Affranchis par la peste ? Seigneurs et paysans à Lanslevillard aux XIVe et XVe siècles
par Michael H. Gelting
Article paru en décembre 1993 dans L’Histoire en Savoie magazine, SSHA
Le 29 août 1384, à Salins, messire Jean de Plancherine, juge en Maurienne et Tarentaise pour le comte de Savoie, donna l'ordre de lever sur les registres de feu le notaire Jacques Richard de Grenis quelques anciennes reconnaissances féodales à Lanslevillard au profit de nobles, Jean et Berlion d'Orelle en tant qu'ayant cause des seigneurs de Bressieux. L'instrument notarié fut dûment levé par Jean Balay de Saint-Julien, possesseur actuel des registres du notaire défunt.
Par cet acte administratif d'apparence fort ordinaire commença une affaire qui allait rebondir pendant plus d'un demi-siècle. Car les frères Berlion avaient une raison particulière pour produire ces vieux documents. Il s'agissait pour eux non seulement d'établir leurs droits, mais de prouver l'existence même des terres sur lesquelles étaient assis les droits féodaux que leur père Jean Berlion d'Orelle avait acheté de messire Guichard de Grolée, chevalier, beau-fils et cohéritier du dernier seigneur de Bressieux. Muni de la copie notariée des anciennes reconnaissances, Jean Berlion franchit le col du Mont-Cenis pour se présenter le vendredi 9 septembre 1384 au château de Giaveno, au tribunal de dom Gui, abbé de l'illustre abbaye de Saint-Michel de-la-Cluse et de ce fait seigneur justicier des habitants de la paroisse de Lanslevillard. Par son vice-châtelain de Lanslevillard, l'abbé avait fait citer les hommes de la paroisse à comparaître en justice ce jour-là pour répondre à la demande des Berlion qu'ils fassent reconnaissance pour les droits dont les deux frères avaient hérité.
Mais la communauté de Lanslevillard se montra tout à fait à la hauteur du défi. De sa part comparurent Etienne Delapierre et Aymon de Bessans. Leur tactique visait, apparemment, surtout à gagner du temps pour préparer la défense. Ils ne se présentèrent pas comme procureurs de leur paroisse, mais tout simplement pour expliquer que les deux prud'hommes que la communauté de Lanslevillard avait désignés comme procurateurs étaient tous les deux absents et par conséquent incapables d'obtempérer à la citation de l'abbé. Leur seule demande était que l'audience du cas fût remise à une date ultérieure.
Sur ces entrefaites, l'abbé ordonna à son châtelain de Lanslevillard de citer les habitants de nouveau, pour le 8 octobre à la neuvième heure. Cette fois-ci, les procureurs de la paroisse comparurent en due forme. C'étaient Jean fils de feu Jacques Darné et Etienne Delapierre. Les deux hommes avaient été désignés procureurs peu de temps auparavant, le 27 septembre, peut-être comme remplaçants des deux procureurs absents — si l'existence de ceux-ci postulée le 9 septembre, n'était pas un simple subterfuge pour faire traîner le procès. Du moins Jean Darné et Etienne Delapierre se montrèrent fort versés dans l'utilisation des chicanes juridiques. Ils comparurent bien, mais leurs conclusions principales visaient à déclarer nulle la citation de l'abbé, puisqu'il s'agissait en fait d'un ordre —l'ordre de l'abbé à son vice-châtelain de citer les hommes de Lanslevillard ! —, ce qui était contraire au principe qu'un procès ne peut être initié par ordre, mais uniquement sur citation, réponse écrite, etc. Mais au cas où cet argument ne serait pas recevable — ce que les procureurs n'étaient pas préparés à admettre, se hâtèrent-ils d'ajouter il serait de toute façon matériellement impossible pour les hommes de Lanslevillard de faire la reconnaissance exigée par les frères Berlion. Ils n'étaient pas en possession des terres énumérées dans les anciennes reconnaissances et il n'y avait même personne dans la paroisse qui ait entendu parler de ces terres, encore moins qui serait capable de dire où elles étaient situées. En outre, il n'y avait à Lanslevillard aucun héritier des hommes qui avaient jadis fait ces reconnaissances.
