La bibliothèque des Dominicains à Montmélian au XVIII siècle

L'étude systématique de la bibliothèque des dominicains de Montmélian est en cours dans le cadre d'une enquête sur la culture et les livres du clergé menée par le séminaire «Anthropologie religieuse: confréries, iconographie, cultures religieuses» dirigé par Marie- Hélène Froeschlé-Chopard à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales de Marseille. Les collections des maisons religieuses ont une forte capacité à durer. Elles sont marquées du poids de la tradition et reflètent les différentes vagues qui, au cours de la période moderne, ont constitué la culture de plusieurs générations de religieux (1). Nous privilégions les petites bibliothèques dont le nombre de volumes est inférieur à deux mille, masse considérable et jusqu'ici mal connue, qui donne une image de la culture du religieux ordinaire. C'est le cas de Montmélian, avec 131 titres répartis en 397 volumes.
dominicains1

Si les autres chercheurs du séminaire peuvent utiliser un outil homogène et normatif, l'inventaire révolutionnaire, une fois de plus la Savoie, envahie en 1792, ne fut pas assujettie au décret du 2 novembre 1789 et aux mesures destinées à assurer la conservation des richesses littéraires et artistiques des propriétés ecclésiastiques, et notamment de leurs collections de livres et de manuscrits (2).

J'ai utilisé la série H des Archives départementales de la Savoie. La liasse 21 H 17 a fourni deux inventaires aux- quels s'était déjà intéressé M.Johannès Chetail. Ils datent de 1760, probablement lors d'une visite du provincial de l'ordre. Le plus long, mal fait, très succinct, ne donne en général ni dates de publications ni nom d'auteur, quand le titre leur semble aller de soi. Ces «blancs» empêchent de juger de la vitalité de la bibliothèque en classant les ouvrages selon leur date de parution, généralement peu différente de celle de leur acquisition. Le second inventaire, plus court, le complète.

A cet outil s'ajout une liste, relevée par M. Bourrette dans la réserve de la Bibliothèque municipale de Montmélian, où l'on retrouve certains des ouvrages indiqués en 1760, avec l'exlibris du prieur Jean Grillet ou du frère Vincent Jacquet. Une première classification «froide » tente d'analyser la composition de la bibliothèque en se référant à la «Table méthodique» de Jacques- Chartes Brunet {Manuel du libraire et de l'amateur de livres, Paris, 1860-1865): Théologie, Droit, Sciences et arts, Belles-Lettres et Histoire, après avoir reconstitué l'intégralité des titres, sous peine de lourds contresens, à partir du lettrage du catalogue des livres imprimés de la Bibliothèque nationale. Ensuite, d'autres questions se posent. Celte bibliothèque est-elle dévote ou érudite ? Prudente ou combative? Vivante ou figée? Si les religieux se sont procurés tel ou tel ouvrage de théologie, ce n'est pas seulement dans l'attente d'un enrichissement personnel, c'est aussi pour répondre aux questions de leur siècle. On peut évoquer l'adaptation d'une collection aux problèmes du temps ou son repli sur le passé à travers les trois étapes des luttes doctrinales au cours des deux derniers siècles d'Ancien Régime : la Réforme, qui provoque tous les ouvrages de controverse du XVII siècle ; le jansénisme, tout aussi important au XVIIL' siècle qu'à l'époque précédente; l'incrédulité et la lutte contre la «philosophie» dans l'apologétique de la seconde moitié du XVIII' siècle (3).

Le couvent des dominicains de Montmélian (1318-1792)

