Les « Petites Savoyardes » ont décroché "la lune". Histoire d'une industrie alimentaire.
par Bernadette Loschi
Article paru en décembre 1993 dans L’Histoire en Savoie magazine, SSHA
Le Trivial-Poursuit est un jeu à la mode de nos jours. La question suivante pourrait en faire partie : « Bozon-Verduraz», qu'évoque ce nom pour vous ? : un nom d'aviateur... un nom de superbe voiture dans un San-Antonio... ? Eh oui, mais avant tout il s'agit de pâtes alimentaires, les fameuses « petites Savoyardes », les pâtes « La Lune ». Elles ont nourri vos parents, grands-parents et peut-être même vous !
« Pour chacun, pour chacune, biscuits Brun, pâtes La Lune ».
Née à la fin du XIXe siècle en Maurienne, la manufacture de la famille Bozon-Verduraz connut un succès fulgurant pour devenir, dès les années 1920, une des principales entreprises françaises avec ses cinq usines : à Saint-Etienne-de-Cuines (lieu de fondation), Vesoul, Montescourt, Maisons-Alfort et Bordeaux. Sans conteste, elle est en Savoie un modèle, par sa création, une des rares sociétés mauriennaises ayant son fondateur et patron « sur place », par son développement et peut-être plus particulièrement par son action paternaliste.
Un modèle de création
Dans les années 1860, la famille Bozon-Verduraz est, aux Villards, un des plus riches propriétaires fonciers avec ses vastes pâturages - plus de 75 hectares dans la combe d'Olle. Habile, elle vend non seulement sur les marchés de Grenoble les produits de son élevage et de sa basse-cour, mais aussi ceux de ses voisins, réalisant ainsi de substantiels bénéfices. Jean-Pierre, le fils aîné, quitte en 1866-1867 son village, le Bessay - hameau de Saint-Alban des Villards- pour s'installer en plaine, à Saint-Etienne-de Cuines, avec sa femme et ses enfants, laissant les terres à ses frères et sœurs, en contrepartie de fonds nécessaires pour bâtir et ouvrir une auberge au lieu-dit « Sous Roche ». Saint-Etienne-de-Cuines est alors un village pauvre, languissant, sans terres riches, sans alpage, avec une plaine perpétuellement menacée par les inondations du Glandon qui la traverse. Mais depuis les travaux (amélioration des routes, construction de ponts, endiguement) réalisés après l'Annexion, la commune s’éveille, désormais reliée aux principaux axes de communication de la vallée et en particulier à la voie ferrée. Saint-Etienne-de-Cuines devient un véritable carrefour, un lieu d’étape en direction des Villards, de Saint-Rémy, de La Chambre et de Sainte-Marie. A l'automne, au printemps, quand les Villarins partent ou reviennent de leur émigration saisonnière, lors des foires de Saint- Colomban, La Chambre ou Montaimont, les auberges du village ne désemplissent pas, et celle de Jean- Pierre prospère rapidement. Mais Jean-Pierre est un homme bouillonnant d'idées; il ne s’en contente pas et ouvre, dès 1877, une boulangerie et un magasin où l'on trouve de tout, tout à la fois mercerie, droguerie, quincaillerie. A cette époque un de ses ouvriers, un mitron italien, l'aurait incité à fabriquer des pâtes alimentaires, activité dont la production allait être facilitée par la construction, en 1884, d'un moulin à farine utilisant la force hydromécanique du Bial, bras dérivé du Glandon. Peu à peu, cette fabrication devint sa principale occupation. Le créneau était porteur en ce temps-là.
En effet, si les pâtes alimentaires sont connues depuis longtemps en Maurienne —zone de frontière avec l'Italie où les influences culturelles s'entremêlent—, ce n'est cependant qu'au XIXe siècle que la consommation des pâtes entre véritablement dans les habitudes alimentaires des Mauriennais, puis de l'ensemble des Savoyards. En un siècle de grands chantiers (routes, chemins de fer, tunnel du Fréjus), la main-d'œuvre italienne est très importante. Ces maçons, terrassiers, sans leur famille ou célibataires, n'ont pas le temps de cuisiner leur plat « favori » de base, les pâtes. Pour répondre à leurs besoins, de nombreux ateliers se créent, produisent pain et pâtes. Très vite, une production industrielle s'impose. Les Savoyards, travaillant, mangeant avec les Italiens, ont pris goût à cet aliment idéal, transportable et nourrissant.
