Le théâtre à Chambéry (1860-1885) [1]

« Le spectateur de théâtre n’est jamais seul. Entre le texte et lui s’interpose l’acteur. Autour de lui s’agitent d’autres spectateurs, dont la présence transforme, à son insu même, ses goûts, ses désirs, ses habitudes. On l’a dit excellemment : « Tout ce qui touche à la scène a un caractère social autant qu’artistique. [2]»

Desservi durant la période précédente par des troupes itinérantes grenobloises ou italiennes en majeure partie, le théâtre chambérien attire, suite à l’Annexion de 1860, des troupes qui s’installent le temps d’une saison dramatique, de l’automne au début du printemps. D’après le cahier des charges, véritable contrat entre le propriétaire de la salle, autrement dit la Municipalité, et le directeur de la troupe de théâtre, « il ne pourra être donné plus de douze représentations par mois, soit trois par semaine »[3] : les mardi, jeudi et dimanche. Les soirées théâtrales chambériennes débutent de manière générale vers 19h, l’ouverture du bureau de location ayant lieu une demie heure avant, et la représentation, qui est composée de deux ou trois pièces, devra toujours être terminée à onze heures et demie dans la « capitale de la région des hommes hibernants ».[4]

LA TROUPE

Splendeurs et misères des directeurs du théâtre

Le choix du directeur

Au cours de la saison précédente (hiver-printemps), le directeur du théâtre est choisi par le Maire de Chambéry ou, en de rares occasions, par une commission municipale. Face à ce choix peu aisé, le maire s’est parfois adressé à des bureaux de placement parisiens comme « le Bureau de correspondance théâtrale » ou « l’Agence théâtrale de France et de l’étranger ».

Malgré ces précautions, il arrive néanmoins que le directeur soit nommé très tardivement et parfois même qu’il ne soit pas nommé (saison 1874-1875). Mentionnant leurs carrières artistiques et leurs emplois antérieurs, les directeurs-candidats insistent également sur leur solvabilité et parfois même sur leur appartenance à une famille d’artistes. Une fois le directeur nommé, il doit assurer le recrutement de son personnel et pour cela passer deux contrats : l’un, avec la Ville, le soumet à des obligations artistiques et financières très précises ; l’autre, passé avec l’artiste ou l’employé, est le contrat d’engagement.

Toutefois, malgré le sérieux et l’implication de la plupart des directeurs qui se sont succédés à Chambéry de 1860 à 1885, l’exploitation dramatique de l’ancienne capitale du duché ne semble guère rentable.

De la faillite à la fuite, destinée d’un directeur de province

Le théâtre de Chambéry étant municipal, le cahier des charges stipule que « le directeur devra tenir une comptabilité régulière de ses recettes et dépenses, dont il aura à faire connaître à l’Administration municipale la situation exacte à la fin de chaque mois. »[5] Ainsi, Auguste Vasselet, directeur durant la saison 1884-1885, livre la situation financière de son exploitation :

« Malgré la bonne composition de ma troupe, malgré la bonne interprétation des spectacles et la variété dans les représentations, les recettes continuent à être insuffisantes et les pertes subies jusqu’à nos jours sont grandes, c’est ce qui m’oblige, Monsieur le Maire, de vous prier de me venir en aide, pour pouvoir continuer jusqu’au bout ma dangereuse entreprise.»[6]

Situation financière du 1er au 30 janvier 1885

Situation financière de l’exploitation Vasselet (1884-1885)

Recettes

Produit des représentations

7 267.50

Produit des excursions

702.85

A Annecy

150

Subvention (3e partie)

2 000

Total

10 120.35

Dépenses

Appointements des artistes

8475

Costumes

3 62.35

Frais généraux

281.75

Frais de soirées

2 254.10

Location de musiques

600

Orchestre

703.50

Appointement du directeur

300

Voyages de 2 artistes

52

Partition de musique

4

Total

13 032.70

Reste

- 2912.35

 

De 1860 à 1885, sept directions sur vingt-quatre se soldent par le départ précipité de la direction, un dépôt de bilan ou une démission ; le directeur étant parfois l’objet de poursuites judiciaires, et ce, même pour ceux ayant bénéficié d’une subvention municipale, allant parfois jusqu’à 2 000 francs par mois.

Outre le répertoire et la qualité de jeu des artistes sur lesquels nous reviendrons, cette situation financière précaire peut également s’expliquer par le fait que la municipalité a une vision faussée de la rentabilité du théâtre. A moins qu’elle n’estime pas, sciemment, les chiffres réels afin de le rendre attractif aux yeux des directeurs potentiels. En effet, la correspondance avec le futur directeur de la saison 1877-1878, Olive Lafon, révèle que, selon la municipalité, « le montant approximatif des frais est de 140 à 150 francs par soirée […]. La moyenne des recettes peut être évaluée de 500 à 600 francs par représentation. […] On a vu des recettes de 1,000 francs et même 1,200 francs. »[7] [cette dernière phrase est barrée]. Or, en moyenne, durant cette période, les frais sont de 365 francs et les recettes sont de 422 francs !

Liste des directeurs du Théâtre de Chambéry de 1860 à 1885

Par souci de clarté et certaines sources faisant défaut, seules les troupes sédentaires hivernales sont répertoriées. Les directions apparaissant en grisé sont celles qui se sont soldées par une faillite.

DIRECTIONS PERIODE SUBVENTION MUNICIPALE ((en francs[8]))
Victor Derwolf 22 janvier – 22 mars 1860 Aucune
Corail 22 novembre 1860 – 24 février 1861 Aucune
Corail 21 novembre 1861 – 27 mars 1862 2 000
Henri Drouville  16 octobre 1862 – 12 mars 1863 2 000 francs / mois
Domergue 18 octobre –22 décembre 1863 2 000 francs/mois (retirée)
Incendie dans la nuit du 13 au 14 février 1864 puis reconstruction de 1864 à 1866
François Roger & Alexandre Derville 20 octobre 1866 – mars 1867 10 000
Jean Gayral 12 octobre 1867 – 20 février 1868 10 000
Marckley / Sabatier 10 décembre 1868 – 28 mars 1869 Aucune
A. Georgis 23 octobre 1869 – 22 février 1870 Aucune
Victor Guffroy 5 octobre 1871- 17 mars 1872 Aucune
Amédée Stainville        8 février – 27 avril 1873           Aucune
Emile Auguste Vasselet 13 décembre 1873 – 29 mars 1874 Aucune
Corail 25 décembre 1874 – 21 février 1875 Aucune
Corail  1er janvier 1876 -  5 mars 1876 Aucune
Lapret 6 novembre 1876 – 16 février 1877 Aucune
Olive Lafon 15 novembre 1877 – 31 mars 1878 Aucune
Henri Dormond (révocation) 26 octobre 1878– 18 décembre 1878 6 000 (retirée)
Dubois [Wood] 10 janvier –  27 mars 1879 4 000
Gustave Cavé 6 novembre 1879 – 20 mars 1880 6 000
Derfeuille 4 décembre 1880 -  12 février 1881 3 000
Bressolles 29 novembre 1881 – 31 mars 1882 2 500
Bressolles  8 novembre 1882 – 23 février 1883 Aucune
Emmanuel Pontet  28 novembre 1883 – 19 mars 1884 3 500
Emile Auguste Vasselet 1er novembre 1884 – 31 mars 1885 10 000

