Journal de Béatrice Carraz(1)

Dimanche 26 septembre 1886,

Chers et bien-aimés parents, nous voici au matin de ce jour attendu avec impatience, jour auquel nous devons donner un dernier adieu à notre chère patrie. C'est dimanche 26 septembre, nous sommes à Marseille. Nous n'attendons pas pour nous lever que l'on vienne frapper à la porte de notre chambre, nous avions l'heure, nous avions mis en ordre nos effets et nous nous préparons pour assister à la messe dite par monseigneur Philippe. C'est ainsi que nous le nommons désormais puisque, malgré lui, il est nommé évêque pour les Indes. Nous fîmes la Sainte Communion. L'action de grâce fut peut-être un peu courte, mais Dieu sait quelle en est la ferveur. Après le déjeuner deux voisines viennent nous prendre chez mademoiselle Signoret et nous conduisent à l'embarcation. Monseigneur Philippe qui avait choisi lui-même nos cabines, eut la bonté de nous la faire visiter, ce qui nous fit bien plaisir. Vous ne pourrez vous faire une idée de ce bâtiment sans l'avoir vu : il a deux étages, au premier se trouvent les cabines, c'est à dire les chambres à coucher, elles sont situées tout autour ; au milieu est la salle à manger. Au deuxième étage il y a le pont où on va pendant le jour pour se promener. Au fond est la cuisine, la ménagerie où sont les animaux qui seront la nourriture des passagers pendant le trajet.

Après que nous eûmes tout vu, les Pères qui nous avaient accompagnées, ainsi que Monseigneur, nous disent que c'était dix heures. Le vaisseau est sur son départ. Inutile de vous dire combien mon cœur battait. A ce moment un sifflet se fait entendre, on se sent balancé, et voilà que, sans nous en apercevoir, nous sommes en route. [Je me sépare] de ceux que j'aime mais dont le souvenir ne fera qu'augmenter mon affection. Oui, à ce moment, j'ai senti plus que jamais toute la grandeur du sacrifice. Mes bonnes sœurs qui sont avec moi, s'étonnent en me voyant pleurer puisque, jusqu'à ce moment, j'avais été très gaie. Une jeune sœur surtout qui cherchait à me consoler en me disant : « Mais comment, vous pleurez, vous qui allez retrouver votre sœur Marguerite-Marie , nous n'avons pas toutes semblable bonheur ! »
Nous voilà désormais avec un grand nombre de passagers de différentes parties du monde : des Anglais, des Américains, des Suisses, enfin, que sais-je, entre autres dix-huit missionnaires. Monseigneur de Pondichéry, cinq de ces révérends pères vont à Pékin, d'autres à Zanzibar, quatre à Pondichéry, un dans l'île de Ceylan ainsi que quatre religieux de la Sainte Famille de Bordeaux. Un révérend, un capucin, un exilé de ces derniers temps a déjà été en Chine, il y retourne, enfin... Fulpin qui nous a accompagnées depuis Saint-Jean, va à Nisakhapatam, centre de notre mission.

Un quart d'heure après que nous eûmes quitté Marseille, on sonna le dîner, ce qu'on appelle ici le déjeuner. Nous nous y rendons avec les autres. Le révérend père Fulpin nous a choisi nos places à la table des missionnaires. Nous y sommes donc vingt-six ou vingt-sept, au sommet de laquelle se trouvent, devinez qui ?... quatre comédiens qui ont tenu à être là, car les comédiens ne sont pas en deuxième mais en troisième. Figurez-vous quel contraste, deux mondes opposés. Ainsi nous ne pouvions pas faire un mouvement sans être observées. Quoique très polis je fus quelque temps à côté d'eux, cela ne m'allait pas trop, il m'aurait fallu me boucher les oreilles tout le temps. Un jour je me plaignis à notre bonne supérieure, un révérend père s'en aperçut, celui qui faisait pour la cinquième fois le voyage en Chine. Il demanda à changer de place avec nous, ainsi que quatre autres pères. Ces comédiens furent gênés à leur tour, ils n'osaient plus tenir les mêmes discours ; d'abord l'âme de ces bons pères n'était pas plus capable de supporter cela que nous. Le soir, après nous être promenées assez tard sur le pont, nous descendîmes dans nos cabines pour prendre un peu de repos. Ces dernières ne contenaient que quatre lits chacune, il fallut donc aller une dans la cabine où se trouvaient les sœurs de Bordeaux, on m'envoya avec ces bonnes soeurs, je pris un lit de ceux qui sont suspendus ; je préférais celui-ci à ceux du dessous, j'avais davantage de place et personne ne m'incommodait. Je riais de bons coups avec elles, nous étions bien gaies.