Jean Berlion demanda copie de cette réponse des procureurs de la paroisse, et l'abbé somma les parties de se rendre de nouveau à Giaveno le 19 octobre, où Jean Berlion devait produire sa réplique.
Arrêtons-nous là un instant. De quand dataient ces documents qui parurent plonger les hommes de Lanslevillard dans une telle perplexité ? Il nous reste la copie d'une partie de ces reconnaissances ; elles avaient été passées le 7 mai 1320, au cimetière de Lanslevillard. Vieilles de soixante-quatre ans, soit : c'était beaucoup à une époque où l'espérance de vie était extrêmement basse par rapport à nos jours. Néanmoins, en toute probabilité, il devait encore vivre des gens à Lanslevillard qui, dans leur enfance, auraient normalement dû connaître des personnes qui étaient adultes en 1320 et qui n'étaient certes pas toutes décédées immédiatement après. Naïveté ? Subterfuge grossier ?
Suivons le procès.
Le 19 octobre 1384, c'était l'autre frère, Berlion d'Orelle, qui présentait au tribunal la réponse des Berlion aux arguments des Villarins. Nous n'en connaissons qu'un fragment, la conclusion finale, protestant contre les subterfuges de la partie défendante et exigeant qu'elle couvre les dépenses des Berlion. Les procureurs de Lanslevillard — Etienne Delapierre était cette fois-ci accompagné de Jean Galifoz — déclarèrent ne pouvoir répondre aux allégations de leurs adversaires sans consulter leur communauté, et en demandant une copie du mémoire de Berlion, ils prièrent l'abbé de convoquer une session ultérieure du tribunal.
Quand l'heure de cette session arriva, le Ier décembre avant la troisième heure, l'abbé ne put que constater que les procureurs de Lanslevillard s'étant correctement présentés, les Berlion ne s'étaient pas fait représenter. Ces derniers furent donc condamnés comme contumaces à payer les dépenses des procureurs des Villarins, et le procès fut différé Jusqu'à nouvel ordre. La tactique dilatoire des Villarins avait porté son fruit.
L'affaire fut-elle jamais reprise du vivant des frères Berlion ? Sans doute pas —du moins n'y en a-t-il aucune trace dans les archives pourtant bien conservées de Lanslevillard. Il faut attendre encore presque un demi-siècle pour voir l'affaire rebondir de nouveau.
Le 28 janvier 1428, dans la salle des tours du duc de Savoie à La Chambre, un Berlion d'Orelle, fils ou petits-fils du Jean Berlion de 1384, pensa réussir un coup de maître. Gratuitement et sans contrepartie, il fit cadeau au duc Amédée VIII du quart de ses droits sur le fameux héritage des sires de Bressieux à Lanslevillard, à tenir par indivis avec le donateur et ses cohéritiers. Belle affaire pour les Berlion, en effet ! La Chambre des comptes et les commissaires aux extentes du duc avaient tous les moyens, toute l'expérience et tout le temps de poursuivre les droits du duc jusqu'au bout. Pour peu que la formidable machine administrative et judiciaire ducale fasse rendre gorge aux Villarins, les Berlion récupéraient automatiquement les trois quarts des droits, puisque le duc les détenait par indivis avec eux. Les frais de cette opération étaient l'abandon du quart de ces droits dont les Berlion n'avaient rien tiré de mémoire d'homme. Ingénieux !