Dans l’obligation de postuler sans cesse auprès des municipalités afin d’obtenir la concession d’un théâtre, ayant la lourde tâche de constituer une troupe d’artistes, assurant avec leurs maigres économies les frais d’une saison entière, les directeurs qui se sont succédés au théâtre de Chambéry mènent une vie difficile, toute aussi précaire que celle des comédiens.

Etre comédien à Chambéry au XIXe siècle

Portrait du comédien de province

L’arrivée de la troupe de comédiens à Chambéry au mois de septembre-octobre, constitue un véritable événement à l’échelle de la ville :

« Le théâtre ressuscite. La troupe est là, les malles et les paquets encombrent les portiques du temple de l’art. Le directeur donne ses ordres [...] Les artistes se promènent en groupe poursuivant des logements faciles à trouver [...] Les hommes devisent les effets de l’annexion, les femmes essaient leur regards fascinateurs sur les annexés. Le public rôde autour des nouveaux venus. Les jeunes gens donnent leur avis sur le mérite du ténor présumé à la seule inspection de la couleur de son paletot. Les vieillards cherchent à retrouver quelque vieille connaissance dans la personne des emplois que l’argot dramatique désigne poliment par l’adjectif marqué. On préjuge, on préavise, on raisonne, on déraisonne. » [9]

En début de saison, la composition de la troupe doit être portée à la connaissance des spectateurs par voie d’affichage public et/ou par voie de presse après avoir été approuvée par les autorités locales mais également par le ministère de l’Intérieur. D’une manière générale, les troupes « qui ont desservi le théâtre de Chambéry [...] étaient régulièrement composées comme suit : un bon acteur, une bonne actrice et les restes peu à l’avenant »[10]; le public n’ayant alors d’autre considération pour ces comédiens que celle-ci : « Amuse-moi et crève ! »[11]

Engagés par les directeurs durant le printemps ou l’été, le plus souvent à Paris, les artistes venant passer la saison à Chambéry ne sont néanmoins pas forcément tous dépourvus de talent. La province ayant sa hiérarchie comme la capitale, beaucoup d’artistes savent quel est leur avenir et ils ont le bon sens de se contenter du second rang. Toutefois, les apparitions médiocres que l’on peut voir sur la scène chambérienne sont fréquentes et résultent, en partie, d’un rythme de vie peu reposant : l’artiste doit sans cesse renouveler son répertoire afin de satisfaire un public quasi identique d’une soirée à l’autre. La journée de travail d’un comédien équivaut à celle d’un ouvrier : il cumule quatre ou cinq heures de spectacle avec des répétitions d’au moins cinq heures pouvant aller jusqu’à huit heures. Un acteur peut ainsi, au cours d’une même soirée, jouer dans deux pièces à la suite, et de genre très différent :

« M. Ambroselli, sous le coup d’un enrouement qui ne peut provenir que d’un travail forcé, a fait tout ce qu’il a pu [...] Obligés de jouer et de répéter sans cesse, d’apprendre coup sur coup des rôles plus ou moins longs, les pauvres artistes sont sans trêve ni repos. Il y a plus qu’un abus dans cette manière de faire du directeur ; il y a de l’inhumanité. Au lieu de donner par semaine seulement deux représentations [...], il surcharge sa troupe de la représentation du mardi, qui d’ordinaire est improductive. […] L’artiste, en présence d’un travail aussi lourd, n’estime pas son art ; il devient un homme de peine lyrique, ou il se voit dans la nécessité d’abandonner sa position »[12]

Dans ces conditions qui s’avèrent parfois très difficiles, il n’est pas surprenant qu’un artiste quitte la scène en pleine représentation ou refuse de monter sur les planches.

La rémunération des artistes

La rémunération des artistes est constituée de trois éléments : aux appointements mensuels fixés par leur contrat, s’ajoutent les feux, c’est-à-dire une somme fixe versée par pièce, et enfin les représentations à bénéfice (soirée où le programme est fixé par l’acteur bénéficiaire ; la moitié de la recette lui revenant).

Les sources ne permettent pas d’estimer l’intégralité de la rémunération d’un comédien mais l’on peut néanmoins connaître, à titre d’exemple, l’appointement mensuel des artistes lyriques et dramatiques de la troupe d’Henri Drouville (1862-1863)[13] :

M. Fille 1er ténor léger 800 francs[14]
M. Mauban 2e ténor léger 400
Mlle de St Armand 1ère chanteuse légère 800
Mlle Patte 1ère dugazon 400
Mme Mauroy 1ère duègne 200
Mme Poncelet 2e chanteuse 200
M. Dubasq Laruette 300
M. Henri Trial, ténor comique 300
M. Vial 1ère basse En représentation : au cachet
M. Laurent Baryton Idem
M. Joly Chef d’orchestre 22
M. Léopold Mayard 1er rôle de comédie 250
M. Maillot Jeune 1er rôle 250
M. Mauban Jeune 1er Porté dans l’opéra
M. Drouville 1er comique 250
M. Dubasq 1er comique marqué Porté dans l’opéra
M. Veniat 2e amoureux 125
M. Croullebois 2e comique 120
M. Beaury 3e rôle 150
M. Jules Legrand Utilité 100
Mme Poncelet 1er rôle (femme) Portée dans l’opéra
Mme Viel Jeune 1er rôle 250
Mme Caroline Mauroy Ingénuité 200
Mme Dubasq 2e amoureuse 100
Mme Delphine Baury 2e soubrette 100
Mme Mauroy Duègne Portée dans l’opéra

Evoluant dans un milieu précaire où il n’est pas rare pour un comédien de ne pas percevoir de salaire ou de se voir sans emploi en pleine saison suite à la faillite du directeur, ce dernier est tenu, à partir de 1863, de « donner une représentation au bénéfice de la caisse de secours de l’association des artistes dramatiques »[15] qui siège à Paris. Le plus souvent, il est stipulé, dans le cahier des charges, que le directeur s’engage à payer son personnel, soit chaque mois, soit à des périodes fixes. Le moyen le plus simple d’assurer le paiement des artistes, sans que ceux-ci aient à redouter l’insolvabilité de leur directeur, est de stipuler que la Ville paiera directement les artistes.

