François Blanchard,un enfant du Châtelard (1820-1887)

par Pierre Léonard

Article paru en décembre 1998 dans L’Histoire en Savoie magazine (supplément)

François Blambert (1) vit le jour au Châtelard le 30 septembre 1820, après dix-huit années de mariage de son père Joseph (le cadet) Blambert dit Joson et de Franceline Charbon nier, son épouse. Il eut un frère aîné, Joseph, et une sœur, Louise, qui ne survécurent pas, et deux sœurs aînées, une autre Louise, née en 1810, qui devait rester fille, et Péronne, née en 1815.

Des relations tumultueuses avec la justice

Péron ne défraye rapidement la chronique. Le 22 juin 1836, son père et elle introduisent une action devant le juge du mandement du Châtelard contre un certain Joseph Blambert et son fils, également prénommé Joseph et cordonnier de son état, qui les avaient injuriés « en termes si sales, qu'on n'ose par pudeur les répéter ». Le 2 juillet, après une rapide procédure écrite, les insulteurs, qui n'étaient autres que l'oncle et le cousin germain de François Blambert, surnommés tous deux « tricolores », rétractent leurs propos. Les avanies exprimées à l'encontre des mœurs de Péronne n'étaient peut-être pas entièrement gratuites puisque celle-ci, onze ans plus tard il est vrai, donnait au fils du meunier du pays, Augustin Laperrière dit Bottaz (prononcer Botte) de Leyat, u n rejeton nommé Magdelain légitimé par mariage subséquent en 18482(2). Les deux sœurs, Louise et Péronne, devaient en tous cas tester en 1867 et 1870 en faveur de leur frère François, qui avait dû constituer à la seconde, à l'occasion de son mariage en 1848, une dot de mille trois cents francs. Bien que cadet de la famille, François Blambert en est manifestement le chef.

Contrairement à ses sœurs, François Blambert n'est pas illettré : il apprend le métier de menuisier et tient ses comptes avec une grande minutie. Il est plausible de penser qu'il a eu assez vite l'occasion de se perfectionner en belles lettres comme en procédure civile à l'occasion des nombreuses instances engagées par son père, Joseph, alors qu'il était lui-même en âge de s'y intéresser. En 1826, Joseph intente un procès contre les époux Carron à propos d'une construction faite sans recul suffisant ; en 1836, c'est le procès en diffamation précédemment évoqué ; en 1837, il assigne les sieurs Miguel et Fressoz à propos d'un achat de terres conclu en 1821 ; en 1845 encore, il en appelle - conjointement avec Joseph Boisson et Étienne Bouvier - à la justice pour trancher un différend lié à une servitude de passage sur les chènevières situées au quartier du Champet qui l'oppose à Jean-Claude Feiche.

Cette formation tirée d'expériences pratiques dut être d'une utilité certaine à François Blambert lorsqu'il fut directement impliqué dans une grave affaire qui le conduisit en procédure criminelle devant le Sénat de Savoie (3). Le 2 décembre 1849 - l'anniversaire du sacre impérial joue-t-il un rôle dans l'affaire ? -, François Blambert, accompagné de son beau-frère Jean-Baptiste Laperrière d i t Bottaz, de cinq ans son aîné et époux de sa sœur Péronne, ayan t pris son repas du soir à l'auberge de Joseph Clavel à Saint-Pierre d'Albigny, regagne Le Châtelard. Vers vingt-trois heures, ils passent au hameau de La Plan taz, dernières habitations avant le col du Frêne, où l'un des habitants, François Basin, croyant reconnaître l'un des voyageurs, les invite à entrer chez lui « prendre la goutte ». Celle-ci avait dû être précédée de beaucoup d'autres puisque les deux com­ pères étant entrés et François Bas n allumant la lumière, François Blambert avise au mur un fusil de chasse, plus précisément un fusil à piston à deux coups (4), qu'il décroche en vue, dit-il, de l'examiner. L'arme en main, François Blambert sort devant la maison, suivi de François Basin qui s'inquiète de la suite et de Jean-Baptiste Laperrière qui demande à l'imprudent de la rendre à son propriétaire. François Blambert n'en fait rien et commence à échanger des insultes avec François Basin, qui, s'approchant de trop près, reçoit un coup de crosse sur la tête. Le choc le met à terre, puis un second coup lui casse le bras pendant que Jean-Baptiste Laperrière en profite pour lui décocher des coups de pied au bas des reins, volant au secours de la « victoire ». C'est en fait une bien triste victoire qui prépare des lendemains douloureux.