Ainsi, de véritables manufactures de pâtes apparaissent dès les années 1870, comme celles de Léger et Guelfo à Chambéry, ou de Maglia à Saint-Michel-de-Maurienne. Jean-Pierre et son fils Emmanuel profitent, eux, pour fonder leur fabrique, plus spécialement de la guerre douanière opposant la France à l'Italie entre 1889 et 1896. Les pâtes italiennes devenant trop chères par l'augmentation des tarifs douaniers, les Français leur préfèrent les pâtes savoyardes «mi- françaises/mi- italiennes ». Pendant ces années d'hostilité, une multitude d'établissements fleurit dans toute la Savoie : entre autres Fontaine à Aiguebelle, Quincalet à Grésy-sur-Isère, Meignoz-Rey à Montmélian, Challier à Sainte-Hélène sur Isère, et plus connu Chiron à Chambéry, Dorel-Fontanet à Albertville, sans oublier Bozon-Verduraz à Saint-Etienne de Cuines.
La manufacture Bozon-Verduraz connut un développement immédiat et tout semble dire qu'elle a été fondée sous des astres particulièrement favorables. En effet, Jean-Pierre et Emmanuel trouvent à Saint-Etiennede-Cuines des atouts non négligeables. Sur place, ils disposent d'un potentiel de main-d'œuvre habitué aux durs travaux, peu exigeant et disposé à quitter la terre trop pauvre pour l'usine, pour un salaire. De plus, grâce à l'amélioration de la route principale, la fabrique est directement reliée à la gare, ce qui facilite la réception des matières premières : semoule de blé dur et maïs, ainsi que l'expédition des pâtes. Ces dernières sont produites grâce à la force hydromécanique, puis hydro-électrique du Bial. Emmanuel, diplômé d'un brevet, est un homme curieux. Il a suivi avec intérêt les recherches de Bergès sur la houille blanche et leurs applications par Horteur et Matussière qui ont pu relancer leur activité. Grâce à cette nouvelle énergie, Emmanuel ose se lancer lui aussi et équipe le Bial pour obtenir, dès 1889, une énergie de plus de cent chevaux, lui permettant d'actionner trois pétrins mécaniques et cinq presses pour produire 3 500 à 4 000 kg de pâtes par jour. Ces travaux sont réalisés grâce à l'aide financière d'Adeline Molin, une riche Turinoise originaire de Lanslebourg, qu'il épouse en 1887.
Un modèle de développement
Non seulement cette fabrique a été créée dans des conditions particulièrement exceptionnelles, mais très rapidement la qualité même de ses pâtes est reconnue et récompensée par de nombreux prix et médailles : dès 1889, une médaille d'argent à l'exposition universelle de Paris, une d'or à celle de 1900, un grand prix à Reims en 1903, etc.…ainsi qu'à l'étranger (Saint-Louis aux Etats-Unis en 1904, Liège en Belgique en 1905, Bruxelles en 1910).
Les « Petites Savoyardes » atteignent, en ce début de XXe siècle, « le firmament » et leur nouveau nom de « La Lune » semble parfaitement leur convenir.
Les commandes affluent et, pour faire face, Emmanuel agrandit les bâtiments de son usine, achète du matériel et embauche du personnel supplémentaire. On compte près de 150 employés en 1900, contre seulement 5 en 1886. La production passe ainsi de quatre tonnes par jour en 1889 à dix tonnes en 1896, à plus de quatorze tonnes en 1900. Manquant de place, Emmanuel loue, en 1902, à Maglia et Peduzzi les locaux de leur ancienne fabrique à Saint-Michel de Maurienne pour quinze ans. En 1909, il produit plus de vingt-sept tonnes de pâtes par jour.
Cette même année, le fils aîné d'Emmanuel, Benjamin, jeune diplômé d'H.E.C., entre dans l'affaire. Contrairement à son père homme du pays, au franc-parler, ayant appris son métier sur le tas, Benjamin est plus distant, plus froid. Il pousse son père, en 1910, à transformer la manufacture familiale en société en commandite par actions au capital de 200 000 F. Ce changement de statut procure à l'entreprise les fonds nécessaires pour construire, dès 1912-1913, à Saint-Avre, des moulins avec embranchement ferroviaire privé, et à Saint-Etienne-de-Cuines, au lieudit la Combe, une nouvelle centrale électrique en complément de celle du « Pré des Moulins ». A cette époque, plus de quarante tonnes de pâtes par jour sortent de l'usine.
