Ponts et Chaussées le cantonnant dans les ouvrages d’art. Le parmesan ne parvient pas à s’imposer face à l’architecte de la ville ; on peut aussi se demander s’il a cherché à s’exposer en présentant ses projets ou s’ils ne sont finalement que les vestiges d’une architecture rêvée.
Notes
1 – Archives Nationales, BB/11.147/1 n°5301, Massotti est enregistré comme « dessinateur des Ponts-et-Chaussées ».
2 - Dons offerts à la ville de Chambéry le premier mars 1822 par M. le Général Comte de Boigne imprimé par ordre de la ville de Chambéry, Gossin, Routin et Cie, 1822, p. 16
3 – Weigel Anne, Le Theatrum Sabaudiae, regards sur la Savois du XVIIe siècle, Chambéry, Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, Mémoire et Documents tome CII, 2000, p.162
4 – Je remercie vivement Laurent Bodini, docteur en productique, pour ses explications relatives au fonctionnement du scénographe.
5 – Dessins et Sciences XVII-XVIIIe siècles, 82e exposition du Cabinet des dessins du Louvre, Paris RMN, 1984, n°5 et n°96
6 - Idem, n°126
7 – Un dessinateur lithographe comme Eugène Cicéri (Paris 1813-Marlotte 1890) considère le personnage comme un accessoire au paysage. La pierre lithographique ou le cuivre peuvent être travaillés par plusieurs mains comme le furent les pierres de l’ouvrage Nice et Savoie, (Paris, Henry Charpentier, 1864) dont certains paysages sont de Cicéri et les figures de Bayot.
8 - Bertolotti, Guide du voyageur en Savoie et en Piémont, Paris Audin libraire, 1836, p. 48
9 - La Vallée, cité dans Sorrel Christian (dir.), Histoire de Chambéry, Toulouse, éditions Privat, 1992, p. 16
10 - Dons offerts à la ville de Chambéry le premier mars 1822 par M. le Général Comte de Boigne imprimé par ordre de la ville de Chambéry, Gossin, Routin et Cie, p. 15 : c’est le général de Boigne qui s’exprime ainsi.
11 - Bertolotti, Ibidem
12 – Chapperon T., Guide de l’étranger à Chambéry et dans ses Environs, Chambéry, s.e., 1837, pp. 43, 44
13 – Bertolotti, Idem, pp. 44, 45
Marie-Caroline Janand
Docteur en histoire de l’art
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