Le comédien et l’autorité publique

Outre les contrats très contraignants imposés par les directeurs, les comédiens doivent également répondre aux exigences de la municipalité [16] :

Art. 212 : tout artiste est obligé d’exécuter les engagements qu’il a contractés avec le Directeur et de remplir les rôles qui lui sont distribués. Le Directeur aura le droit d’infliger des amendes à tout artiste qui manquerait à ses devoirs ou n’assisterait pas régulièrement aux répétitions et aux heures indiquées.

Art. 213 : les acteurs devront toujours être prêts pour le lever du rideau. En conséquence, seront poursuivis comme perturbateurs de l’ordre public les acteurs ou actrices qui, par leur fait non motivé, auront occasionné un retard, soit au commencement, soit à la reprise du spectacle.

Seront également poursuivis pour être punis des mêmes peines les acteurs ou actrices qui, par leur absence imprévue ou par leur refus de jouer, auront nécessité le changement d’une pièce annoncée ou auront interrompu la représentation.

Art. 214 : il est défendu de déclamer, chanter ou débiter sur la scène autre chose que ce qui aura été annoncé par l’affiche du jour.

Art.215 : il est expressément défendu aux acteurs ou aux chanteurs de faire aucune suppression ou addition de leur rôle. Le Directeur et le Chef d’orchestre seront personnellement responsables des troubles qui pourraient occasionner ces changements. Aucune coupure ou suppression jugée nécessaire ne pourra être faite sans l’autorisation du Maire.

Art. 217 : tout geste ironique ou de menace qui s’adresserait aux spectateurs est expressément défendu aux acteurs, sous peine d’être poursuivis comme provocateurs de trouble et de désordre.

Le règlement intérieur comprend en réalité deux parties : l’une est plutôt l’œuvre du directeur, qu’il édicte dans l’intérêt de son exploitation ; l’autre est plutôt l’œuvre de l’autorité municipale : elle est édictée dans l’intérêt général, dans celui notamment de la sécurité publique, et l’amende sera encourue non pas par le personnel, mais par le directeur lui-même. Certains articles de ce règlement révèlent quelque peu le mode de vie des artistes et/ou la vision que l’autorité a d’eux.

Ainsi, les conditions de vie des comédiens qui passent sur les planches chambériennes semblent des plus fragiles et ardues ; multipliant les heures de répétition et de représentation, bénéficiant de très peu de jours de relâche, les saisons sont harassantes pour un traitement modique d’autant plus qu’ils doivent être en mesure de jouer des répertoires très variés.

LA PROGRAMMATION DU THEATRE CHAMBERIEN

Que joue-t-on sur la scène chambérienne de 1860 à 1885 ? Sous le Second Empire, « on peut déceler deux orientations fondamentales du théâtre : le vaudeville léger [qui] persiste à travers l’opérette d’Offenbach, mais trouve aussi une nouvelle jeunesse et une tonalité nouvelle dans les comédies de Labiche. Quant au drame romantique défunt, il se transforme, lui, en genre hybride de comédie sérieuse, basée sur l’observation mais surtout animée d’une volonté morale. »[17] Cependant, d’après la presse chambérienne, les spectateurs souhaitent « un peu plus d’opéra comique et un peu moins de grand opéra. Un peu plus de vaudevilles en un acte et un peu moins de drames en douze tableaux. Un peu plus de ces jolies choses du Gymnase et un peu moins de ces grosses machines de la Gaîté. »[18] En effet, l’étude de la programmation sur l’ensemble de la période étudiée nous révèle la présence de deux genres majeurs : la comédie et le lyrique.

Répartition des représentations par genres

Ainsi, de 1860 à 1885, la comédie et le lyrique (l’opéra, l’opéra-comique et l’opéra-bouffe) constituent plus du tiers des représentations (79%). L’étude du répertoire de Gustave Cavé, directeur durant la saison 1879-1880, nous démontre la richesse d’un répertoire aujourd’hui méconnu voire inconnu :

