La gabelle du sel en pays de Fillière

La gabelle du sel

gabelle1Les Archives deparlementales de la Savoie conservent en série SA un très volumineux et très intéressant document du XVI siècle : le recensement de la gabelle du sel, datant de 1561-1562, et plus communément dénommé «la gabelle de 1561». Il s'agit d'un recensement général de la population et du bétail du duché de Savoie. Il se présente sous forme de cahiers, de petit format, un par paroisse. Chaque cahier est divisé en paragraphes, un par foyer ou «feu», énumérant les habitants de la maison (membres de la famille, domestiques...), cl leur bétail (chevaux, bovins, ovins et caprins). En marge, figure le décompte des «adultes» et des «moindres de cinq ans», qui ne sont pas concernés par cet impôt; figurent aussi les mentions des «absents», des «pauvres», des «pauvres et misérables» et des «prêtres». Dans une conclusion parfois fort longue (de quelques lignes à deux pages), l'agent recenseur explique les circonstances locales de son travail et nous livre les noms de ses aides et du personnel local qui l'assiste et garantit la fiabilité du document (le plus souvent le curé, le châtelain et le syndic du village). L'importance de ce document pour l'histoire de la Savoie et l'histoire locale n'est plus à démontrer.

Son étude systématique permet à l'historien d'établir une image précise de l'économie et de la société rurale au milieu du XVL siècle et au généalogiste de poursuivre l'histoire de sa famille au-delà de l'instauration des registres paroissiaux ; l'amateur de toponymes de son côté pourra refaire une géographie locale assez complète, l'historien des religions y retrouvera une image très nette du tissu ecclésiastique, etc.. Mais quel fut le processus historique qui amena la création de ce document ?

Le XVI siècle savoyard est dominé par les luttes politiques et religieuses contre la «République» de Genève. Dés 1535, l'évêque de cette ville, expulsé par la Réforme, dut trouver refuge à Annecy. En 1536, François Le roi de France, occupe la Bresse, la Savoie et le Piémont, reléguant la dynastie régnante dans ses possessions nissardes. Le duc Emmanuel-Philibert, qui a combattu dans le camp habsbourgeois, ne recouvre ses états qu'en 1559 (traité de Cateau-Cambresis). Souhaitant redonner de la vigueur à son duché et du prestige à sa dynastie, le duc entreprend alors de grandes réformes administratives et fiscales, allant dans le sens d'une forte centralisation. Afin d'assurer à son Trésor des rentrées régulières, il décide l'établissement d'un impôt sur la consommation du sel (édit du 3 novembre 1560). Le sel, dans les sociétés agraires, est alors une denrée de première nécessité, pour la consommation directe bien sûr, mais surtout pour ses capacités conservatrices d'aliments. Le monopole ducal se renforçait ainsi grandement et le sel fut alors mis en vente dans des greniers ducaux au prix de dix florins le sac, dont six pour l'impôt. A titre comparatif, un «honneste» paysan gagne environ deux cents florins par an à cette époque. Mais aucune consommation plancher n'ayant été fixée, la fraude quasi instantanée amena l'échec du projet et la promulgation de l'édit du 19 août 1561. fixant la consommation à 11,4 kg par personne et par animal par an, payés vingt-cinq sols. Seuls les «misérables» et les «moindres de cinq ans» furent exemptés.

Le recensement de la population, organisé cette meme année, permit d'évaluer les besoins et de dépister les fraudeurs. Ce fut néanmoins un second échec. Le sel provenant des salines du Languedoc, alors en pleine ebullition, son approvisionnement ne put se faire régulièrement: la contrebande, d'autre part, prit rapidement de l'ampleur, ainsi que la fraude à la pauvreté lors du recensement. Emmanuel-Philibert promulgua alors l'édit du 12 juin 1563 annulant les précédents et créa une capitation au taux uniforme de 15 sols par tête et par an, perçue sur les bases durecensement de 1561-1562. Mais cette capitation dut encore être modifiée par édit du 18 juillet 1564; les plus pauvres ne pouvant payer, on en vint à moduler cet impôt selon le montant des richesses personnelles. Le recensement de la gabelle devait servir de base fiscale tout au long du XVII siècle.

Le Pays de la Fillière

gabelle2Administrativement parlant, il comprend les neuf communes de Thorens, Evires, Groisy, Les Ollières, Aviernoz, Charvonnex, Saint-Martin, Villaz et Naves, Géographiquement, il est caractérisé par l'appartenance à un bassin versant commun, celui de la Fillière (Naves excepté). Ce torrent baigne d'ailleurs directement sept de ces neuf communes, et sert de limite entre le plateau des Bornes d'une part et le piémont du massif des Bornes d'autre part (quatre communes d'un côté, cinq de l'autre). Historiquement, ces neuf communes appartiennent toutes au Genevois et ont suivi ses mutations successives : le comté indépendant
(XI^ siècle / 1402), le duché et l'apanage savoyard (1402-1651 ) et enfin la province administrative (1651-1860), dont est directement issu l'arrondissement d'Annecy (depuis 1860).