Le 27 nous avons côtoyé l'île d'Elbe où Napoléon fut exilé, et le Stromboli, montagne à volcans. Le mardi 28, nous arrivâmes au golfe de Messine, nous vîmes Naples, la Sicile, la Calabre, et le même jour, sur le soir, nous eûmes toutes le mal de mer. Je ne pensais pas que ce mal fût si mauvais. Le 29, rien de nouveau, nous sommes toutes bien fatiguées. La femme de chambre nous donne ce dont nous avons besoin, car il nous est impossible de nous lever : le moindre mouvement nous donne mal au cœur. Le jeudi 30, nous nous levons et nous sommes forcées de monter en toute hâte sur le pont, afin de respirer un peu l'air qui nous manque dans la cabine où toutes les fenêtres sont fermées à cause de l'agitation de la mer. Le soir, on ne peut pas dormir, la chaleur nous étouffe, en outre une odeur insupportable vient de la mer.

Le vendredi 1er octobre, nous assistons à la messe de Monseigneur de Pondichéry. Cependant le mal de mer ne nous a pas encore quittées. Nous attendons avec impatience midi où nous arriverons à Port-Saïd : là le vaisseau s'arrête jusqu'au lendemain à cinq heures du matin. Cette dernière est une ville arabe : si vous eussiez vu ces Arabes avec leurs robes de toutes couleurs et un turban autour de la tête. Ils ressemblent parfaitement à ceux qu'on voit sur les stations du chemin de croix ; la plupart sont entièrement nus. Un prestidigitateur monta sur le pont et nous amusa beaucoup par son adresse et ses manières arabes.

Je ne puis passer sous silence une légende que Monseigneur nous raconta au sujet de cette ville : le bon Dieu étant parti en voyage, remplit un sac d'âmes, il mit les mauvaises au fond et les bonnes dessus, les mauvaises ne se trouvant pas bien au fond commencèrent à s'agiter et à se battre, elles firent tant qu'elles percèrent le sac et sortirent, et ce fut précisément au moment où le bon Dieu passait par cette ville qu'il perdit ces mauvaises âmes. Voilà pourquoi c'est un peuple sans cœur, sauvage au dernier point. L'histoire allait bien en rapport avec ce qui était devant nos yeux.

Samedi 2 octobre, à cinq heures, le vaisseau se mit en marche, nous entrâmes dans le canal de Suez : à cet endroit l'eau est peu profonde, nous ne sentons aucun balancement. Nous côtoyons le grand désert du Sahara où le Seigneur a passé dans la fuite en Egypte. On n'aperçoit que du sable et de petits arbustes de loin en loin. Je me figurais les souffrances de la Sainte Famille, en passant ce désert si aride. Pendant la nuit le vaisseau ne marche pas dans le canal, le passage est si étroit, on craindrait la rencontre d'un autre navire. Dimanche 3, nous assistons à la messe, nous avons le bonheur de faire la Sainte Communion de la main de l'Evêque. On est mal à l'aise loin du Bon Dieu, il semble que ce n'est pas dimanche. Cependant nous, les religieuses, nous avons nos prières qui nous rappellent ce saint jour, mais les autres voyageurs sont tous à se demander quel jour on est. Le soir à minuit, nous passâmes tout près du Mont Sinaï, là où Moïse reçut les dix commandements de Dieu. Je regrette beaucoup de ne l'avoir pas vu. Le lundi 4, nous arrivons à Suez, nous entendons sonner une cloche aux environs, ce qui nous fit éprouver une certaine émotion, il semblait être en Savoie, mais chère patrie, où es-tu ? Bien loin de nous : chers parents, chère communauté, tout a disparu. Le souvenir seul nous reste, mais nous avons celui qui nous tient lieu de tout, que nous faut-il de plus?