Jour de représentation Titre de la pièce Genre et nombre d’actes Auteur
 Jeudi 6 nov. 1879  Le Marquis de Villemer  Comédie (IV) Georges Sand
Les Noces de Jeannette  Opéra comique (I) Carré et Barbier / Massé
Samedi 8 nov. Les Cloches de Corneville Opéra comique (IV) Clairville et Gabet / Planquette
Dimanche 9 nov. La vie parisienne Opéra-bouffe (IV) Meilhac et Halévy / Offenbach
Jeudi 13 nov.  Le Voyage de M. Perrichon Comédie (IV) Labiche et Martin
La Timbale d’argent Opérette (III)  
Dimanche 16 nov. Le Loup de Kévergan Drame (VI)  
Jeudi 20 nov.  Les Amours de Cléopâtre Comédie-Vaudeville (III) Michel et Delacour
La Timbale d’argent  Opérette (III)  
Samedi 22 nov.  La Consigne est de ronfler Vaudeville (I) Grangé et Thiboust
Galathée Opéra comique (II) Barbier et Carré / Massé
Jeudi 27 nov. La Vie parisienne Opéra-bouffe (IV) Meilhac et Halévy / Offenbach
Samedi 29 nov. La Fille de Mme Angot Opéra bouffe (III) Clairville et Siraudin / Lecoq
Jeudi 4 décembre La Fille de Mme Angot Opéra bouffe (III) Clairville et Siraudin / Lecoq
Jeudi 11 déc. La Boule Comédie (IV) Meilhac et Halévy
Samedi 13 déc. La Boule Comédie (IV) Meilhac et Halévy
Dimanche 14 déc. Le Serment d’Horace Vaudeville (I) Murger et Thiboust
Samedi 20 déc.   Jeanne qui pleure et Jean qui rit Opéra-bouffe (I)  
Lischen et Fritschen Opérette (I) Musique : Offenbach
Monsieur Choufleuri restera chez lui le… Opérette (I) Halévy / Offenbach
Dimanche 27 déc. Les Locataires de M. Blondeau Vaudeville (V) Chivot
Jeudi 1er janv. 1880   La Boulangère a des écus Opéra-bouffe (III) Meilhac et Halévy / Offenbach
Monsieur Choufleuri restera chez lui le… Opérette (I) Halévy / Offenbach
La Fille de Mme Angot Opéra bouffe (III) Clairville et Siraudin / Lecoq
Samedi 3 janv.  Bruno le Fileur Comédie-vaud. (II) Cogniard
Les Amours de Cléopâtre  Comédie-vaud. (III) Michel et Delacour
Dimanche 4 janv. La Vie parisienne Opéra-bouffe (IV) Meilhac et Halévy / Offenbach
Jeudi 8 janv.  Monsieur Alphonse Comédie (III) Dumas fils
Jeanne qui pleure et Jean qui rit Opéra-bouffe (I)  
Samedi 10 janv. La Boulangère a des écus Opéra-bouffe (III) Meilhac et Halévy / Offenbach
Dimanche 11 janv.  La Vie parisienne Opéra-bouffe (IV) Meilhac et Halévy / Offenbach
Monsieur Alphonse Comédie (III) Dumas fils
Jeudi 15 janv. La Boulangère a des écus Opéra-bouffe (III) Meilhac et Halévy / Offenbach
Samedi 17 janv.  Bébé Comédie (III) Hennequin et Najac
Le Maître de Chapelle Opéra- comique (II) Sophie Gay / Paer
Dimanche 18 janv.   Un frère terrible Vaudeville (I) Dupeuty et Guinot
La Boulangère a des écus Opéra-bouffe (III) Meilhac et Halévy / Offenbach
Les Deux Aveugles Opérette (I) Moineaux / Offenbach
Jeudi 22 janv.  Le Panache Comédie (III) Edmond Goudinet
Lischen et Fritschen Opérette (I) Musique : Offenbach
Samedi 24 janv.   La Rose de Saint-Flour Opérette (I)  
La Favorite Opéra (IV) Royer et Vaëz / Donizetti
La Fille du régiment Opéra (III) Saint-Georges et Bayard Musique : Donizetti
Jeudi 29 janv. La Princesse de Trébizonde Opéra bouffe (III) Nuitter / Offenbach
Dimanche 1er fév.  Bébé Comédie (III) Hennequin et Najac
La Princesse de Trébizonde Opéra bouffe (III) Nuitter / Offenbach
Jeudi 5 fév.  Lequel ! ! Comédie (III)  
Pomme d’api Opérette (I) Musique : Offenbach
Samedi 7 fév.   Lequel ! ! Comédie (III)  
Jeanne qui pleure et Jean qui rit Opéra-bouffe(I)  
Les Deux Aveugles Opérette (I) Moineaux / Offenbach
Dimanche 8 fév. La Princesse de Trébizonde Opéra bouffe (III) Nuitter / Offenbach
Samedi 14 fév.   L’Amour, qué qu’c’est qu’ça ? Vaudeville (I)  Clairville, Thiboust et Delacour.
Le Petit Ludovic Vaudeville (III)  
Le Mariage aux lanternes Opérette (I) Carré et Battu / Offenbach
Jeudi 19 fév. Giroflé-Girofla Opéra bouffe (III) Leterrier et Vanloo / Lecoq
Samedi 21 fév. Giroflé-Girofla Opéra bouffe (III) Leterrier et Vanloo / Lecoq
Jeudi 26 février Chambéry-Revue Revue locale Auteur inconnu
Samedi 28 février Chambéry-Revue Revue locale Auteur inconnu
Jeudi 4 mars Chambéry-Revue Revue locale Auteur inconnu
Samedi 13 mars  Le Mariage aux lanternes Opérette (I) Carré et Battu / Offenbach
Monsieur Choufleuri restera chez lui le… Opérette (I) Halévy et le duc de Morny Musique : Offenbach
Dimanche 14 mars  Le Dernier des Montmayeur Drame local (IV)  
Chambéry-Revue Revue locale Auteur inconnu
Jeudi 18 mars  France et Savoie Comédie locale (II) Auteur inconnu
Les Cloches de Corneville Opéra comique (IV) Clairville et Gabet / Planquette

La programmation de Gustave Cavé place le lyrique (opérette, opéra, opéra-bouffe ou opéra-comique) en tête du répertoire durant la saison 1879-1880, ce qui est relativement fréquent à Chambéry. Cet attrait pour la musique est-il un héritage italien ? Cette hypothèse est confortée par les propos du chroniqueur Antony Dessaix : « Chambéry, pour n’avoir produit ni des Berlioz ni des Talberg, -ces grands hommes sont d’un autre ordre, - Chambéry qui a participé si longtemps à la dépendance italienne, a pu se former au goût de la bonne musique. »[19]

Toutefois, il existe une hiérarchie entre les différents types de lyrique. Ainsi, l’opérette, genre léger, assimilable à un simple vaudeville mêlé de couplets et en opposition à la musique sérieuse qu’est l’opéra, ne semble pas appréciée de tous. En effet, accusée d’une part par ses contemporains d’être une des causes de la défaite française de 1870, « Offenbach ayant plus fait pour la défaite de la France que Bismarck ; car celui-là c’est un vainqueur qui fait rire, c’est donc lui qui nous a livrés, désarmés »,[20] elle est également considérée par certains comme un sous-genre :

« La caisse de la direction est un tyran et a dû céder le pas à l’opérette, pour n’être plus qu’un comparse dans le roulement du répertoire. C’est triste à dire, l’opéra comique est démodé chez nous, et nous n’aimons plus la finesse, la grâce de la mélodie à laquelle nous avons le mauvais goût de préférer les flonflons modernes qui sont même loin de valoir les anciens flonflons. »[21]

Tout comme l’opéra-comique, le drame, donné le plus souvent le dimanche « pour la classe ouvrière et les amateurs d’émotions vives »[22], est peu représenté. Autre genre en disgrâce sur la scène provinciale en cette seconde moitié du XIXe siècle, les classiques ne représentent que 3% du répertoire de 1860 à 1885. Tout comme « le théâtre municipal de Montpellier [qui] ignore Corneille, Marivaux, Beaumarchais, et n’accueille qu’exceptionnellement Molière, Racine »[23], la scène chambérienne se veut contemporaine. Seules les troupes de passage, ayant pour têtes d’affiches des célébrités appartenant à la Comédie-Française ou au Théâtre-Français telles que Sarah Bernhardt de passage le 20 février 1882, osent jouer des tragédies et comédies du siècle précédent. (majoritairement de Racine).