Les deux complices regagnent Le Châtelard où ils retrouvent leur sang-froid. François Basin consulte le 5 décembre 1849 puis le 16 janvier 1850 le docteur Perret qui diagnostique une fracture et établit un constat en conséquence pour appuyer la plainte de son patient. François Blambert, que l'inquiétude a saisi, se rend dès le 7 décembre à Annecy afin d'y solliciter un passeport pour se rendre à Paris. Ce doc ment jamais utiliser figure toujours dans les archives familiales et n'a de sens que par rapport aux événements survenus cinq jours plus tôt, bien qu’il ne s'y réfère évidemment en aucune façon. Il prouve que François Blambert envisageait de fuir les conséquences de ses débordements à Paris où se trouvaient déjà certains Castellardinois et notamment le fils de son cousin germain, Antoine Blambert. Ce passeport fournit le premier signalement de François Blambert, qui, complété par celui que diffusera un peu plus tard le parquet de Chambéry, s'établit de la manière suivante : cheveux, barbe et sourcils blonds, yeux gris, nez effilé, bouche moyenne, men ton rond, figure ovale, teint pâle, taille 37 - 38 onces (environ 1,59 à 1,63 m).
La plainte déposée par François Basin, accompagnée des certificats médicaux et témoignages correspondants, parvient à Chambéry le 15 avril 1850. Un mois plus tard, le parquet met en accusation les deux Baujus et le 21 mai la section d’accusation de la cour d'appel de Savoie décide « de les appréhender au corps et traduire dans les prisons de cette ville pour y être mis à la disposition de la cour ». Bien que cet arrêt de renvoi ait été transmis au Châtelard les 4 et 5 juin 1850, le juge du lieu ne peut que constater l’échec des recherches. Cependant, Jean-Baptiste Laperrière, dont le cas était moins grave, se constitue prisonnier le 16 juillet 1850. JI est jugé le 13 août 1850 et condamné à trois mois de prison, jugement contre lequel il introduit immédiatement un recours en grâce. Le lendemain, la cour, jugeant par défaut François Blambert, le condamne à sept ans de réclusion.

La gravité de cette peine mérite explication. Certes, la peine maxi male est généralement appliquée par contumace. Cependant, il faut savoir que l'article 587 du code pénal sarde qualifiait de crime les coups et blessures « ayant occasion né une fracture d'os à un bras ou une jambe », ce qui les rendait punissables de réclusion de dix ans maximum. En outre, le fait que François Blambert soit sorti devant la maison de François Basin Je fusil à la main pouvait caractériser le délit de vol. La cour admit seulement que le fait d'avoir offert la goutte ne constituait pas pour la victime un acte d'hospitalité entraînant circonstance aggravante.