Mardi 5, rien de particulier, nous sommes sur la Mer Rouge depuis deux jours, elle est très calme. Seulement il fait une chaleur étouffante, nous sommes trempées de sueur. Les nuits se passent sans pouvoir fermer l'œil, on se réjouit de voir arriver l'aurore qui nous permettra de respirer le grand air, car dans ces bénites cabines, c'est comme si on était dans un four. Jeudi 7 à cinq heures du soir, nous arrivons au golfe d'Aden : ici on s'arrête jusqu'au lendemain à neuf heures. Aussitôt que nous fûmes arrêtées, les religieuses du Bon Pasteur qui sont à cet endroit, apprenant notre arrivée, vinrent nous chercher et nous descendîmes dans une petite barque car nous étions encore éloignées du port environ d'un quart d'heure, ce qui nous a procuré une jolie promenade sur l'eau au coucher du soleil. On ne peut rien voir de plus ravissant que le soleil couchant sur l'eau. On se réjouissait de mettre pied à terre. Depuis plus de quinze jours, on ne voyait que le ciel et l'eau. Arrivées chez elles, nous parcourûmes une partie de leur maison. Ces habitations sont très élevées, elles n'ont pas de toit au-dessus, ce sont des terrasses qui leur servent de chambres à coucher. A dix heures, nous allâmes prendre un peu de repos, couchées comme elles sur la terrasse en plein air. C'était la première fois de notre vie, cela nous amusa beaucoup. Nous n'avions pour lit que des nattes rangées en ligne, il me semblait être comme des soldats dans un camp. On s'endormit bien tard, mais le sommeil fut profond, l'air ne manquant pas, soufflées toute la nuit pas la brise de mer. Le matin nous fûmes réveillées par ces gens sauvages qui crient presque toute la nuit sur le bord de la mer. Ce pays est vraiment aride, il n'y a pas un brin de verdure, on achète le foin dans les magasins pour nourrir les chevaux. La pluie tombe à peu près une fois tous les deux ans et en très petite quantité. Ils ne se nourrissent que de poissons.

Le vendredi 8, cinq des révérends pères qui étaient sur le même vaisseau que nous durent changer de direction pour Zanzibar : ils devaient attendre là quinze jours, le vaisseau qui devait les conduire n'était pas arrivé. Nous assistâmes à leur messe dans l'église des sœurs, ensuite nous prîmes une petite réfection dont, pour ma part, j'aurais volontiers fait le sacrifice, cependant les bonnes sœurs nous donnèrent ce qu'elles avaient de mieux. Après cela, nous nous hâtâmes de regagner notre vaisseau qui devait bientôt partir.

A neuf heures, nous entrâmes dans l'Océan Indien : nous voilà déjà un peu indiennes. Le soir, sur le pont, que de profondes pensées viennent me préoccuper, considérant le ciel parsemé d'étoiles et la lune reflétant ses rayons sur l'eau, vue splendide que je ne pouvais me lasser d'admirer. J'aurais volontiers passé la nuit sur ce pont pour jouir de cette petite brise qui nous dédommageait un peu de la chaleur du jour. Je pensais à vous, mes chers parents, il me semblait vous voir arriver de Saint-Julien, la voiture chargée de vendanges, causant gaiement ensemble.

Depuis le vendredi 8 jusqu'au 15 suivant, nous côtoyâmes l'Hindoustan. Le jeudi 14 arriva un accident qui mit tout le monde en train : à 3 heures de l'après-midi, un des petits mousses qui font la manœuvre, âgé de douze ans, voulut passer à un endroit du vaisseau un peu dangereux. Il tomba à la mer, un de ses camarades qui le vit tomber resta immobile devant cette chute, il était déjà à trois cents mètres du vaisseau. Lorsqu'on l'aperçut, on s'empressa de descendre les chaloupes pour aller le chercher, le vaisseau fut arrêté, on le trouva au bout d'une demi-heure, sain et sauf. Il avait nagé pendant tout ce temps, malgré l'agitation de la mer. Il assure avoir gardé son sang-froid, ce qui le sauva d'une mort presque inévitable. On le monta sur le pont aux acclamations de tous les passagers. Le vendredi à 2 heures du matin, nous arrivâmes à Colombo, et à 11 heures, nous dûmes quitter notre beau vaisseau "Le Sachalien" pour prendre "le Tibre", petit vaisseau qui ne va que de Colombo à Calcutta : il met quinze jours pour faire ce trajet. "Le Sachalien va de Marseille en Chine, il met trois mois. Sur le premier, nous étions cent trente passagers, et il pouvait en contenir cinq cents. Sur celui-ci, nous sommes quarante, c'est tout ce qu'il peut contenir. Là, il faut nous séparer d'un grand nombre de ceux qui étaient avec nous : des sœurs de Ceylan, des pères qui vont en Chine. Il y avait aussi quatre ambassadeurs de Russie, un députe de Paris, plusieurs autres grands personnages, entre autres une dame qui assistait presque tous les matins à la messe ; c'était la seule, elle venait toujours avec nous. Les regrets de la séparation furent réciproques, elle venait de Suisse et allait rejoindre son mari en Chine.