Outre le répertoire provenant de la capitale, « une idée agite la province. La vulgarisation parisienne ne lui suffit plus ; elle veut encore la décentralisation, et elle la poursuit »[24] notamment en matière d’art dramatique à travers une production locale intitulée la « Revue ». « Défilé de personnages plus ou moins allégoriques, traversant une intrigue peu compliquée et chantant force couplets sur les airs les plus à la mode »[25], ce genre ne s’adresse qu’au public local ; les événements et les protagonistes étant exclusivement chambériens dans le cas présent. De 1860 à 1885, les revues locales jouées, et le plus souvent créées, dans le giron chambérien sont au nombre de cinq :

Chambéry hier et aujourd’hui

Auteurs parisiens

Du 5 au 28 mars 1869 (9 représentations)

Bilboquet à Chambéry

Hégésyppe Clerc

Du 17 février au 10 mars 1872 (7 représentations)

Tout Chambéry en rit

Bonjean

Du 4 au 11 mars 1877 (4 représentations)

Chambéry-Revue

Auteur inconnu

Du 26 février au 14 mars 1880 (4 représentations)

Guignol à Chambéry

Antony Dessaix

26 mars 1885

Production théâtrale symbolisant un certain chauvinisme local, elle n’est cependant pas propre à Chambéry. En effet, sur le théâtre de Nantes, en 1874, « on joua […] une grande revue locale […] Tout Nantes y passera et Trentemoult aussi.»[26] Une telle œuvre est à coup sûr instigatrice de soirées à succès. En effet, les spectateurs assistent nombreux à ces représentations dans l’unique but de se voir mis en scène :

« Ils verront défiler devant eux les personnages excentriques de Chambéry, des types connus, la presse, les faubourgs, l’industrie de Chambéry, le chemin de fer, les sociétés de musique, nos illustrations savoyardes. Ils entendront quelques rondeaux et des chansons en patois qui les feront rire, en flattant leur orgueil national. »[27]

Ces revues locales attirent un public chambérien, en quête de nouveauté et d’étonnement. L’unique théâtre de Chambéry ne peut contenir que de « 1000 à 1100 spectateurs environ »[28] avant l’incendie de 1864 puis de 1100 à 1200 personnes après sa reconstruction ce qui signifie que le public est relativement identique à chaque représentation. Cela nécessite, de la part des directeurs, de présenter un « répertoire varié et de bon goût »[29], les pièces ne pouvant pas être jouées plus de trois ou quatre fois par saison, contrairement aux scènes parisiennes qui affichent des centaines de représentations successives. Ainsi, de 1860 à 1885, 58 % des pièces ne sont jouées qu’une seule fois par saison.

Néanmoins, cette extrême variété du répertoire ne reflète pas impérativement la médiocrité ou l’insuccès d’une pièce. En effet, à des succès éphémères tels que Le Tour du Monde en 80 jours, drame de Dennery créé au théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1874 et joué 12 fois durant la saison 1878-1879 (ce qui représente un record pour la scène chambérienne !) s’opposent des succès « intemporels » qui, joués uniquement une ou deux fois par saison, se retrouvent toutefois chaque année. C’est le cas, par exemple, de nombreux grands opéras du XIXe siècle tels La Juive d’Halévy, La Favorite et Lucie de Lammermmor de Donizetti, Les Noces de Jeannette de Massé dans le registre de l’opéra-comique et Marie-Jeanne de Dennery et Dumanoir pour le genre dramatique.

Ainsi, le théâtre de Chambéry semble s’ancrer, de 1860 à 1885, dans un répertoire de son temps, renouvelé assez fréquemment par quelques nouveautés. En effet, la plupart des pièces dramatiques sont jouées sur la scène chambérienne peu de temps après leur création et leur représentation dans les théâtres parisiens. Ainsi, Denise, comédie de Dumas, créée au Théâtre-Français en 1885, est représentée la même année à Chambéry.

Evoquer la diffusion de ces pièces amène à considérer leur réception par les spectateurs chambériens.

THEATRE POPULAIRE OU ELITISTE ?

Le public chambérien, entre « vrai public » et « Béni-Nounous »

L’approche du public chambérien, par l’analyse des divers organes de la presse locale, englobe les spectateurs en une masse informe. Or, « l’attitude des « enfants du Paradis » n’a rien de commun avec l’attitude du spectateur des loges ; […] L’homme du monde qui vient au spectacle pour y faire acte de présence et de parade ne fait pas partie du même public que le petit bourgeois qui veut d’abord du divertissement. »[30]

Afin de distinguer la composition du théâtre de Chambéry, intéressons-nous aux prix des différentes catégories de places. La municipalité régit leur tarification[31] mais les directeurs sont en droit de demander l’augmentation des prix en cas de représentation extraordinaire (venue d’artistes illustres par exemple) ou la baisse des prix car « on trouve généralement le prix des places trop élevé pour le commerce et la classe ouvrière. »[32]

Evolution des prix des places

Sachant qu’« en 1870, les salaires sont faibles […] ; en 1872 un maçon touche 3f – 3f25 par journée de travail »[33], une place en quatrième galerie constitue plus de 16 % du salaire de l’ouvrier et en troisième environ 33 %. Se rendre au théâtre apparaît, par conséquent, très onéreux et pourrait laisser penser que ce loisir appartient à la bourgeoisie. Or, le nombre de places pour chaque catégorie révèle que ce sont le parterre et les quatrièmes qui contiennent le plus de spectateurs.