dominicains2Fondé en 1318, le couvent a perduré jusqu'à l'arrivée des Français en Savoie, en 1792. De fondation tardive, ce vicariat de moins de douze religieux est le soixante- deuxième couvent de la Province de France. En 1326, il est érigé en prieuré conventuel, sa diète (5) s'étend à toute la Tarentaise. Elle est alors circonscrite par les couvents de Lausanne et Genève au nord, Grenoble au sud, Lyon et Mâcon à l'ouest. Elle sera modifiée par l'établissement des nouvelles diètes des couvents de Chambéry (1418), Annecy (1422). Dès l'origine, les dominicains ouvrent un cours de théologie ouvert au public et fréquenté par les clercs du pays. Toujours favorisé par les princes de la Maison de Savoie, le couvent est uni en 1485 à la Congrégation réformée de Hollande (6). A la suite des luttes politiques en Europe, le pape Léon V demande que les couvents unis en soient séparés pour former une congrégation particulière sous le nom de Congrégation gallicane, érigée le 28 octobre 1514. Les couvents de Savoie y sont incorporés dès 1515. En 1646, la congrégation gallicane est à son tour érigée en Province de Paris : les couvents de Savoie en feront partie jusqu'à la Révolution.. En 1658, les dominicains de Montmélian installent au prieuré Sainte-Anne de Villette -jusque-là tenu par les bénédictinun séminaire où seront enseignés les diocésains de Tarentaise aspirant aux ordres, sous le prieur Balthazard Rostan. En 1717, Victor-Amédée II interdit toute visite dans les couvents de l'ordre sans avoir obtenu au préalable le Placet royal, mesure restrictive inspirée par le Sénat de Savoie au nom des libertés gallicanes. Le 31 octobre 1792, l'Assemblée des Allobroges expédie à Montmélian les citoyens Jalabert et Genevois pour inventorier les biens de la communauté qui sont placés sous la responsabilité de la commune et, le 5 décembre, la municipalité demande à Chambéry l'autorisation de mettre les religieux à la porte du couvent pour y loger les troupes de la République Française. On leur permet de garder les objets présents dans leur chambre. Les pères Ferroud, Tognet et Charveys s'enfuient après avoir brûlé les papiers importants de leur Maison, seul demeure le père André, handicapé par son grand âge. En février 1793, les possessions des dominicains sont vendus à l'encan et le couvent devient une caserne.

Le couvent et l'église

Le couvent, placé sous le vocable de saint Dominique et l'église, dédiée à saint Jean-Baptiste, datent du XIV siècle. Les premiers bâtiments de 1318 ayant brûlé en 1330, le comte Aymon achète un jardin à noble Pierre Maréchal, offre cent florins aux religieux et pose la première pierre de l'église actuelle, le 17 mai 1336. Les travaux sont achevés en 1340. La visite pastorale de 1635 signale des reliques qui «font de très signalez miracles», et que le couvent est bâti «sur les murailles de la ville». L'église fut réparée après le siège de 1703-1705. En 1729, on y signale une chapelle du Saint- Sépulcre qui nécessite des réparations. On y trouvait une très ancienne confrérie de saint Pierre martyr, fondée le 7 mai 1411.

Le père Jean Grillet

Ce fut l'un des hommes les plus remarquables du couvent de Montmélian. Né en 1666, il reçut l'habit de l'ordre, à l'âge de dix-huit ans, et fut envoyé par ses supérieurs au grand collège Saint-Jacques à Paris où il acheva ses études de théologie et prit le bonnet de docteur en Sorbonne en 1702. Vicaire national de Savoie de 1705 à 1709, il est élu prieur de Montmélian en 1712 (où il succède à François- Charies de La Charrière), prieur de Chambéry de 1723 à 1726, et le 12 juin 1729, est nommé évêque d'Aoste par le roi de Sardaigne et sacré par le pape dominicain Benoît XIII. Décédé en 1730, il était considéré comme un excellent prédicateur. La moitié des ouvrages de la réserve de Montmélian portent son ex-libris : Celada (1641), Pétau (1644), Estius (1662), Fromont i\663\ Sinnichi (1665), Grégoire de Nysse, Grégoire de Naziance (1609), Filiucius (1622), Bamy (1640), Morinus (1682), le Bullaire romain (1697), VHistoire de la congrégation de Auxiliis de Leblanc (1700) et Thomas de Lemos (1702). Certains de ces ouvrages se retrouvent dans l'inventaire de 1760.

La composition du fonds

On peut comparer la répartition en pourcentages du fonds de Montmélian à celui des dominicains de Toulon: Théologie : 66,51 % (Toulon : 51 %) Droit: 9,61% (Toulon: 1%) Sciences et Arts: 2,29% (Toulon: 20%) Belles-Lettres: 3,05% (Toulon: 8%) Histoire: 13% (Toulon: 19%) Indéterminés (à ce jour): 6.10% (Toulon: 1%) La théologie est largement majoritaire, encore plus si l'on y ajoute les ouvrages de droit canonique ou d'histoire ecclésiastique, classés en Droit et Histoire. Rien d'étonnant à cela : les dominicains n'étudient pas pour satisfaire de vaines curiosités, leur intérêt se porte sur une théologie d'une parfaite orthodoxie, nourrie de la Bible et des Sentences de Pierre Lombard, le principal manuel en usage dans leurs écoles de Théologie 7. Cette bibliothèque paraît, à première vue, conservatrice en regard de la production du livre au XVIIL siècle, dans laquelle la théologie, qui ne représentait déjà que 34% des permissions publiques des années 1723-1727, reculera à 8,5% vers 1784 (8).