Cet arrêt dut fortement perturber la famille de François Blambert. Il resta cependant dans l’expectative, sans utiliser son passeport pour s'expatrier, ni revenir pour se livrer, à l'annonce de la clémence dont avait bénéficié Jean-Baptiste Laperrière qui, sa grâce acceptée, ne resta qu’un mois et demi en prison. Finalement, François Blambert fut arrêté à Annecy le 29 août 1850. Transféré à Chambéry le 6 septembre, son interrogatoire commence le lendemain. Pour supporter les frais de procédure et notamment s'offrir les services d'un avocat - maître Dénarié -, le père de François Blambert emprunte le 15 septembre quatre-vingt-dix livres « en vue de l'acquittement de son fils », selon le billet qu'il souscrit à cette occasion. La justice sarde était expéditive : ayan t déposé sa liste de neuf témoins à décharge le 21 septembre, François Blambert « purgeant la contumace » passe en jugement le 3 octobre 1850. S'appuyant sur l'article 61 1 du code pénal sar­ de, son avocat démontra que les coups et blessures portés par l'accusé étaient allés au-delà de son intention et qu'il n'était pas établi qu'il voulût réellement soustraire le fusil à son propriétaire. En définitive, la cour le condamna à deux ans de prison et aux dommages et intérêts au profit de la victime, qui atteignirent cent six livres.

Cette somme de cent six livres fut payée le 20 février 1854 aux héritiers de François Basin décédé entre temps. La peine d'emprisonnement, par contre, ne fut accomplie qu’en partie. En effet, François Blambert sollicita et obtint, lui aussi, la grâce du roi de Sardaigne qui, le 8 juin 1851, réduisit sa peine à dix mois et dont les lettres patentes conservées dans les archives familiales sont le seul témoignage explicite de cette affaire. Parmi les arguments présentés dans le mémoire constituant ce recours en grâce, François Blambert admit qu'il avait commis son forfait « du fait de l'exaltation de l'ivresse [...], de propos mal com pris [...], d'un homme à lui inconnu rencontré par hasard » ; il déclara aussi que la prison a développé chez lui les symptômes « les plus alarmants d'une phtisie pulmonaire » ; enfin, il insista sur le fait qu'il était l'u nique soutien « d'un père et d'une mère âgés, incapables de cultiver le peu de biens qu’ 'ils possèdent ». Ces arguments apparaissent sans conteste comme excessifs puisque François Blambert survécu t vingt-cinq années, malgré sa phtisie, son père douze ans malgré sa vieillesse (il était âgé de soixante-dix ans à sa mort). Sa mère, par contre, manifesta moins de résistance à l'adversité puisqu'elle mourut dès 1854.

L'année précédente, Joseph Blambert, père de François, dut rembourser en avril 1853 la somme de quatre-vingt-dix l ivres empruntée pour payer les premiers frais de procédure en septembre 1850. Il semble que l 'essentiel des sommes nécessaires en cette pénible circonstance ait été finalement apporté par la mère de François Blambert, née Marie-Louise Françoise Charbonnier dite Franceline, puisqu'à la suite de la vente d'un de ses biens à François Pallice, elle établit le 4 août 1853 un testament donnant trois cents l ivres en espèces à son fils. Mais si ce legs règle dans l'immédiat les difficultés de François Blambert (sa mère étant morte le 3 janvier 1854, il paye les dommages et intérêts dus aux Basin dès le 20 février), il devait lui causer bien des déboires par la suite, car en lui accordant cette libéralité, sa mère exclut son fils de sa succession au profit des enfants mâles à naître de son mariage, récemment célébré avec Bernardine Laperrière (un petit François dit François Junior - surnommé le « Croé » - naquit quatre mois avant le décès de la testatrice).