Nous pouvons reconstituer la fréquentation sur le début de la période, grâce au registre des comptes du théâtre tenu par le concierge :

Fréquentation du théâtre selon les catégories de places

En cette seconde moitié du XIXe siècle, le théâtre ne semble pas constituer à Chambéry, une des distractions principales des classes aisées ; les ouvrages présentés ne répondant apparemment pas au goût de cette bourgeoisie de négociants, petits industriels, magistrats, avocats ou médecins. Désigné notamment par les termes « Béni-Nounou »[34], ce public des premières et des fauteuils est largement stigmatisé dans la plupart des chroniques théâtrales ; on lui reproche son absentéisme ainsi que ses exigences d’élite en matière de moralité :

« Béni-Nounou construit son théâtre avec son argent […] Béni-Nounou, enfin, développe et varie [...] ce thème […] que, pour la facilité de tout le monde, nous réduisons à sa plus simple expression, à savoir : Nous payons et nous avons le droit d’en prendre pour notre argent. Ou plus simplement encore : C’est moi que je paye, et je prétends être servi selon ma fantaisie. »[35]

L’analyse de la comptabilité des diverses directions révèle que la cause essentielle des faillites et du malaise financier des exploitants est l’absence d’un public fidèle. « Comment se fait-il, dira-t-on, que le grand et le beau ne puissent attirer constamment un auditoire assez nombreux pour couvrir la dépense ? »[36]

Premier élément d’explication mais le plus mineur : la concurrence d’autres scènes. En effet, la proximité avec l’Italie voisine, et plus précisément avec la Scala de Milan, ainsi que le théâtre de la station balnéaire d’Aix-les-Bains, offrent la possibilité au public aisé et amateur avisé, d’assister à des spectacles de plus grande qualité semble-t-il.

D’autre part, la saison théâtrale est en elle-même une explication à cette apathie d’une grande partie du public car elle possède son propre rythme, marqué dans un premier temps par « le mois de décembre [qui] est l’écueil à éviter, le cap à doubler »[37], puis par les fêtes religieuses qui font également concurrence au théâtre, surtout dans une ville à tendance conservatrice telle que Chambéry. Les troupes lyriques printanières s’heurtent également à une salle désertée car « au printemps, c’est le soleil et la nature qui rédigent les programmes de spectacles [...].»[38]

Il apparaît toutefois que l’absence de représentations durant une certaine période peut, au contraire, être un motif pour relancer la fréquentation du théâtre. C’est le cas durant la saison 1866-1867. Le théâtre ayant rouvert ses portes suite à l’incendie de février 1864, il est fréquenté relativement assidûment ce qui fait dire à Antony Dessaix qu’il « conseille aux villes intelligentes de faire brûler leur théâtre de temps en temps [car] c’est pendant que le monument fume sous la cendre qu’on en prend le chemin. »[39]

Il est donc troublant de constater qu’il n’y a aucune adéquation entre bon spectacle et salle garnie. En effet, on observe à de nombreuses reprises que d’excellentes représentations « font rigoler les banquettes », « les artistes [étant] plus nombreux que les spectateurs ! »[40]

Au-delà de ces multiples raisons, l’élément majeur expliquant l’attrait ou la répulsion du public des premières et plus particulièrement du public féminin, n’est autre que le contenu des pièces :

« Voilà, s’il n’en fut jamais, un spectacle auquel la maman la plus collet-monté ne craindra pas d’amener sa fille. Pour un programme irréprochable, pour un spectacle vertueux, pour une série de pièces morales, il n’est pas de pareil. Qu’en sera-t-il de la recette ? Les premières continueront-elles à briller par leur absence ? Ce serait à désespérer du bon goût de la population de Chambéry. […] Pas le moindre vaudeville ni avant, ni après. […] Que faut-il de plus pour secouer la torpeur de cette partie du public qui fait la sourde oreille à toutes les invites dont elle est l’objet ? »[41]

Parfois, devant l’absence de spectateurs, la direction se voit dans l’obligation de prendre des mesures : la direction Sabatier, en accord avec la municipalité, décide que « jusqu’à nouvel ordre, il n’y aura que deux jours de spectacle par semaine, et que ces deux jours sont irrévocablement fixés au jeudi et au dimanche »[42], les représentations du mardi étant infructueuses ; durant la saison 1869-1870, une représentation est annulée le soir même :

« Il arriva que cinq minutes avant l’heure fixée pour le commencement, on s’aperçut qu’il n’y avait que quelques personnes dans la salle. Aussitôt, [...] on prit la décision de rendre l’argent. […] Toi qui viens au théâtre, tu vas me le payer pour ceux qui ne viennent pas. Toi qui réponds à mon appel quand tes voisins font la sourde oreille, c’est toi que je vais punir. [...] Par conséquent, reprends tes cliques et tes claques, redemande ton argent au contrôle. Et voilà comment on punit ou bien comment on amène le public récalcitrant »[43]

Une fois le public venu, le spectacle peut commencer, sur scène comme en salle…

Quand le spectateur se fait acteur : les manifestations du public

La particularité du théâtre, c’est-à-dire l’intrication constante du réel et du fictif, entretient la confusion des rôles chez les spectateurs. Cette puissance d’évocation et de perturbation collective que détient le théâtre peut être illustrée par les manifestations incroyablement primitives que peut entraîner la représentation d’une pièce.[44] Applaudissements, sifflets, cris sont autant d’actes dirigés contre le contenu même d’une pièce mais également contre le comédien, puisque « la représentation des rôles sociaux, réels ou imaginaires, provoque une contestation, une adhésion, une participation qu’aucun autre art ne peut provoquer. »[45] Ainsi, les multiples articles du règlement du théâtre[46] relatifs au comportement soulignent l’agitation qui anime le théâtre :

Titre premier. De la police du théâtre.

Art.4. Les enfants au-dessous de quatre ans ne doivent pas être conduits au spectacle.

Art.5. Il est défendu d’entrer au Théâtre avec des chiens ; qu’ils soient ou non muselés ou tenus en laisse

Art. 6. Il est expressément interdit de fumer dans quelque partie du Théâtre que ce soit […]

Art.7. Les femmes de mauvaise vie ou celles publiquement reconnues telles ne pourront être admises en premières ou secondes, fauteuils ou stalles, ni au foyer. L’Autorité municipale désignera les places qu’elles peuvent occuper, sous peine d’exclusion.

Art. 8. Les spectateurs devront tous, sans exception, se tenir découverts lorsque le rideau sera levé. Ils devront se tenir assis, pendant la représentation, de manière à ne pas gêner les personnes qui se trouvent derrière eux. Il est défendu aux spectateurs […] de rien jeter sur la scène, sauf des couronnes ou des fleurs aux artistes, après avoir toutefois prévenu l’Autorité.

Art.9. Le plus grand silence doit être gardé par les spectateurs lorsque les artistes sont en scène. Il est défendu de troubler la représentation par des cris, des invectives, des apostrophes injurieuses, des huées et sifflets prolongés, et de menacer ou insulter qui que ce soit. Si le spectacle était interrompu par des sifflets, cris ou vociférations, le Commissaire de police sommera, au nom de la loi, les spectateurs de laisser continuer le spectacle, et dans le cas où cette sommation ne produirait pas d’effet, il fera expulser, par la force, les perturbateurs. Ceux qui résisteraient seront arrêtés et mis à la disposition de M. le Procureur impérial.