La théologie

dominicains3La théologie est sous divisée en neuf catégories: Ecriture sainte et commentaires: 22,50% (1" rang) Liturgie : 4,50% (6' rang ex-aequo) Conciles: 2,30% (7' rang ex-aequo) Saints pères: 11,25% (4' rang) Théologie scolastique et dogmatique: 21,30% (2' rang) Théologie morale: 11,25% (5' rang) Théologie parénétique (sermon): 2,25% (7' rang ex-aequo) Théologie ascétique et mystique: 4,50% (6' rang ex-aequo) Théologie polémique: 1685% (3' rang). Sur les rayons de la bibliothèque, les huit premiers ouvrages respectent notre catégorie moderne «Ecriture sainte et commentaires» : une Sainte Bible en français in folio, éditée à Paris en 1628, réédition de Jacques Le Fcvre d'Etaples (1530), qui servit de base à la révision d'Olivetan, une classique «Biblia sacra vulgate editionis», en un volume in 8°, indatable mais dont on connaît des éditions dans les années 1669, 1688, 1691. C'est la Vulgate, dans toute son orthodoxie, comme le recommanda le Concile de Trente. L'édition du Nouveau Testament en françois avec des Réflexions morales sur chaque verset de Pasquier Quesnel, en quatre volumes, est probablement, vu son format, celle retouchée par Duguet en 1693 et dédiée à Monseigneur de Noailles, celle-là même que Colonia appelle en 1731 Les quatre frères selon le Jargon secret de ces Messieurs (9). Mais les éditions antérieures à 1708-1710 n'ayant pas été condamnées, elle a pu être acquise hors de toute idée polémique. Fidèle compagnon d'Arnauld, très imprégné de thomisme, Quesnel est de formation oratorienne et se rattache au bérullisme.
Les ouvrages n'" 4 et 6 sont l'antidote du précédent: ce sont h Nouveau Testament en français de l'oratorien Denis Amelotte, grand ennemi de Nicole, écrit vers 1666, dont le texte, anti-janséniste, fut utilisé lors de la révocation de l'Edit de Nantes, car on le jugea être une bonne traduction à l'usage des protestants convertis. Bien intercalé entre cet ouvrage en deux exemplaires, l'inévitable Nouveau Testament de Le Maistre de Sacy, en deux volumes in 12°, qui n'est autre que l'ouvrage connu sous le nom de Nouveau Testament de Mons, publié en 1667, condamné par le pape dès 1668, ouvrage qui ouvrit le conflit autour des traductions jansénistes. De plus, une des raisons qui incitèrent Clément X I à condamner l'ouvrage précité de Quesnel dans sa Bulle Unigenitus en 1713, fut que «le texte français de son livre était conforme en beaucoup d'endroits à celui de Mons». Par ailleurs, Amelotte tenta par tous les moyens de détourner le chancelier Séguier, dont il était le théologien, d'accorder le privilège pour la traduction au Testament de Mons, craignant qu'elle ne nuisit à son propre ouvrage! L'ouvrage n° 8 est la traduction de la Bible par Sacy, dont les premiers volumes parurent en 1672, car il entreprit celte traduction d'après la Vulgate lors de sa détention à la Bastille entre 1666 et 1669. Au contraire du Nouveau Testament de Mons, ses commentaires de l'Ancien Testament furent jugés acceptables. Il ne put achever son ouvrage qui fut inclus dans \'d Bible de Royaumont de Nicolas Fontaine. Et l'ouvrage n° 7 est un Nouveau Testament de Jésus-Christ, petit in 24°, que l'on décrit comme «assez usagé ». Malgré son usure, il a survécu au temps contrairement à bon nombre d'ouvrages d'éducation ou de dévotion. On trouve également un livre du jésuite Diego de Celada Commentarius litteralis et moralis in Judith (Lyon 1641), conservé à Montmélian. Ainsi, dès les premiers rayonnages, nous voyons se manifester une confrontation idéologique que la simple lecture rapide des titres ne laissait pas présager. Les dominicains de Montmélian sont assez traditionnels, peu érudits, car on ne leur connaît point de grande Bible polyglotte, ni de lexiques de langues anciennes, mais bien au courant des nouveautés et des tendances. Il semble qu'ils se procurent les nouveautés dans la seconde moitié du XVIL siècle. En liturgie, notons le De sacramentis du jésuite Bauny, une des cibles favorites de Pascal, datable des années 1640 et du cardinal piémontais Jean Bona (1609-1674), qui faillit devenir pape à la mort de Clément IX, le De rébus liturgicis, savant traité sur les rites, les cérémonies et les prières de la messe. On doit à Bona une définition rapide: «Un janséniste, c'est un catholique qui n'aime pas les jésuites!» (10).
Les conciles sont peu mais bien représentés avec l'incontournable condensé des conciles de l'oratorien Jean Cabassut, la Noticia conciliorum sanctae ecclesiae, parue vers 1670, et la Summa omnium conciliorum du dominicain ultramontain Barthélémy Carranza, dont la première édition parut à Venise en 1546 et fut souvent réimprimée avec des augments successifs. Son ouvrage est classé sous le n° 39 de l'inventaire. Il est placé non loin du 49, l'ouvrage de son grand ennemi le dominicain Melchior Canus (théologie scolastique et dogmatique), qui contribua à sa disgrâce et réussit à empêcher les jésuites de s'installer à Salamanque au milieu du XVL siècle.
Les dominicains se sont toujours intéressés à la patristique. Les saints pères sont donc bien représentés. On notera deux éditions données par les bénédictins de Saint-Maur: œuvres de saint Augustin, en Italie, dans une édition probable de 1679-1703, qui peut indiquer un besoin de retour aux sources lors de la parution de l'Augustinus, et les œuvres de saint Cyprien, le modèle des écrivains ecclésiastiques, jusqu'à saint Augustin, de 1726. Saint Grégoire de Naziance, avec des commentaires du dominicain de Bâie Frédéric Morellet, de 1609, existe toujours à Montmélian.