Nous partîmes de Colombo le soir à six heures. Le dimanche 17, point de messe, Monseigneur ne put pas dire la sienne, le vaisseau balançait beaucoup. Hélas, quelle vie !...

Nous sommes au milieu des sauvages car sur ce navire, c'est presque tous des Indiens, mais courage, nous arrivons bientôt au terme de notre voyage, encore deux jours sur l'eau.

Le lundi 18, nous arrivâmes à Pondichéry à minuit et demi, là un arrêt de quelques heures. Monseigneur qui arrive chez lui avec quatre des révérends pères, nous prie instamment de descendre et nous dit d'aller de sa part chez les religieuses de Saint-Joseph de Cluny qui sont toujours bien bonnes pour nous quand nous passons là. Nous descendîmes donc, ainsi que le père Fulpin qui va avec nous jusqu'à Madras. Nous fûmes très édifiées de voir la magnifique réception que les habitants de Pondichéry firent à Monseigneur à son arrivée. Nous étions encore à l'embarcadère et nous entendions déjà les cloches qui sonnaient à toute volée. D'abord à l'entrée de la ville on lui fit un compliment en anglais. De là, on le conduisit, dans une voiture et accompagné de la musique, sous une toile de tente, garnie de fleurs et entourée de branches d'arbres. Là encore un compliment en tamoul traduit ensuite en français, suivi encore d'un compliment en langue tamoul. Après cela il s'habille en grande cérémonie avec la tiare et la crosse, on le met sous un dais, absolument comme celui que vous avez à Montricher pour la procession de la Fête-Dieu. Je me figurais l'entrée triomphale de Jésus-Christ à Jérusalem : la route était parsemée de fleurs, de petites branches vertes croisaient la route, au dessus étaient suspendues des guirlandes en papier de toutes les couleurs faites par les natifs. On arriva à la cathédrale au chant des psaumes. Nous étions sous un soleil brûlant, obligées de s'arrêter à chaque instant pour laisser défiler la foule qui était immense. Nous craignîmes fort de prendre un coup de soleil car le soleil des Indes est très mauvais surtout pour ceux qui n'y sont pas habitués.

Nous fûmes surpris de trouver chez ce peuple tant d'égards pour nous : il y avait toujours des Indiens qui faisaient reculer les autres pour nous laisser le plus près possible du dais sous lequel était l'évêque. On voyait sur toutes ces figures une joie sensible à l'arrivée de ce bon père : c'est ainsi qu'ils l'ont nommé. Ils avaient écrit sur son passage "Amour à notre Père, vive Monseigneur de Laoueman". Il y avait plus de vingt prêtres venus de loin, deux évêques, des frères. Il y avait aussi plusieurs prêtres indigènes : malgré leur teint noir, ils figuraient très bien. Arrivés à la cathédrale, il y eut la bénédiction du Saint-Sacrement suivie d'un long sermon en langue tamoul : nous ne fîmes que regarder le père qui prêchait sans pouvoir comprendre une syllabe.

Après cela, Monseigneur nous fit aller chez lui et nous offrit du vin blanc, car dans la mission de Pondichéry il y en a encore parce que c'est une colonie française, mais dans celle de Nizagapatam qui est la nôtre, on n'en trouve pas, ce serait trop cher pour s'en procurer. Après que nous eûmes causé un moment avec Monseigneur et plusieurs missionnaires qui nous demandaient des nouvelles de la Savoie, dont un grand nombre en sont, nous allâmes dans la voiture de Monseigneur visiter le couvent des carmélites natives : on ne peut rien voir de plus pauvre, il n'y avait que les quatre murs et quelques chapelets suspendus çà et là. Ensuite nous passâmes le reste de la journée chez les religieuses de Saint-Joseph de Cluny. Ici, j'aime à vous raconter une chose qui vous étonnera peut-être : voyant que nous n'aurions pas assez de linge repassé pour arriver à destination, ne sachant que faire, nous faisons un petit paquet, pensant laver nous-mêmes et repasser chez les sœurs, mais elles nous disent que ce n'est pas elles qui font cela, elles ont des blanchisseurs qui viennent toutes les semaines prendre leur linge. Nous fîmes donc repasser nos effets à un Indien, nous le trouvâmes bien fait, ne pouvant croire qu'un homme avec sa peau noire puisse faire venir le linge si propre. A quatre heures de l'après-midi, Monseigneur nous envoie chercher dans sa voiture, nous allâmes le voir encore une fois et recevoir sa bénédiction avant de le quitter. Nous restâmes un instant avec lui, il eut plaisir à nous faire voir quatre ou cinq écureuils qui étaient tout près de sa chambre, tâchant de nous distraire car il s'apercevait du nuage qui paraissaient sur toutes les figures au moment de se séparer de lui. Ce bon père qui avait été trois semaines avec nous et nous avait pendant tout ce temps donné l'exemple d'une vie de travail, de prières et de mortification. On ne le voyait jamais oisif, quoique déjà âgé et bien fatigué. Il y a déjà quarante ans qu'il est missionnaire aux Indes et aussi en Chine. Maintenant il venait de Rome où le pape l'a nommé archevêque.