Une lignée, deux mariages

La condamnation de François Blambert ne l'empêcha pas en effet de prendre femme à trente-deux ans, soit à peine plus d'un an après sa sortie de prison. Il épousa Bernardine Laperrière, âgée de vingt ans, fille de François, petite-fille de Barthélemy Laperrière dit Bottaz, donc la nièce de Péronne, sœur de François Blambert, ainsi que de Jean-Baptiste, son com pagnon de rixe. De cette union célébrée le 21 juillet 1852, naquirent trois enfants : François en 1853, Claude, qui vécut deux jours, en 1856 et Louise en 1859. Moins de deux ans plus tard, le 12 décembre 1860, Bernardine mou rut à l'âge de vingt-huit ans. Sans femme à la maison - sa mère était morte six ans plus tôt - pour s'occuper de son vieux père et de ses deux jeunes enfants, il était difficile pour François Blambert de faire face aux obligations de son ménage. Aussi se remaria-t-il le 5 juin 1862 avec Élisabeth Perrier qui était alors âgée de trente-deux ans et était originaire d'une famille de huit enfants de Sainte-Reine. Curieusement, François Blambert ne fait pas mention de ce remariage dans le registre où il consigne les grands événements familiaux (y com pris la naissance des premiers enfants d'Élisabeth, Pierre et Basilice (5). Cette omission et la nature des relations qu'il entretient par la suite avec ses beaux-frères Perrier, émigrés à Paris, laissent penser que cette union ne fut pas, au départ, approuvée de tous côtés (en raison du patrimoine insuffisant de l'épouse ?, du casier judiciaire du mari ?). En tous cas, une correspondance suivie s'établit entre Joseph Perrier installé à Paris (puis « nourrisseur » à Aubervilliers) et François Blambert. Cette correspondance, qui est principalement un courrier d'affaires, a pour objet des versements de rentes, la perception d'arrérages pour compte des Perrier, leur représentation en justice, par exemple contre les sieurs Galliand et Patrice Arandel , leurs fermiers d'École ; les connaissances procédurières de François Blambert sont ainsi mises à contribution par sa belle-famille.

Entre temps, Le Châtelard, devenu français par le rattachement de la Savoie à la France le 14 jui n 1860, est à peu près entièrement détruit par le feu les 30 juin et 1er juillet 1867. La nouvelle solidarité nationale conduisit à la création à Chambéry d'une commission officielle pour réparti r les secours aux sinistrés non assurés de la commune. Le 2 avril 1868, la commission lui alloue mille cent seize francs portés ultérieurement à mille deux cent trois francs pour reconstruire sa maison. Cette somme lui est attribuée en nature - tuiles, briques, chaux - pour quatre cent soixante-quinze francs et pour le reste en espèces afin de régler les dépenses de main-d'œuvre. À cette occasion, François Blambert, en compagnie de sept autres familles sinistrées, échange l'emplacement de son ancienne maison dans le bourg-vieux contre un nouvel emplacement au pré de foire, terrain communal. Il choisit cette nouvelle localisation comme sa sœur Péronne - veuve déjà depuis 1864 - et ses enfants, ainsi que sa cousine Antoinette, veuve du bourrelier Daviet, la fille de son cousin germain Claude. Par contre, les trois autres branches de la famille Blambert reconstruiront sur leurs masures dans le bourg. Instruit par cette expérience - quoique jugé selon les cas « assez aisé » ou « gêné » par les inventaires officiels-, François Blambert, qui a subi une per­ te évaluée à deux mille francs dans ce sinistre, souscrit une assurance pour sa nouvelle propriété du hameau des Granges : c'est là qu'habitait sa sœur Louison jusqu'à sa mort le 11 août 1867 ; le 17 juillet précédent, elle avait testé en faveur de François. Les propriétés de l'héritier atteignaient alors deux immeubles et deux cents ares de terrain tant au Châtelard qu'à La-Motte-en-Bauges.

La correspondance avec Joseph Perrier ne fait pas mention de cet épisode catastrophique, mais relate à cette époque les pérégrinations de la belle-mère Perrier que chacun de ses huit enfants se repasse périodiquement, ce qui ne manque pas d'engendrer à chaque mutation de longues explications sur les raisons du départ et le versement de frais d'entretien qui incombent aux autres enfants. Par contre, l'autre beau-frère, Fabien Perrier, futur parrain de Jean Favre, voiturier, prête deux cents francs à François Blambert à l 'échéance du 4 avril 1870, c'est-à-d ire peu après l'installation au pré de foire dans la nouvelle maison. À cette date, la mère d'Élisabeth vient elle aussi s'installer au pré de foire avec sa fille et son gendre Blambert, au grand dépit de Joseph Perrier. Malgré tout, les relations se poursuivent, François envoyant même quelques subsides à son autre beau-frère Louis Perrier, au régi ment en 1870, ravitaillant en beurre le nourrisseur Joseph et réglant à ce dernier les sommes qu'il a fini par récupérer sur son fermier Arandel.