Art.11. Il est interdit aux personnes étrangères au service du Théâtre de monter sur scène, de pénétrer dans les loges et foyer des artistes et d’entrer dans l’orchestre.

Lieu d’intrication des goûts, des attentes et des origines sociales divers, le théâtre est un lieu d’expression à part entière. La véritable interaction entre la scène et la salle est à l’origine de nombreuses manifestations d’approbation ou d’improbation de la part des spectateurs. On peut supposer que toutes les catégories de places s’expriment mais quels sont les motifs déclenchant la réaction du public ?

Le plus fréquemment, il apparaît que ce sont les pièces elles-mêmes qui déclenchent l’adhésion ou non d’une partie du public. Outre l’interprétation, c’est avant tout le contenu de la pièce, tant politique que moral ou religieux, qui interpelle le public. Par exemple, la représentation des Mousquetaires au couvent le mardi 5 avril 1881 est marquée par un incident : deux comédiens se présentant sous l’accoutrement de moines ont outré un spectateur des fauteuils d’orchestre qui s’est muni de sifflets et en a distribué aux enfants devant le théâtre, les engageant à aller siffler les artistes.[47] A contrario, la pièce d’Eugène Sue, Le Juif Errant, censurée à maintes reprises, en 1860[48] et 1863[49], reçoit les acclamations du public chambérien :

« N’en déplaise [...] à tous les jésuites à robe longue ou courte, le beau drame d’Eugène Sue [Le Juif-Errant] a été acclamé et le public intelligent de Chambéry a souligné par des bravos vigoureux tous les passages où l’auteur flagelle de sa verve incisive toute cette bande de noirs conspirateurs dont la louche morale toute entière faite pour servir l’esprit de domination qui anime leur ordre a été pour tous les gouvernements et pour la papauté elle-même comme un danger public. Ajoutons que le public a accueilli par des applaudissements frénétiques Gabriel, le vrai prêtre, le juste, le martyr ! Allons ! Tartuffe et Escobars, cessez vos lamentations hypocrites, le peuple ne confond pas la religion et le jésuitisme. »[50]

Autre motif d’acclamation ou de mécontentement, le jeu des artistes ; le public s’avérant être plus satisfait que mécontent dans l’ensemble. Toutefois, il faut discerner deux types d’applaudissements : « les uns sont une récompense, les autres, un encouragement. […] Les applaudissements récompense sont une dette, les applaudissements encouragements sont une faveur. »[51] Ainsi, parmi les nombreux bouquets, les quelques incidents troublant le temps d’une soirée l’apathique vie théâtrale chambérienne, apparaissent comme de véritables événements relatés avec minutie par la presse. Expressions individuelles ou communes, il est intéressant de relever ces diverses réactions, reflets d’une mentalité locale et symboles des rapports entre la scène et la salle marqués le plus souvent par l’incompréhension:

« Le chœur allait son train, quand quelques sifflets se sont fait entendre […]. A qui s’adressaient-ils ? J’ai la persuasion que ce n’est point à M. Kolletz. Mais ce jeune artiste en a pris une part pour son compte [...]. Il a salué le public avec une ironie qui a soulevé dans la salle une véritable tempête. […] Des orateurs sont montés sur les banquettes et ont exigé que l’artiste fit des excuses au public. Celui-ci n’a pas cru devoir se conformer à cette injonction [...] Qu’adviendra-t-il de ce conflit dans lesquels les partis belligérants me semblent singulièrement inégaux ? L’un de ces partis est composé d’un seul homme et l’autre de cette foule de têtes qui, entées sur un même corps constituent cette hydre implacable qu’on appelle le public. »[52]

Les manifestations du public les plus unanimes et les plus marquantes sont celles liées au chauvinisme local et aux questions politiques. La question de l’Annexion anime les esprits de 1860 et ce léger clivage de la population s’exprime au théâtre, notamment par une manifestation de la part d’une quinzaine d’adversaires de l’Annexion le dimanche 11 mars 1860.[53] L’événement le plus marquant demeure le mauvais jeu de mots de la part d’un comédien, M. Léoplold, durant la représentation de Piccolet le vendredi 5 juillet 1861 :

« L’un des acteurs, au milieu d’une tirade, s’est écrié : « Maudite chance ! Savoyarde de chance ! » On conçoit l’effet qu’a du produire cette apostrophe sur un public savoyard. Des coups de sifflets sont partis aussitôt de tous les coins de la salle ; toutefois l’incident n’a pas eu d’autres suites. Appelé ce matin avec le directeur du théâtre au bureau du commissariat central, l’acteur a allégué que le mot était dans son rôle et il s’est excusé en disant que, connaissant ce rôle depuis longtemps, les paroles lui avaient échappé. »[54]

De manière générale, la presse reproche au public de « manifester un peu trop en dedans et pas assez en dehors ».[55] Ce constat ne semble pas être celui de la municipalité puisqu’elle édicte, le 30 octobre 1862, un arrêté pour réprimer l’usage du sifflet.[56] Contrairement à Avignon et à Lyon où le droit de siffler est règlementé, à Chambéry « tout signe, soit d’approbation, soit d’improbation, est interdit pendant les trois débuts auxquels chaque artiste doit être soumis »[57] ; période de la saison où le public est un véritable acteur de la vie théâtrale car il juge le comédien et décide, après trois représentations, s’il restera dans la troupe ou non. L’injustice vis-à-vis de certains artistes rejetés ne produit donc pas de vives réactions dans l’assemblée des spectateurs ; même les défenseurs de ces artistes restent dans l’ombre :

« Hier a eu lieu le deuxième début de Mme Bruneau-Vallet […] Cette soirée a été d’une froideur glaciale. A la fin du spectacle, une douzaine de personnes ont essayé de faire à l’artiste l’ovation du rappel, mais leurs coups de bottes se sont éteints au milieu du silence. »[58]

Outre quelques épisodiques manifestations, rarement collectives, le public chambérien est discipliné.