Mais le tour n'était pas si facile à jouer que ça. Le procès intenté à la communauté de Lanslevillard par le procureur fiscal et commissaire aux extentes, Antoine Broncin, traîna devant le conseil résidant à Chambéry pendant trois ans. L'argument des Villarins avait gagné en force avec le temps. Cette fois-ci, ils bâtirent leur cas sur le fait incontestable que les reconnaissances de ces droits n'avaient pas été renouvelées depuis 1320 — ils s'en étaient bien gardés, comme nous l'avons vu ! — et que les droits et redevances étaient par conséquent caducs. Pour en finir, Amédée VIII confirme le 21 octobre 1431 la décision du conseil résidant, acquittant les Villarins de toute redevance à l'occasion des anciens mas et chavanneries des sires de Bressieux contre le versement d'une indemnité de 40 florins d'or de petit poids. La somme n'était certes pas négligeable, mais tout de même elle était proportionnée à l'enjeu du procès. Dans les attendus de l'acte de 1431, la décision gracieuse du duc est déclarée faite sur la prière des Villarins et sur recommandation du commissaire aux extentes, vu les circonstances de l'affaire et la modicité de la valeur des redevances en question.
Cette fois-ci, les Berlion se découragèrent pour de bon. Berlion Berlion d'Orelle et son cohéritier, le notaire Pierre Julien de Saint-Michel, vendirent tous leurs droits à Lanslevillard à noble François du Pont. Celui-ci fit d'abord lever des reconnaissances à son profit pour les biens dont l'existence n'était pas contestée. Ensuite il essaya de voir si le stratagème de ses prédécesseurs immédiats allait mieux marcher : le 4 février 1438, à Saint-Jean-de-Maurienne, il donna gratuitement au duc Amédée VIII la moitié de ses droits sur les anciens biens des sires de Bressieux, à tenir par indivis avec le donateur. Mais la donation montre bien la faiblesse de ces prétentions : François du Pont prend soin de préciser que s'il se trouve qu'une partie des biens, dont il a par ailleurs reçu reconnaissance sans contestation par ses tenanciers de Lanslevillard, ressortait originairement des biens des sires de Bressieux, ces biens ne seraient pas compris dans la donation. Il s'agissait surtout de ne pas trop gager sur les chances du duc d'obtenir gain de cause !
Cette fois-ci, nous ignorons si la transaction eut des suites et si, à la fin, les successeurs des sires de Bressieux purent faire valoir une partie des anciens droits reconnus jadis, en 1320, par les Villarins. Mais de toute façon, pendant plus d'un demi-siècle au minimum, les hommes de Lanslevillard avaient été capables de tenir tête aux seigneurs féodaux et même au duc de Savoie, évitant de payer les cens, redevances, laods et ventes et autres droits de mutation spécifiés dans les actes de 1320.
Leur première victoire dans ce jeu était celle de 1384 sur Jean et Berlion Berlion. Elle avait été obtenue, comme nous l'avons vu, par une savante combinaison de chicanes procédurales et d'une ignorance dont la mauvaise foi paraît si évidente que l'on est en droit de se demander comment il se fait que leurs adversaires ont si facilement abandonné partie.
En fait, les Villarins ont su tirer tout leur avantage de ce qui avait d'abord été une catastrophe démographique d'une ampleur inouïe. A mi-chemin entre la reconnaissance de 1320 et le procès de 1384 se situe la coupure la plus dramatique dans l'histoire démographique du Moyen Age : l'arrivée de la peste en 1348. Il n'est pas trop difficile de suivre sa traînée par la Maurienne en cette année fatale. Dans les comptes du châtelain de Maurienne, partout les recettes ordinaires s'effondraient, le châtelain se justifiant par la « mortalité » ou même la « pestilence de la mortalité ». Inversement, les recettes des droits de mutation se gonflèrent dans des dimensions ahurissantes à la suite du décès d'innombrables tenanciers.