La théologie scolastique et dogmatique est en seconde position.
On y trouve de grands classiques, avec deux exemplaires de la Tlieologia dogmatica et moralis secundum ordinem Catechismi Concilii Tridentini, daté de 1694 (n"^ 27 et 28 de la BM de Monlmélian), du dominicain Noël Alexandre, «appelant» au concile général contre la Bulle Unigenitus, soupçonné de tendances jansénistes dont il se défend, mais gallican convaincu, qui sera fortement attaqué par les jésuites Bufiîer et Daniel, ce dernier auteur présent dans la rubrique polémique. Melchior Canus offre ses Opéra theologica, commentaires sur la Somme de Thomas d'Aquin, dans une édition de 1704. Vincent Contenson, O.P., présente deux exemplaires de la Theologia mentis et cordis (n° 21 de la BM ; édition de 1679). L'anU-jésuite Renat-Hyacinthe Drouin, neveu de Hyacinthe Serry (ou Augustin Le Blanc), qui trouva un asile à Chambéry, où il enseigna la théologie avant de décéder à vivre en Piémont, offre un bon traité dogmatique et moral des sacrements De re sacramentis. Deux autres dominicains, Jean- Baptiste Gonet et Joseph Mayol, sont représentés, l'un par son Clypeus theologiae thomisticae -première édition de 1659-1683 - l'autre par sa Summa moralis thomisticae circa decem praecepta Decalogi, daté de 1704 à la BM de Montmélian, dans le droit fil de la doctrine thomiste. Du jésuite Denis Petau, le Theoiogicorum dogmatum, son œuvre capitale, de 1644. Enfin, saint Thomas d'Aquin (que nous avons résolu de classer parmi les docteurs et non les saints pères), dont nous trouvons cinq ouvrages : ses œuvres complètes, en particulier sa Somme théologique et la Catena aurea in quatuor Evangelia, des commentaires patristiques. Mais il faut remarquer la présence de l'ouvrage du janséniste Pierre Nicole, l'un des principaux écrivains de Port-Royal, Perpétuité de la Foy de Eglise catholique touchant Eucharistie, défendue contre le ministre Claude par Antoine Arnaud, dont la première édition date de 1664, petit traité de controverse face aux protestants, après la proclamation de la «Paix de l'Eglise», nom donné à l'interruption des querelles jansénistes intervenue en 1668, dite aussi «Paix clémentine », qui rétablit la tranquillité dans l'Eglise de France jusqu'à l'affaire du «Cas de conscience» de 1702. Mais il semble que les dominicains de Montmélian possèdent une édition de 1704, et l'on peut se demander ce qui les a incité à se procurer cet ouvrage : la lutte contre le calvinisme ou l'intérêt pour le jansénisme?