Tant d'investissements que l'entreprise peut difficilement rentabiliser les années suivantes. En 1914, la guerre éclate, touchant toute l'Europe et entravant considérablement le fonctionnement de l'usine. L'ensemble du personnel masculin part petit à petit au front, ainsi que les trois fils d'Emmanuel, Benjamin et les deux derniers, Lucien et Joanny. La main-d'œuvre manque, comme la matière première. Avant le déclenchement du conflit, l'entreprise recevait son maïs et son blé dur essentiellement de Roumanie et de Russie. Avec la guerre, les combats et la révolution russe d'octobre 1917, les courants d'approvisionnement traditionnels sont perturbés et plus un grain ne sort de Russie. Contrairement à son concurrent Fontanet qui ferme de 1915 à 1917, Emmanuel parvient à maintenir l'entreprise en fonctionnement. Il pare au manque de main-d'œuvre en embauchant les jeunes et surtout des femmes, et trouve de nouveaux fournisseurs comme l'Algérie. Difficilement, Emmanuel surmonte la guerre mais ne peut, semble-t-il, renouveler son bail pour les locaux de Saint-Michel qui sont repris par Brun et Marge, une société de pâtes lyonnaises.
Le conflit terminé, Benjamin, auréolé de gloire, as de l'aviation, ancien coéquipier de Guynemer, revient avec vingt-et-une victoires, une croix de guerre, douze palmes, cinq étoiles et la Légion d'honneur. Il reprend seul l'entreprise, ses deux autres frères ayant leur propre situation : Lucien est ingénieur des Ponts et Chaussées au Maroc ; Joanny, diplômé d'H.E.C., dirige un grand magasin de nouveautés à Toulon Benjamin, homme d'ambition, décide de jouer à quitte ou double. Pour lui, si l'entreprise demeure ainsi, elle ne peut que vivoter. Il faut donc, pour la relancer, qu'elle s'associe avec d'autres pour mettre en commun leurs capitaux, leurs techniques, obtenir plus de crédibilité auprès des banques et, pourquoi pas, devenir la première marque de pâtes alimentaires française ?
Benjamin transforme, dès 1919, sa société en commandite en société anonyme, transfère le siège social de Saint-Etienne-de-Cuines à Paris, et s'associe avec le fabricant Mirand Courtine de Maison-Alfort. En novembre 1921, ils fusionnent avec la société Clerget de Vesoul. En décembre, ils s'associent avec Louis Sebline. Louis est le fils de Charles, ancien préfet de l'Aisne mort en 1917 en captivité, qui avait créé sur le territoire de Jusay-Montescourt une ferme modèle complètement détruite par la guerre. Bénéficiant d'indemnités de dommages de guerre, Louis souhaite reconstruire Jusssy-Montescourt et en faire un important centre agricole, commercial et industriel. Pour cela, il attire de nombreuses sociétés en leur offrant terrain et argent, moyennant l'attribution d'actions L'entreprise Bozon-Verduraz, intéressée, y installe une usine moderne avec des pétrins et presses du dernier cri et, pour la première fois en France, un procédé de séchage des pâtes sur canne. Cette usine modèle est entourée par une ville industrielle créée de toute pièce par Louis Sebline, avec des maisons ouvrières hiérarchisées selon les emplois, des magasins, un théâtre, un stade, une école maternelle et même une chapelle. Parallèlement, l'entreprise fonde en 1921, à Bordeaux-Lormont, une usine, se rapprochant ainsi de ses matières premières, à l'imitation de Rivoire et Carret, société lyonnaise installée depuis 1890 à Marseille. Le capital de l'entreprise Bozon-Verduraz atteint alors 12 millions en 1922 et la production, cette même année, 125 millions de tonnes de pâtes par jour.
Ainsi Emmanuel, à son décès le 26 juin 1925, laisse son fils Benjamin à la tête d'une société de rang national, considérée comme une affaire solide, véritable valeur de placement. Cette dernière se dote d'un service publicitaire dynamique : de grands publicistes y travaillent, comme Florence Henry ou Dam. Les « réclames » se multiplient et se diversifient. Des concours sont organisés pour gagner des appareils photographiques, des livres de recettes... de pâtes. Incontestablement, l'illumination de la Tour-Eiffel sur le modèle de Citroën et la lancée sur Chambéry de balles de ping-pong marquées « Pâtes La Lune », dans les années 1920-1930, sont des coups publicitaires mémorables.