Quel vide le soir en entrant dans le vaisseau ! Mais nous n'avons plus qu'une nuit à passer sur l'eau. A six heures nous quittons Pondichéry et une demi-heure à peine écoulée, nous étions en marche pour Madras. Le lendemain mardi à huit heures du matin, nous fûmes réveillées par les cris de ces nègres qui sont toujours au bord de la mer avec leurs barques, pour prendre les passagers qui descendent et les conduire au port, le vaisseau s'arrête toujours en pleine mer. A la pointe du jour, nous reçûmes une lettre de Monseigneur Tissot où il nous dit qu'il nous enverra un frère qui nous fournira en route tout ce dont nous aurons besoin et se chargera de nos bagages, impossible de le faire nous-mêmes étant maintenant en ces pays où personne ne parle français, et nous ne comprenons pas l'anglais. Depuis que le jour nous permet de sortir nous sommes sur le pont pour voir arriver le frère en question. Il ne se fit pas attendre longtemps, il arrive un moment après, fit descendre nos malles ainsi que nous dans une barque conduite par des nègres presque tout nus et qui nous étourdissent par leurs chants, car pour donner l'élan à leur barque ils chantent à tue-tête. A huit heures nous arrivons à Madras, là nous prenons une voiture qui nous conduit jusque chez les sœurs de la Présentation. Le premier que nous rencontrons c'est Monseigneur de cette ville qui nous introduit auprès de la Supérieure. Il fut notre interprète auprès d'elle car elles parlent toutes anglais. Après un moment de conversation, cette bonne supérieure nous fit signe d'aller déjeuner et nous accompagne avec une autre sœur. Nous passâmes un moment bien gai, elle nous parlait anglais, on comprenait quelques mots que l'on répétait tout de travers, elle en faisait autant en français. Le déjeuner fut assaisonné par un bon appétit, quoique pas habituées à cette sorte de nourriture. C'était du beurre blanc comme de la crème, enfin je ne croyais pas que ce fut du beurre, une tasse de thé et quelques bananes. Ensuite elle nous donna une chambre et nous restâmes chez elle jusqu'au lendemain à cinq heures du soir. Ces religieuses sont cloîtrées, elles gardent presque tout le temps le silence hors de leur classe. Aussi elles nous laissèrent seules toute la journée, mais nous avions pour nous désennuyer une chapelle tout près où nous allions passer quelques moments auprès de notre Seigneur. A huit heures du soir, la supérieure nous fit parcourir son jardin au clair de la lune, après cela nous allâmes nous coucher. Il y avait près de cinq jours que je ne me déshabillais pas car, dans le petit vaisseau, je n'avais pas confiance dans la propreté des draps, aussi je sentais le besoin de faire un bon sommeil. Le mercredi 20, le père Fulpin obtînt de l'évêque de Madras la permission de venir dire la messe dans la chapelle de sœurs, nous y assistâmes et fîmes la Sainte Communion, ce qui nous donna force et courage pour continuer notre voyage qui doit durer encore trois jours. Dans la matinée, nous visitâmes l'église de Madras : elle est très jolie, il y a beaucoup de monuments antiques. Ce qui nous amusa pendant notre séjour dans cette ville, ce furent les corbeaux qui sont très nombreux. Ils crient tellement que bien souvent on ne s'entend pas parler. Ils viennent jusque dans les appartements et emportent tout ce qu'ils trouvent. Un jour, on nous avait apporté dans notre chambre des biscuits dans une assiette, l'un d'eux vint et nous emporta les deux plus gros. A Pondichéry les sœurs nous disaient qu'ils prenaient sur la table des pains tout entiers. Le même jour, à cinq heures du soir, le frère vint nous chercher pour aller prendre le train, nous saluons ces bonnes sœurs et les remercions de leur cordiale hospitalité. Elles ne voulurent pas nous laisser partir sans nous donner quelques petites provisions pour notre souper dans le train.