Sur ces entrefaites, le fils aîné de François Blambert, François le Croé, tire en 1874 un mauvais numéro et doit parti r au début 1875 po r accomplir son service militaire de trois ans - ce qui provoque « un grand chagrin » dans toute la famille. Âgé de cinquante-quatre ans, le menuisier François ne peut plus en effet compter que sur son fils Pierre (grand-père de l'auteur - NDLR), âgé de treize ans, pour l'aider à son travail, cultiver sa terre et subvenir aux besoins de la famille, composée en outre de trois autres enfants, de sa femme et de sa belle-mère. Au surplus, au cours de cette même année, François Blambert doit verser à son fils aîné, qui a atteint sa majorité, la part qui lui revient dans la succession de sa mère Bernardine Laperrière, soit deux cents francs, à quoi s'ajoute sa part dans la succession de son grand-père Laperrière, le meunier, soit hui t cent cinquante francs. Pour trouver des ressources nouvelles, la belle-mère Perrier repart alors à Aubervilliers procéder au partage de ses propres biens. Elle revient six mois plus tard, en novembre 1875, licitation étant faite à Chambéry en janvier 1876. François Blambert n'en continue pas moins de suivre les procès de Joseph Perrier à École et à Sainte-Reine concernant notamment les biens de la femme de Joseph, veuve en premières noces d'un sieur Guimard, dont elle avait eu des enfants, propriétaire de terres de maigre rapport par suite de la mauvaise volonté des exploitants, Burdin et Patrice Arandel. En dépit des services qu'il leur rend, François Blambert a de la peine à obtenir de ses sept beaux-frères et belles-sœurs Perrier la pension due à leur mère. Ils finissent par se brouiller à ce propos, en 1879, c'est-à-dire trois ans avant que ne disparaisse l'objet du litige.

Auparavant, en 1878, François Junior avait achevé son service militaire, accompli à Mézières dans les Ardennes, au 91° de ligne, 2ème bataillon, 1ère compagnie, avec deux conscrits du Châtelard, Joseph Perret et Joseph Bru n, et qui donna lieu à une abondante correspondance avec son père. À travers les lettres du jeune soldat, on commence à voir naître, le 28 janvier 1877, des difficultés entre sa sœur Louise, âgée de dix-huit ans - comme lui fille du premier mariage de François Blambert -, et ses demi-frères et demi-sœurs du second lit. Elle est d'abord employée chez Berthin l’aubergiste, puis chez le percepteur. Mais elle risque de perdre sa place car elle ne veut pas « babiller avec les autres ». François Blambert prend parti contre sa sœur et lui adresse des recommandations sévères : « Si elle a une place, qu'elle la garde, cela vaut mieux que de chercher à s’amuser ». Par contre, sa demi-sœur Basilice fait merveille en classe comme au catéchisme, ce qui plaît beaucoup à François Blambert, devenu caporal-clairon. Quant à son demi-frère Pierre, il commence déjà, à seize ans, à parler de se rendre à Paris.
Ce désir, Louise Je mets à exécution dès sa majorité, quatre ans plus tard, au début de 1882, quittant la maison avec éclat pour retrouver dans la capitale son amoureux, Jean Favre, ami de la famille Perrier et allié à la famille Guttin très liée avec François, non sans avoir reçu en juin 1881 une partie de sa part dans l'héritage de sa mère et de sa grand-mère Charbon nier, soit huit cent quarante-neuf francs. Elle renoue cependant rapidement avec la famille par l'intermédiaire de sa demi-sœur Basilice qui, en condition à Pont-de-Beauvoisin, reçoit en mai 1882 une demande d'appui de Louise pour laquelle elle intercède auprès de ses parents. En août, Louise écrit finalement à son père en disant qu'elle croyait rester digne de sa confiance « en s'alliant à une famille qui n'a pas beaucoup de fortune mais honorable ». Elle ajoute : « Malgré tout le respect que je vous dois, vos observations ne changeront pas ma destinée ». Elle a vingt-trois ans, son père lui donne son consentement en demandant, évidemment pour la forme, les renseignements d'usage 6. On apprend à cette occasion que Jean Favre, garçon d'hôtel, est né à Paris en 1851 de Claude Favre et Marie Guttin. Ils se marièrent avant la fin de l'année 1882 et s'installèrent rue de la Grande Truanderie à Paris. Ce départ devait en fait marquer le début de la dislocation de la famille. François Junior revenu à la maison ne tarda pas, en particulier à l'occasion de son mariage, en 1882 également, avec Rosine Arrnenjon , à chercher à la maison des Granges un établissement indépendant qu'il évoquait déjà dans sa correspondance pendant son service militaire.