Depuis le XIII siècle au moins, la capitale administrative de cet ensemble est à Annecy; et en 1535, l'évêque s'y installe à son tour, rapprochant ainsi la capitale religieuse. Mais dès les premières mentions
documentaires (XI siècle), la géopolitique locale divise cet ensemble géographique relativement homogène, tant d'un point de vue administratif que féodal.
Trois mandements comtaux se partagent le pays de la Fillière :
- le mandement des Bornes, dit aussi «vidomnat des Bornes», comprenant entre autres une partie de Groisy et d'Evires. Ce vidomnat disparaîtra
progressivement au XV' siècle ;
- le mandement d'Annecy, ou plus exactement la mistralic d'Outre-Fier, comprenant Naves, Villaz, Aviernoz, Charvonnex, Saint-Martin et une partie de Groisy. La mistralie disparaîtra aussi en tant que telle au XV' siècle, au profit du mandement et des châtelains ;
- le mandement de La Roche, comprenant une partie d'Evires et de Thorens.
A ce découpage administratif se superpose une géographie féodale. Au plus loin que remontent les archives, trois grandes familles se partagent l'essentiel du pays de la Fillière. Ce sont :
- la famille de Compey, seigneurs entre autres de Thorens, dont certains membres sont tristement célèbres dans l'histoire de la Savoie du XV"' siècle. Eteints au cours du premier tiers du XVI siècle, ils seront
remplacés par la famille de Sales, illustre en particulier par la figure de ces grands ecclésiastiques duXVII siècle que sont saint François, Jean-François et Charles-Auguste de Sales, tous trois évêques de Genève-Annecy;
- la famille de Monthoux, mistraux d'Outre-Fier et seigneurs du Barrioz, à Argonnex, encore représentés actuellement ;
- la famille de Menthon, seigneurs de Menthon, Dingy, Naves, BonaIrait, Disonche, etc.. Cette illustre famille, aux ramifications multiples, posséda la plus grande partie du pays de la Fillière et jouit dès les
XIII-XIV' siècles de privilèges exceptionnels dans ses possessions, tel le droit de nommer ses propres notaires. Véritable état dans l'Etat, le grand fief de Menthon échappa le plus souvent à la tutelle administrative, comtale puis ducale, jusqu'au milieu du XVI siècle.
Ces découpages, encore actifs au XVIII siècle, ont conditionné et conditonnent toujours l'actuelle répartition administrative (communes et cantons).

Quelques conclusions

Les tableaux ci-joints font apparaître une cassure assez nette entre les trois grandes communes d'amont (Groisy, Evires et Thorens), géographiquement étendues, très peuplées et riches en bétail «noble»
(chevaux, bovins) d'une part, et les six communes d'aval, plus petites, moins peuplées et où prédomine le bétail «vif» (caprins et ovins).
Le cas de l'élevage des chevaux est d'ailleurs saisissant: d'aval en amont, nous passons d'un cheval à Naves à 122 à Evires et 213 à Thorens, soit d'une moyenne par feu de 0,01 à Naves à 0,84 à Evires, suivant
une progression très régulière d'aval en amont. Les chevaux représentent 0,16% du cheptel total de Naves et 8,45% de celui d'Evires !
Cette cassure correspond à de grandes orientations géo-économiques
des communes. Thorens, Groisy et Evires sont tournées essentiellement vers La Roche, la vallée de l'Arve et le commerce toujours très florissant avec le bassin lémanique. Thorens jouit de plus des privilèges
d'une foire, ce qui dynamise son économie. Plusieurs familles de ces trois bourgs ont opté pour le pays rochois et ont intégré avec succès la bourgeoisie de La Roche (les Lombard, les Paulme, les Démolis,
les Levet par exemple). Enfin, des familles nobles et assez aisées y séjournent ou y font fructifier leur capital (les Sales, La Porte, Saint-Sixt par exemple).
Les villages d'aval, pris encore pour certains dans une gangue féodale paralysante, se tournent naturellement vers Annecy. Leur économie reste montagnarde, très proche de celle du Val de Thônes par exemple. Les grands propriétaires nobles ne résident pas sur place et les petits sont trop pauvres pour jouer un rôle moteur (d'Usillon, Desfresnes, Agni. etc.). De nombreux villageois entreront bien sûr dans la bourgeoisie d'Annecy, venant en particulier de Naves et Villaz, mais la capitale du Genevois va très vite absorber leur énergie, privant ainsi les communes d'origine de ressources essentielles pour leur développement.
Ces villages subissent en plein le phénomène de périphérisation, qui est plus que jamais d'actualité.

Gérard Panisset

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