Le révérend père qui avait été notre guide jusque là devait nous quitter pour reprendre le vaisseau le lendemain pour Nizagatapan. Il vint avec nous à la gare et nous nous séparâmes de lui avec regret, il avait été si bon pour nous pendant le voyage. Il était désormais seul européen sur ce pauvre vaisseau, réduit à un profond silence, ne pouvant se faire comprendre de ces sauvages qui parlent chacun leur patois. On nous avait dit sur "le Sachalien" que les chemins de fer anglais avaient toutes les commodités possibles. En effet, je vous assure qu'ils sont beaucoup mieux qu'en France : dans chacun d'eux vous trouvez deux petites pièces contiguës, l'une..., l'autre pour la toilette. Entre autres deux petites couchettes se lèvent et s'abaissent à volonté, invitant ainsi les voyageurs à prendre un peu de sommeil. Ce qui m'a surtout surprise, c'est de voir la bonté, les égards que les employés ont eu pour nous ; jamais je n'aurais cru trouver tant de délicatesse dans ces contrées lointaines. Aux changements de train, ce qui eut lieu cinq fois, les Indiens viennent prendre tout ce que nous avons, nos papiers, nos malles, caisses, etc. et nous le transportent dans un autre compartiment, nous n'avons que la peine de descendre et de remonter.

Jeudi 21, je suis à la portière depuis qu'il fait jour, j'aime voir ce pays sauvage. Nous sommes maintenant sur la direction de Kamptee. A la vue de ces plaines immenses et de ces arbres plantés ça et là, j'éprouve une certaine émotion : je ne me suis pas trompée, l'Inde est bien ce que j'imaginais. Oh oui, mille fois bénie cette terre indienne que j'aime singulièrement. De loin en loin , on aperçoit des troupeaux de vaches, de chèvres qui sont en champ ; des petits villages avec des petites huttes serrées les unes aux autres : pour y entrer, il faudrait se mettre à quatre pieds. Aux gares on aperçoit des figures indiennes : plus de ces belles Européennes avec leurs élégants chapeaux, ce ne sont que des femmes habillées comme des Juives, des pendants de chaque côté du nez, aux bras et aux pieds. Aux stations, il y avait toujours des marchands qui vendaient différentes petites choses, ils venaient à la portière jusqu'à ce que tu leur répondes, je leur ai répondu, ils ne s'en allaient pas. Le vendredi 22 à onze heures, nous dûmes changer de train : là quatre heures d'arrêt. Nous allâmes vers une dame anglaise qui avait été au pensionnat de ... Elle nous fit un gracieux accueil, après quoi nous remontâmes dans le train. Samdei 23, encore un changement de train à une heure après minuit. Quelle surprise nous eûmes à cet endroit ! Descendant du train moitié endormies, nous rencontrâmes les sœurs de Jabalpur qui se rendaient à Nagpur pour la fête qui devait avoir lieu pour le mois de septembre et qui fut renvoyée au 24 octobre. Elles nous saluèrent, nous ne savions pas si c'était un rêve car nous n'attendions pas cette rencontre. Enfin les bonnes sœurs connurent bien notre embarras, elles entrèrent dans un compartiment et nous dans un autre jusqu'au matin. A la première gare, la supérieure de ces bonnes sœurs qui est d'Annecy, vint dans notre compartiment causer un instant avec nous. A une autre station plus loin, nous rencontrâmes un révérend père qui allait faire la visite de son district, il nous fit apporter le café tout chaud dans le train. Nous apercevions que nous étions déjà chez nous. On nous avait dit que nous resterions à Nagpur pour la fête. Je pensais voir ma sœur Marie-Marguerite ces jours-là, aussi jusqu'à ce moment, j'avais paru insensible à cette rencontre. Mais depuis que nous approchions de la station, je ne pouvais contenir mon émotion, je me mettais continuellement à la portière, quoique le train marchait bien vite. J'aurais voulu marcher encore plus vite. Arrivées à Nagpur, notre bonne mère et deux autres sœurs nous attendaient : nous saluons les sœurs et nous changeons de train pour Kamptee. Je me trouvais de nouveau en wagon. A mon grand étonnement, je demandais ma sœur : on me dit qu'elle n'a pas pu venir à la gare étant très occupée, mais on me promet de la voir dans quelques jours.