Une succession complexe et fatale

Un partage complet des biens hérités de Bernardine Laperrière fut donc réalisé au bénéfice de ses deux enfants François Junior et Louise, héritiers directs de leur grand-mère Charbonnier à la suite de son testament de 1853. Louise reçut donc la moitié de la maison du Châtelard et François Junior celle des Granges et des terres. Le reste du patrimoine familial restai t à François, qui avait à subvenir aux besoins d'Élisabeth son épouse et de ses quatre enfants - Pierre qui tire à son tour un mauvais numéro au conseil de révision de la classe 1882 et doit partir faire son service en 1883, Basilice, Louis et Joseph. Basilice dut revenir au pré de foire (7) pour renforcer le potentiel ménager de la famille, ses parents prenant de l'âge. À ce moment, des difficultés financières atteignirent la banque Maison du Châtelard qui escomptait le papier émis par François Blambert, dont un billet de cent soixante-dix francs au nom de son fils, probablement pour règle­ men t de la soulte de son héritage, le partage ayant été achevé en 1885. Le recouvrement judiciaire de cette somme fut engagé par François Junior à l'échéance de janvier 1886, ce qui coïncide avec la cessation des paiements de la banque Maison dont le syndic de faillite réclame à François l'en­ semble des sommes avancées à ce dernier, soit quatre cent soixante-trois francs et quarante centimes. Sans se décourager, il tente de reconstituer son cheptel - probablement après-vente forcée­ en achetant encore une vache à crédit en septembre 1886. Mais il ne passera pas l'hiver : il meurt intestat le 7 janvier 1887 à soixante-six ans et trois mois, laissant à sa veuve et aux enfants de son second mariage le soin de régler ses dernières dettes, ce dont se chargera l'aîné des garçons du second li t, Pierre, le forgeron, alors âgé de vingt-cinq ans et qui rentre du service.

f blanchardLa succession de François porte sur un patrimoine que l'administration fiscale évalue à trois mille sept cent quatre-vingt francs (dont cent quarante pour les meubles). Les enfants du premier mariage, François Junior et Louise, demandèrent le partage des biens de le r père et du fait des mineurs, u ne licitation du t être effectuée en justice. Elle donne lieu à la vente le 23 janvier 1889 de tous les biens de François Blambert sauf la moitié de la maison du pré de foire et u n cham p à Malatré, que le sort fit tom ber dans la part de la seconde épouse. Les principaux acquéreurs furent Claude Laperrière, futur beau-père du fils de François Junior (Jean Blambert) et Claude Charbonnier (à eux deux, ils achetèrent la moitié du total), ainsi que les représentants des deux autres branches de la famille Blambert (les fils de Victor Blambert du Mon t, dont le père de Léon Blambert et Claude Blambert du bourg, père de Joanny et Joseph, les menuisiers). La vente rap­ porte au total la somme de cinq mille cinq cent dix-sept francs. La liquidation définitive de la suc­ cession est prononcée le 21 mars 1889, elle est homologuée le 12 août par le tribunal civil de Chambéry.