De renom international, ces pâtes sont exportées en Grande-Bretagne, en Egypte, etc... En France, elles sont diffusées par les plus grandes maisons d'alimentation comme les établissements Guichard-Perrachon (Casino à Saint-Etienne), les Docks Lyonnais, les Docks Rémois, l'Etoile des Alpes, etc... Depuis 1886, les « Petites Savoyardes » ont fait du chemin...
Depuis les années 1920, l'entreprise Bozon-Verduraz est en pleine expansion, mais financièrement fragile du fait même des emprunts qu'elle a contractés pour son développement. Avec la crise des années 1930, elle vend de moins en moins et elle est acculée à rembourser ses emprunts, sans compter qu'elle a désormais dans son groupe deux canards boiteux, l'usine de Vesoul et celle de Saint-Etienne-de-Cuines. Ces deux établissements, loin des ports où arrivent les matières premières et loin des grandes villes, principaux marchés de consommation, et du fait de l'augmentation des coûts du transport, ne sont plus viables.
De plus, leur matériel est dépassé, l'essentiel des investissements ayant été affecté jusqu'alors aux usines de Montescourt et de Bordeux. En 1932, Benjamin se sépare de l'usine de Vesoul en vendant son emplacement aux houillères de Ronchamp après avoir, au préalable, réduit le personnel de 145 à 60 personnes. Il conserve celle de Saint-Etienne-de-Cuines, peut-être par attachement sentimental, mais plus sûrement par peur d'un conflit social impossible à résoudre. L'usine de Saint-Etienne de Cuines emploie, à cette époque, plus de 700 employés. Sa fermeture ne peut se faire que par licenciements progressifs.
L'entreprise Bozon-Verduraz, ayant besoin d'aide financière, s'associe avec la biscuiterie Brun de Grenoble, créée en 1919 par Gaëtan Brun, et dirigée depuis sa mort en 1923 par Madame Darre-Touche, une femme d'affaires qui contrôle par ailleurs la Banque transatlantique et la distillerie de Normandie. Après des transactions confuses, elle parvient à racheter l'ensemble des parts de la famille Bozon-Verduraz, pour détenir finalement l'ensemble du capital et prendre la direction des affaires. L'usine de Saint-Etienne-de Cuines, après la nationalisation des réseaux électriques, la création d'EDE, ne présente plus aucun intérêt ; le prix du courant est désormais partout le même. Après une multitude de fermetures, non sans heurts : occupation d'usine, intervention du maire, du sous-préfet... et même de P. Cot, elle ferme définitivement ses portes en 1952 et licencie les 91 derniers employés.
Après la guerre, la biscuiterie Brun est rachetée par le groupe Forgeot qui s'associe, en 1960, avec Jean Panzani, après que l'activité des pâtes est séparée de celle des biscuits, revendue, elle, plus tard, à la société Lu. Cette fusion nécessite des concentrations d'investissement, des restructurations. Des usines des deux sociétés ferment, comme celle de Montescourt en 1960 ; les locaux, après dix ans de friche industrielle, sont repris par la société Vandamme — la Pie qui chante. Celle de Bordeaux ferme également en 1960, et celle de Maison-Alfort ne leur survit que de cinq ans ; elle cède la place alors à un complexe immobilier. Les derniers paquets de « La Lune » sont vendus dans les années 1974-1975. « La Lune », actuellement non exploitée, figure toujours dans le portefeuille de marques de la société Panzani qui, depuis 1973, fait partie du groupe B.S.N.