C'était bien décidé que nous resterions là, mais vu que nous étions fatiguées du voyage, nous n'aurions pas le courage de rouler autour de la nouvelle église pour assister à sa consécration, nous n'avions pas non plus de place pour la nuit dans cette maison qui n'est pas très vaste. Nous arrivâmes à Kamptee à midi : inutile de vous dire nos sentiments, des émotions qu'il est impossible de définir. Comme vous le pensez, notre première visite fut réservée à Jésus-Christ et à notre bon père Saint Joseph pour les remercier de notre heureux voyage et les prier de garder sur terre celles qu'ils ont si bien gardées sur l'eau, afin de les conduire au terme heureux qui est le ciel.
Il est temps de franchir le seuil de cette maison bénie : toutes nos bonnes sœurs accourent au devant de nous, nous reçoivent avec empressement et nous témoignent beaucoup d'affection. Hélas ! comme tout passe ! le voyage tant désiré et tant appréhendé est enfin fini, nous voilà, parents bien-aimés, je pense pour toujours ici-bas seulement pour la seule volonté de Dieu, mais nous demeurons toujours unis par la prière dans le Sacré-Cœur de Jésus. Je ne connaissais pas une sœur d'ici, mais la connaissance est d'abord faite. Elles sont avides de savoir des nouvelles du pays, de leurs parents dont elles attendent avec empressement les petits cadeaux qui font tant plaisir dans l'Inde. Chacune s'empare de son paquet qui lui a été envoyé ou de ses parents ou de la communauté.

J'oubliais de vous remercier pour les bonnes prunes que vous m'aviez données, les sœurs en ont toutes goûté et les ont trouvées excellentes (...) probablement autour du commencement de l'année. J'en profite pour vous souhaiter une bonne année à tous : père, mère, parrain, marraine, frères et sœurs. Comment allez-vous tous ? Vous me manquez de me donner des nouvelles de chacun. Pour cette fois je pense que vous ferez passer ceci à Saint-Julien. Impossible de leur écrire maintenant, je n'aurai pas le temps. J'étudie l'anglais, je prends quelques leçons de piano d'une sœur irlandaise qui est bien gentille. A présent nous sommes en vacances jusqu'après Noël. Je me suis trompée quand je vous disais que nous étions presque tous catholiques, il y a encore un grand nombre de païens et des protestants : ils sont très difficiles à convertir. Dernièrement, depuis que je suis ici, on a baptisé deux jeunes hommes et un soldat anglais. Je fus grandement surprise un soir à la bénédiction de l'église d'entendre ce nouveau converti faire la prière et dire l'angélus à haute voix. Je croyais que c'était un des révérends pères, je ne le voyais pas, mais on me dit que c'était ce soldat. Ils vont à la messe tous les dimanches et tous les soirs ils disent le chapelet à l'église. N'oubliez pas d'offrir mes souhaits respectueux au bon monsieur le curé, je me promets de lui écrire bientôt. Ne promenez pas tant ce journal qui est si mal écrit.

Adieu, chers parents, votre fille reconnaissante et affectionnée.

Sœur Marie-Béatrice.

P.S. Je pense que sœur Marguerite-Marie vous aura écrit.(2) Elle est à Nagpur, elle va bien...Prenez vos lunettes, deux paires s'il le faut, pour déchiffrer ce brouillon : toutefois, je charge Emmanuel ou Philomène de le faire.(3)

1) Béatrice Carraz est la sœur d'Emmanuel et de Gratien, grand-père de Marie-Louise Carraz, épouse Gueymard, de Montricher.

2) Il s'agit de sa sœur.

3) Son frère et sa sœur restés à Montricher.

Commentaires

Il est intéressant de noter l'intérêt que prend une jeune religieuse, originaire d'un petit village de Maurienne, au parcours effectué par mer depuis Marseille jusqu'en Inde. Elle en note toutes les étapes : la Méditerranée, Port Saïd, le canal de Suez, la mer Rouge, Aden, l'océan indien jusqu'à Colombo, puis Pondichéry et Madras.

Dans chacune des villes où elles font escale, elle est attentive à la vie que mènent les indigènes, à la nourriture qui leur est offerte. Lorsque la fin du voyage se fait par le train, elle note précisément la qualité des trains anglais. Il est certain que tous ces détails sont destinés à permettre à ses parents de la suivre dans son parcours, à l'aide d'un atlas, très certainement.3 Elle est sensible à la nature, aux paysages rencontrés, que ce soit lorsque, sur le pont du bateau, la nuit, elle se laisse aller à son émotion qu'elle exprime de façon très spontanée en contemplant "le ciel parsemé d'étoiles et la lune se reflétant dans l'eau", ou encore quand, de la portière du train, elle admire la campagne indienne, avec ses arbres, ses huttes ou ses troupeaux.