Pour conclure, le théâtre chambérien s’inscrit, de 1860 à 1885, dans ce qui se fait en province à la même époque : les troupes dramatiques, sédentaires le temps d’une saison, menées par des directeurs dans l’ensemble peu préparés à la lourde charge qui leur incombe, composées par des artistes de second ordre, animent considérablement la vie culturelle de l’ancienne capitale ducale. Tantôt conspués ou admirés, les comédiens sont au cœur des critiques de la presse locale, symboles mêmes de l’intérêt qu’ils font naître chez les Savoyards même si ces derniers sont peu assidus. Attirés par un répertoire varié et « léger », composé de vaudevilles et d’opérettes, les spectateurs se rendant au théâtre appartiennent, dans leur majorité, à la classe populaire ; les bourgeois rejetant, par leur absence, ces genres peu moraux.

Notes

[1] Article tiré d’un mémoire de Master I, « Le Théâtre à Chambéry (1860-1885). Ediles, artistes & public : le microcosme de la dramaturgie provinciale », sous la direction de Sylvain Milbach, soutenu en septembre 2005 à l’Université de Savoie. [2] Maurice DESCOTES, Le public de théâtre et son histoire, Paris, PUF, 1964, p.1 [3] ACC 2R11, Art. 3 du cahier des charges (1868 et 1873) [4] Le Parterre, N°29 du 13 janvier 1885. [5] ACC 2R11, Art. 18 du cahier des charges (1884-1885) [6] Ibid, Lettre d’Auguste Vasselet au maire de Chambéry (5 février 1885) [7] ACC 2R11, Lettre de l’adjoint au maire au directeur Olive Lafon (18 octobre 1877) [8] Concernant le montant de la subvention donné en francs de la seconde moitié du XIXe siècle, il est possible d’obtenir la conversion en euros en multipliant les sommes par 2.29. [9] Le Messager des théâtres du 21 octobre 1866, article d’Antony Dessaix [10] La Gazette du peuple, N°7 du vendredi 16 janvier 1874, article de Y.X [11] Le Courrier des Alpes, N°143 du jeudi 28 novembre 1878, article de Claudin [12] Le Courrier des Alpes, N°8 du samedi 17 janvier 1863, article de Rythier [13] ADS T229, tableau de la troupe Drouville (1862-1863) [14] Pour convertir les francs du XIXe siècle en euros, on peut multiplier les sommes par 2.29 [15] ADS T229, art. 5 de l’arrêté ministériel du 12 mai 1863 [16] ADS T228, Règlement de la police municipale de la ville de Chambéry (1862) [17] P. BERTHIER, Le théâtre au XIXe, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1986, p.82 [18] Le Courrier de Savoie du 20 janvier 1867, article de A.D (Antony Dessaix ?) [19] Le Messager des théâtres du 7 juillet 1861 [20] Le Courrier des Alpes, N°119 du jeudi 5 octobre 1871, article de Satisfait [21] Le Parterre, N°53 du mardi 17 mars 1885 [22] ACC 2R11, Lettre de l’adjoint au maire au directeur Lafon (18 octobre 1877) [23] R. ANDREANI, “Le répertoire dramatique du théâtre de Montpellier de 1888 à 1911 » in Actes du 115e congrès national des sociétés savantes (Avignon, 1991), Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui. Epoque moderne et contemporaine, Paris, éd. CTHS, 1991, p.235 [24] Le Courrier de Savoie du 6 février 1867, article de Antony Dessaix [25] Le Patriote savoisien, N°24 du jeudi 26 février 1880 [26] E. DESTRANGES, Le théâtre à Nantes depuis ses origines jusqu’à nos jours. 1430 à 1901, Fisbacher, 1902, p.199 [27] Le Courrier des Alpes, N°30 du samedi 10 mars 1877, article de S.-J. Claudin [28] ACC 2R10, Cahier des charges (1862-1863) [29] Le Courrier des Alpes, N°128 du jeudi 24 octobre 1878, article de Claudin [30] M. DESCOTES, op. cit., p.5 [31] ACC 2R11, arrêtés municipaux fixant les prix des places (1866 et 1867) [32] ACC 2R11, lettre du directeur Georgis au maire demandant la baisse du prix des places (11 juillet 1869) [33] Ch. SORREL, “ La Troisième République à la ville : Chambéry de 1870 à 1914 ” in Mémoires et documents de la SSHA, Chambéry, tome LXXXVII, 1980, p.29 [34] Le Courrier des Alpes, N°141 du samedi 24 novembre 1866, article de Satisfait [35] Ibid, N°134 du jeudi 8 novembre 1866, article de Satisfait [36] A. DETCHEVVRY, Histoire des théâtres de Bordeaux depuis leur origine dans cette ville jusqu’à nos jours, Bordeaux, Delmas, 1860. p.310 [37] Le Messager des théâtres du 13 janvier 1870, article d’Antony Dessaix [38] Le Courrier des Alpes, N°49 du jeudi 24 avril 1873, article de Satisfait [39] Le Messager des théâtres du 13 décembre 1866 [40] Le Parterre, N°30 du jeudi 5 février 1885 [41] Ibid, N°17 du jeudi 11 décembre 1884 [42] Le Courrier des Alpes, N°148 du samedi 11 décembre 1869, article de Satisfait [43] Ibid, N°136 du samedi 13 novembre 1869 [44] J. DUVIGNAUD, Les ombres collectives. Sociologie du théâtre, Paris, PUF, 1973, p. 12 [45] Ibid, p.12 [46] ADS T229, Règlement du théâtre impérial de Chambéry (1866) [47] Le Patriote savoisien, N°41 du mercredi 6 avril 1881 [48] T228, Lettre du ministre d’Etat au préfet de Savoie (1860) [49] T229, Lettre du ministre de la maison de l’empereur et des beaux-arts au préfet de Savoie (23 oct. 1863) [50] Le Patriote savoisien, N°155 du mercredi 26 décembre 1877 [51] Le Courrier de Savoie du 6 janvier 1867, article de Satisfait [52] Le Courrier de Savoie du 29 janvier 1868, article de Satisfait [53] Le Courrier des Alpes, N°34 du jeudi 15 mars 1860 [54] Ibid, N°153 du samedi 6 juillet 1861 [55] Le Parterre, N°33 du jeudi 22 janvier 1885 [56] ADS T 228, Circulaire du ministre d’Etat, Walewski, au préfet de Savoie (8 septembre 1862) [57] ADS T 229, Arrêté municipal (30 octobre 1862) [58] Le Courrier des Alpes, N°140 du samedi 20 novembre 1863

Nathalie ARPIN, enseignante d’histoire-géographie

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