Un modèle de paternalisme
La famille Bozon-Verduraz est un cas intéressant, non seulement pour la création et le développement de sa fabrique de pâtes alimentaires, mais aussi par ses œuvres paternalistes qui en font un Michelin... de taille villageoise, bien sûr ! Leurs fêtes ouvrières sont restées célèbres à Saint-Etienne-de-Cuines, mais leurs œuvres sociales concernant le logement du personnel sont sûrement les plus importantes. Jusqu'au début des années 1900, aucun problème ne se pose puisque la majorité des employés est de Saint-Etienne-de-Cuines. Les quelques cadres sont logés chez l'habitant. Prévoyant l'expansion de sa société et, peut-être, prenant exemple sur Paul Girod à Ugine, Emmanuel construit en 1912-1913, au chef-lieu, quatre villas dont deux doubles, soit six logements pour les cadres. Les années suivantes, les ouvriers immigrés, de plus en plus nombreux, sont contraints de s'entasser dans le seul hôtel du village, sans grand confort. Pour remédier à cette situation, un internat pour les jeunes filles, sous la direction de religieuses, est créé en 1924-1926, et une vaste cité ouvrière sur le modèle de celle de Sebline émerge, au lieu-dit Les Iles, dès 1930, avec dix-huit pavillons, soit soixante-trois logements et même une « pouponnière ».
Outre son action sociale, la famille Bozon-Verduraz a une influence culturelle non négligeable. En 1899, Emmanuel fonde une fanfare ouvrière, « L’écho de la ruche », qui compte une trentaine d'ouvriers musiciens. Fanfare de qualité, elle remporte de nombreuses médailles, anime les fêtes de la commune et est souvent sollicitée par les autres villages. A cette époque, sans la création de cette fanfare, peu d'ouvriers auraient pu apprendre le solfège et même toucher un instrument. De plus, grâce à une des sœurs d'Emmanuel, Rosalie, installée à Marseille où son mari Clair Ruffier des Aimes tient une rizerie, une bourse d'étude est créée en 1919 en souvenir de Camille, son fils, mort en 1915 à 27 ans. Quelques jeunes du village en profitent pour poursuivre leurs études en école professionnelle ou normale.
En dehors de ses actions sociales et culturelles, la famille Bozon-Verduraz accorde un intérêt particulier à ses œuvres religieuses. Très pieuse, elle suit scrupuleusement les offices quotidiens. Madame Camille, la belle-sœur d'Emmanuel, a même dans son jardin une chapelle privée. Non seulement la famille Bozon-Verduraz donne l'exemple par ses pratiques, mais anime et favorise l'exercice du culte en s'occupant du catéchisme, du patronage, en installant une chapelle dans l'internat (bénie en 1929 par Monseigneur Grumel en personne), en payant les frais éventuels comme la restauration de l'église en 1926, ou encore en offrant trois vitraux : deux en 1925, un en 1931.
La famille Bozon-Verduraz appuie ses œuvres paternalistes sur un pouvoir économique et administratif total. Au niveau économique, elle seule véritablement fournit du travail aux Cuinains. Les quelques carrières d'ardoises ou de pierres embauchent peu. La scierie, elle, est dirigée par Camille, le frère d'Emmanuel, et produit des lames de bois pour les caisses d'emballage des boîtes de pâtes. Influence d'autant plus grande que la famille Bozon-Verduraz, par générosité ou astuce, apparaît aux yeux des Cuinains, très tôt, comme un mécène. En 1886-1889, Emmanuel éclaire gratuitement le chef-lieu avec le surplus de l'électricité produite par sa centrale. En 1890, il met à la disposition de la commune une motopompe, du matériel et un local. En 1891, il abandonne aux Cuinains l'excédent d'eau courante de sa propre conduite qu'il vient de construire, reliant le ruisseau du Bacheux à son entrepôt.
Après de telles actions, Emmanuel ne peut qu'être élu, en 1892, au conseil municipal et en 1896 comme maire. Parallèlement, il cumule divers mandats : conseiller d'arrondissement de 1892 à 1898, conseiller général du canton de
La Chambre de 1898 à 1908. Il est réélu maire jusqu'à sa mort en 1925. Son fils Benjamin lui succède, mais en 1932, préoccupé par la situation catastrophique de son entreprise, il démissionne. Leur prestige, Emmanuel et Benjamin ont su le conforter pendant leurs mandats, par une gestion habile de la commune. Comme pour leur société, ils recherchent la rentabilité. Emmanuel fait adopter le principe de vente des communaux pour créer des ressources supplémentaires et acheter des rentes tout en encourageant la formation de petits propriétaires privés.