Elle voit tout à la lumière de l'éducation qu'elle a reçue, éducation essentiellement religieuse, lorsqu'elle compare les indigènes sur le port aux personnages du chemin de Croix, ou les Indiennes aux "femmes juives", d'après les représentations qu'elle a pu voir et étudier dans les livres religieux, ou sur les tableaux aux murs des églises.

Il y a chez elle une certaine naïveté qui correspond là encore à l'éducation reçue : elle décrit "les sauvages", les noirs à moitié nus, elle s'étonne qu'un homme à la peau noire puisse rendre du linge propre. Cela correspond à l'enseignement de l'histoire dans les années où la France développait son empire colonial et voulait apporter la "civilisation" aux "bons sauvages" et aux autres. On peut en quelque sorte parler d'une double supériorité, ressentie peut-être inconsciemment par Sœur Béatrice : supériorité de la race blanche, supériorité de la religion catholique ; elle dit combien il est difficile d'opérer des conversions.

Tout ce journal est écrit dans un français très pur, au passé simple comme on le lui a appris à l'école, avec parfois des expressions propres à sa province natale qu'on a plaisir à retrouver : ainsi l'expression "aller à quatre pieds" pour entrer dans les huttes, ou l'emploi de "d'abord" pour dire "vite", très courant en Maurienne. A noter aussi le mot de "bénites" cabines, adjectif employé au lieu du terme, habituel dans ce contexte, de "maudites" qui serait mal venu sous la plume d'une religieuse.

Un seul regret : que sœur Béatrice n'ait pas continué à tenir un journal de ses années en Inde, ou du moins que nous n'en ayons pas connaissance.

L'expérience de Sœur Béatrice n'est pas unique. Il n'est que de se rapporter à la communication de Jean-Marie Villermet, parue dans les Actes du colloque d'Annecy (décembre 1991) « les Savoyards dans le monde », Mémoires et Documents. Tome XCIV. S.S.H.A. p. 331 à 339.

L'auteur relate « l'itinéraire des sœurs de la Croix, de la Savoie à l'Inde », parties de Marseille le 29 août 1886, c'est à dire un mois exactement avant le voyage des sœurs de Saint-Joseph. On y retrouve les mêmes descriptions du voyage, pour la même destination de Visakhapatam, puis de Nagpur. De plus l'auteur explique en quoi consistaient les activités des sœurs missionnaires, ce que ne nous dit pas sœur Béatrice. Enfin nous apprenons que, dès 1867, la région de Nagpur fut érigée en diocèse et le premier évêque, nommé le 26 juin 1867, fut Alexis Riccaz, originaire de Saint-Jean-d'Arves où il était né en janvier 1834.

Bibliographie

On peut lire avec profit l'ouvrage de Sœur Louis-Marie Silvestre consacré aux Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry (1650-1985) dans lequel un court chapitre est consacré aux sœurs de Saint-Joseph de Savoie en Inde.

En 1849, les sœurs d'Annecy arrivent sur la côte est, à Vizagapatam. Puis deux ans plus tard, trois sœurs de Chambéry rejoignent les premières. Et en 1853, deux sœurs de Saint-Jean de Maurienne partent à leur tour. Une école catholique est créée à Kamptee en 1854, à l'intérieur du pays, pour les enfants de militaires anglais en garnison dans ce secteur. Il fallait alors quatre-vingts jours pour aller de la côte à Kamptee, à cheval ou en charrette à bœufs, le long de pistes à peine tracées, dans des régions sauvages. Lorsque les premières sœurs y arrivent, elles placent une statue de la Vierge au-dessus de la porte d'entrée. C'est là que se rendront désormais les sœurs de Saint-Jean de Maurienne. Un orphelinat est créé, puis une école, un centre d'apprentissage de couture. La congrégation s'occupe aussi des malades et des familles pauvres. On peut juger des progrès accomplis en quelques décennies, en particulier en ce qui concerne les transports.

Il est intéressant de consulter également un ouvrage richement illustré « Congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Chambéry » du Révérend père Grange S.J., dans lequel un chapitre est consacré à l'Inde, avec de nombreuses photos. Ces deux ouvrages se trouvent dans la bibliothèque de la S.S.H.A. à Chambéry.

Gisèle Roche-Galopini

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