Les hommes du Moyen Age avaient l'habitude des épidémies. Pour qu'on ait trouvé le nom de « pestilence de la mortalité » pour celle de 1348, il faut qu'elle ait été quelque chose de tout à fait extraordinaire. A cette époque protostatistique, il n'est pas aisé de chiffrer les pertes — il n'y a ni registres paroissiaux, ni statistiques officielles pour nous guider. Mais précisément pour la Maurienne, nous disposons d'une documentation suffisamment fournie sur une bonne partie de la population pour permettre de suivre les chefs de famille des années 1340 pendant et après la Grande Peste. Les suivre tant bien que mal, car les homonymies et les alias rendent les identifications difficiles et aléatoires. La conclusion de cette opération montre une catastrophe presque inimaginable : la perte de plus de quarante pour cent de la population adulte pendant quelques mois d'été. Sans doute une partie des disparus ont-ils émigré vers des climats plus propices, car la Grande Peste était un phénomène d'envergure européenne. Partout dans les vallées et les plaines à l'est et à l'ouest de la Maurienne se présentaient des exploitations agricoles vacantes, des occasions d'améliorer sa situation économique pour bon nombre de jeunes montagnards. Mais l'explosion du nombre des versements pour cause de décès est là dans les comptes des châtelains pour nous montrer que, pour la grande majorité des disparus, c'était la mort qui avait mis un terme à leur présence en Maurienne.
La dislocation de la vie sociale pendant les mois de la peste nous est indiquée au détour de quelques documents où le caractère exceptionnel de la situation perce le sec formalisme des notaires. Ainsi, sans doute dans le printemps de 1348, Aymon Barral de Saint-Julien eut un différend avec un groupe de paysans qui avaient fait paître leurs chèvres dans son bois, sur le territoire de Montricher. Toutefois, lorsque le juge prononça sa sentence, condamnant ces paysans pour voies de fait, il spécifia que la condamnation visait les coupables qui étaient encore en vie et les héritiers de ceux qui ne vivaient plus. Etrange tableau que celui-ci : le tribunal fonctionne, mais il est momentanément incapable de s'enquérir si les accusés sont vivants ou morts !
Les paysans mauriennais n'ont pas été lents à comprendre les avantages potentiels de cette situation. Sous les coups de l'épidémie, beaucoup de terres et d'exploitations ont dû changer de mains plusieurs fois pendant la durée de la peste. Débordés et peut-être partiellement paralysés, les agents de l'administration n'ont pas eu les moyens de tenir compte de tous ces changements. Après la fin de l'épidémie, maint lopin a pu avoir de bonnes chances de passer inaperçu des autorités. Et celui dont on ne connaissait ni la situation ni le possesseur avait des chances de finir par être tout à fait oublié. Cela ressort en toute évidence du gros travail que demanda le renouvellement des reconnaissances au profit du comte de Savoie en Maurienne, à partir du milieu des années 1350. Le commissaire aux extentes mit environ six ans à remédier à cette situation, et nous ignorons s'il put mener son travail à bien avant que la deuxième attaque de la peste rejetât tout dans le flux. Avant la peste rares étaient les cas où le commissaire aux extentes dut infliger une amende. Après la peste, tout était à recommencer, et la fraude sur les héritages semble avoir été un phénomène collectif.
Tel était le cas sur les terres du comte de Savoie où le contrôle par la Chambre des comptes était strict et régulier, avec renouvellement des reconnaissances environ tous les dix ans. Là, l'enjeu était grand. Mais pour les seigneurs de Bressieux et leurs successeurs, grands seigneurs de l'avant-pays jouant leur rôle sur la scène du conflit entre Savoie et Dauphiné, leurs biens à Lanslevillard n'avaient qu'une importance marginale. Il n'y a peut-être pas lieu de s'étonner du fait qu'ils s'en sont désintéressés. Et quand une famille locale reprit finalement la poursuite de ces anciens droits, il était déjà trop tard. La communauté de Lanslevillard put s'abriter derrière le fait bien connu que tant de paysans avaient disparu, suffisamment pour rendre admissibles (sinon vraisemblables) leurs protestations d'ignorance lors du procès de 1384. La peste n'y est jamais alléguée de façon explicite ; toute personne impliquée dans le procès aura su de quoi il s'agissait.
Dans l'histoire économique du Moyen Age, il est admis depuis longtemps que la peste de 1348 et ses séquelles ont renforcé la position des travailleurs vis-à-vis des seigneurs féodaux. Il est plus rare de pouvoir analyser le détail des mécanismes qui déterminaient le nouveau rapport de force. C'est ce qui confère un intérêt particulier à l'affaire à première vue banale des biens des sires de Bressieux à Lanslevillard.