En 1890, la famille est définitivement scindée en deux branches. D'une part François le Croé, l'aîné des garçons de François Blambert qui a finalement récupéré une bonne partie du patrimoine de la famille, soit directement de sa mère et sa grand-mère, soit en rachetant à sa sœur Louise, soit à la vente de la succession de son père. Il va le faire fructifier avec l'aide de son fils u nique, Jean, jus­ qu'à la Grande Guerre dont il ne verra pas la fin. D'autre part, Élisabeth et ses enfants ne conservent que la maison du pré de foire et un champ à Malatré. Seule Basilice, exerçant le métier de repasseuse, reste avec sa mère qui disparaît en 1903. Elle occupe la maison jusqu’à sa mort en 1930. Ses frères, faute de biens, s'expatrient tous, Pierre et Louis à Paris dès 1888 et Joseph à l'école normale de Chambéry en 1890.

(1)  François Blambert est l'arrière-grand-père de l'auteur.

(2) L'équité contraint toutefois à signaler que cinq années après cet épisode judiciaire, la fille et la sœur des insulteurs défrayèrent, elles aussi, la chronique scandaleuse des Bauges : le registre paroissial signale en effet le décès le 24 avril 1841 de Françoise Blambert, fille de Joseph Blambert, épouse de Joseph Miguel âgée de quarante ans, « du coup d'une arme à feu porté accidentellement et sans l'effet d'aucune malveillance à quatre heures du matin dans la maison Du plâtre. Elle mourut m unie des sacrements de pénitence et d'extrême onction ». La mention inhabituelle du sacrement de pénitence n'est probablement pas due à l'inattention du desservant.

(3) Les archives familiales ayant rapidement enfoui cet événement dans un oubli complet même si quelques rares documents s'y réfèrent explicitement ou non, les archives départementales ont par contre permis de reconstituer la trame du procès. Fonds sarde, arrêts criminels, minutaire U 92 1, U 922 et U 924.

(4) Le fusil à piston adopté en Fran ce en 1840 était une innovation importante : une capsule fulminante percutée par le chien de l'arme permit d'abandonner le silex pour enflammer la charge du fusil et ainsi de réduire le nombre des ratés.

(5) Cet étrange prénom, unique dans la famille en quatre siècles, s'explique par le fait qu'il y avait dans le trésor de la Sainte­ Chapelle du château de Chambéry, parmi d'autres reliques remarquables, deux os du bras de sainte Basilice (cf. A Raverat, Savoie. Promenades historiques. Lyon, 1872. p. 563)

(6) Dans son ouvrage La Vie de tous les jours en Savoie romantique (Chambéry, 1977, p. 85), Jacques Lovie note que « dans l'ensemble, contrairement aux idées reçues, les parents interviennent peu dans le choix des futurs époux...  suivent de longues palabres et des enquêtes comme si les deux fa milles ne s'étaient jamais vues ».

(7) Elle y figure au recensement de 1886 avec la profession de lingère alors que Pierre est au service militaire qu'il effectue à compter du 1er décembre 1883 à la 14' section de commis et ouvriers militaires d'administration où il obtient le grade de caporal. Il est réformé et renvoyé dans ses foyers le 5 novembre 1886. Son livret militaire qui fournit ces précisions révèle que, lors de son incorporation, il avait « réclamé pour faiblesse de constitution et ongles incarnés», ce qui lui avait va lu d'être versé dans le service auxiliaire.

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