dominicains4En théologie morale, il n'y a que cinq ouvrages : Vincent Filiucius et sa Moraliam christianem (BM n°8, édition de 1622) et la Morale chrétienne... du père Pierre Floriot, l'un des confesseurs des religieuses de Port-Royal des Champs, partisan de l'éducation des âmes simples. L'édition doit dater de 1676. Des théologiens en Sorbonne Lamet et Fromageau, nous trouvons le classique Dictionnaire des cas de conscience décidés suivant les principes de la morale, les usages, etc., dans une édition probable de 1733 ou 1740, donc récente. Fromageau est casuiste. Cet ouvrage est rangé à côté du Dictionnaire des cas de conscience, de Pontas dans les rayons. Jean Pontas est un célèbre casuiste, né en 1638, mort en 1728. La première édition date de 1715. Il est probable qu'en raison du nombre de volumes et du formai in folio, celle-ci soit de 1731, récente, ce qui prouverait encore que les dominicains de Montmélian suivent l'actualité. Les décisions de Pontas sont sages, elles tiennent un juste milieu entre le rigorisme et la complaisance d'une morale relâchée. Son supplément fut donné par Lamet et Fromageau : nous sommes en présence d'une bibliothèque bien rangée. Un peu plus loin sur les rayons, nous trouvons Résolution de plusieurs cas de conscience par un autre célèbre casuiste, Jacques de Sainte- Beuve (1613-1677), soupçonné de sympathies jansénistes.

La théologie ascétique et mystique est représentée par deux anti-jansénistes, un quiétiste et Isaac I x Maistre de Sacy: du bénédictin de Saint-Maur Dom Mabillon, qui défendit contre l'abbé de la Trappe le droit des ordres à cultiver l'étude, le Traité sur les études monastiques, édition de 1691, et de Pierre Corneille, un des plus gros succès de librairie du siècle, écrit entre 1651 et \651 Limitation de Jésus-Christ en vers français, traduction de l'Imitation de Thomas A Kempis. Corneille était anti-janséniste, ennemi de Nicole et favorable aux jésuites. Fénelon est représenté par ses Explications des Maximes des saints sur la vie intérieure, publiées en 1697, ouvrage de tendance quiétiste mais ascétique, que Bossuel réfute et qui fut de ce fait condamné en 1699 par Innocent XII. El la Vie de dom Barthélémy des Martyrs, publiée en 1663 par Isaac Le Maistre de Sacy, qui correspond à la grande époque de la spiritualité française du XVIL siècle, qui redécouvre les grands mystiques espagnols comme Louis de Grenade.