Cette hégémonie ne semble pas avoir été véritablement contestée. Pour les Cuinains qui survivaient jusqu'alors péniblement sur leurs mauvaises terres, l'usine est une « aubaine », un salaire sûr, une possibilité d'améliorer leurs conditions de vie. Sans compter que la famille Bozon-Verduraz, par ses œuvres paternalistes, tisse autour des ouvriers un « cocon ». Les anciennes structures rurales disparaissant, ils ont l'impression de retrouver une nouvelle famille. La contestation existe quand même. Emmanuel est beaucoup plus critiqué que son fils Benjamin, peut-être parce que plus proche de ses ouvriers, des Cuinains. Benjamin, lui, bien que maire de la commune pendant sept ans, habite Paris et préfère se reposer dans sa villa « La carlingue » au Bourget-du-Lac. Et puis même Saint-Etienne-de-Cuines n'est plus le village qu'a connu son père... dans les années 1930, plus de 1 600 habitants... presque une ville ! Et contrairement à Emmanuel, Benjamin est plus un gestionnaire qu'un « petit père ».
Emmanuel et Benjamin ont été contestés comme chefs d'entreprise. Les Cuinains, comme tous les ouvriers de France et de Navarre, ont lutté pour la juste redistribution des bénéfices, sous forme d'augmentation de salaires, réduction du temps de travail, développement de la protection sociale... amélioration de leurs conditions de vie. Pour se faire entendre, les Cuinains n'hésitent pas à se mettre en grève ; les plus « célèbres » sont celles de 1905, 1924 et 1936. Mais Emmanuel et Benjamin savent les anticiper. Dès qu'ils sentent une menace, ils ferment leur usine pour cause de stocks non écoulés... et licencient leur personnel. Quand ils sont pris de court et n'ont pas le temps de le faire avant, ils le font après... en rappelant petit à petit les ouvriers et en oubliant de reprendre les meneurs.
Emmanuel et Benjamin ont également été critiqués dans leur fonction politique. On reproche en particulier à Emmanuel d'abuser de son pouvoir économique pour inciter ses ouvriers à voter pour lui, pour un candidat de son choix, ou prendre parti pour telle ou telle cause. Ne s'est-il pas fait élire en 1898 conseiller général du canton de la Chambre après avoir incité ses employés à voter pour lui sous menace de perdre leur emploi ? N'a-t-il pas invité le reste des électeurs à boire et manger à ses frais ? Ne leur a-t-il pas donné des marchandises et même de l'argent pour obtenir leur voix ? En 1905, n'a-t-il pas présenté avec insistance une pétition à tous ses ouvriers contre la séparation de l'Eglise et de l'Etat ? « Si l'Angleterre possède Edouard VII, le canton de la Chambre a l'insigne honneur d'avoir pour souverain, maître et conseiller général Emmanuel Ier » (L’Eclaireur, 10/2/1920).
La dynastie des Bozon-Verduraz ne devait pas durer. Pourtant, tout semblait bien parti, l'alchimie était bonne : un petit atelier, l'esprit d'un mitron italien, un Villarain, Emmanuel Bozon-Verduraz, intelligent, travailleur. Les « Petites Savoyardes », les pâtes « La Lune » étaient nées. De qualité incontestable, elles étaient les « Alpina, les croix de Savoie » de nos jours.
Mais Benjamin le fils aîné, lui, ne devait durer qu'un printemps ; trop ambitieux, trop rapide, dit-on... Construire, acheter quatre usines en même par l'espace de trois ans... de la folie ! Une folie qui était peut-être un pari à tenter à l'époque. Et sans la crise des années 1930, il est incontestable que les pâtes Bozon- Verduraz seraient nos Panzani actuelles. Aussi, de cette entreprise qui fut un temps, dans les années 1920, une des premières marques françaises de pâtes alimentaires, il ne reste que quelques souvenirs pour ceux qui y ont travaillé ; pour les autres, rien... « Dernier morceau avalé n'a plus de saveur »
Cependant, le nom de Bozon-Verduraz reste, entouré d'une aura inexplicable. Pourquoi M. Dard a-t-il appelé ses superbes voitures des « Bozon-Verduraz » ? Pourquoi le centre Pompidou, pour son exposition « De la réclame à la publicité » en 1990-1991, a-t-il choisi, pour son carton d'invitation, une publicité des pâtes « La Lune » ? Et même vous, au cours d'une de vos brocantes, vous vous êtes sûrement arrêté devant une carte ou affiche publicitaire où La Lune Bozon-Verduraz vous sourit, semble même vous faire un clin d'œil.