La théologie polémique arrive en troisième position après l'Ecriture sainte et la Théologie scolastique et dogmatique, avec quinze titres. De l'action de Dieu sur les créatures de Laurent- François Boursier, l'un des «plus féconds écrivains du parti» janséniste, publié en 1713, donc récent est particulièrement intéressant car Boursier représente la tendance «figuriste», dont le premier responsable est Duguet, absent de cette bibliothèque: les récits bibliques furent interprétés comme de véritables prophéties, en particulier l'Apocalypse, et seul un petit groupe d'élus serait sauvé à la fin du monde. Ces auteurs jansénistes marquaient un goût prononcé, presque morbide, pour l'exégèse symbolique et l'eschatologie. Avant eux, Arnauld, Nicole, Sacy et Quesnel n'avaient utilisé l'exégèse allégorique qu'avec la plus extrême prudence. Boursier, mort en 1749, l'un des grands théologiens jansénistes, fut accusé de «faux thomisme».
La plupart des autres ouvrages concernent la controverse autour des Lettres provinciales, parues en 1656 : lettres de Noël Alexandre contre le jésuite Gabriel Daniel, qui réplique par une «Réponse aux lettres provinciales de L. de Montalte ou entretiens de Cléandre et d'Eudoxe». De son côté le bénédictin de Saint-Vanne, Mathieu Petitdidier, répond à Daniel dans une Apologie des Lettres provinciales contre la réponse de Daniel - Daniel répliquera- et le jésuite Georges Pirol écrit en 1657 une Apologie pour les casuistes contre les calomnies des jansénistes. Il semble que dans la seconde moitié du XVIP siècle, les dominicains de Montmélian aient suivi avec attention les débats soulevés par le premier jansénisme de Port-Royal et, plutôt que l'augustinisme rigide et archaïsant de Jansénius, la spiritualité plus bérullienne qu'augustinienne de saint Cyran, et les vues nuancées imprégnées de thomisme professées par Arnauld et Nicole que Quesnel colora fortement de gallicanisme et de richérisme (11). Encore une fois, cette bibliothèque paraît s'intéresser aux grandes tendances de la controverse du XVII siècle.

La pastorale semble peu attirer les frères de Montmélian. La théologie parénétique est à peine représentée par les Sermons du père Cheminais (1692). Par contre, ils se sont procurés un ouvrage récent du prédicateur oratorien Massillon, paru entre 1745-1748, qui n'est pas du tout gallican.

Le droit

Les dominicains de Montmélian ne renient pas une tendance bien savoyarde : ils possèdent douze ouvrages de droit civil et canon. On peut relever des œuvres de Cabassut, des Cherubini, du dominicain Dupasquier, du docteur de Louvain Van Espen, que Colonia proclame «le héros du Parti», et recommande de lire «avec précaution » ; du carriériste Pierre de Marca, successeur pour peu de mois à l'archevêché de Paris de Paul de Gondi cardinal de Retz en 1661, partisan de la liberté de l'église gallicane. Les Pithou, deux frères calvinistes originaires de Troyes, dont le Corpus canonicum semt de base à la Déclaration du Clergé de 1682. Leur ouvrage offrit des maximes fondamentales aux juristes français dans le conflit entre les deux puissances temporelle et spirituelle. On trouve un traité général sur des matières canoniques de l'oratorien Thomassin (vers 1698), qui essaie de concilier le jansénisme et une bienveillante neutralité. Aussi les œuvres principales de deux grands juristes savoyards : le Codex fabrianus d'Antoine Favre, paru en 1606 (alors qu'aucune œuvre de son ami saint François de Sales ne figure dans cet inventaire) et, plus récent, l'Etat en abrégé de la justice ecclésiastique et séculière du pais de Savoie (1674), de Chartes-Emmanuel Deville.

Le polygraphe Louis-Helliès Dupin est représenté par son Traité de la puissance ecclésiastique et temporelle édition en 1707). Nous retrouverons cet auteur en Histoire, avec sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques. Théologien important, témoin privilégié de son temps, janséniste actif qui fut exilé lors de l'affaire du «Cas de conscience» (1701), Dupin tient une grande place dans l'histoire des idées du siècle de Louis XIV. Selon Jacques Grès- Gayer (12), Dupin a consacré son énergie et son savoir à la défense de l'idéal gallican, et il fut l'âme de tout ce qui se fit en Sorbonne contre la Bulle Unigenitus. Il représente une époque charnière, on pourrait presque le considérer comme un «pré-Lumières».

L'histoire

Belles-Lettres et Sciences et Arts sont délaissés. Nous pouvons dire que leur culture laïque et humaniste, telle qu'elle ressort de celte liste, est à peu près nulle, et surtout utilitaire (dictionnaire de Calepini, Philosophie du père Gaudin, Ovide, et traités d'arithmétique). Par contre, l'Histoire, regroupée sur les rayons, est importante pour l'ordre qui possède ses propres historiens : Noël Alexandre, dont ils ont l'Historia ecclesiastica veteris et novi testamenti en 26 volumes in 8°, ouvrage destiné au futur évêque Colbert, selon la méthode scolastique, dont la première édition date de 1699. Aussi Antoine Touron, biographe et controversiste, qui écrit l'histoire des prêcheurs, dont ils possèdent L histoire des hommes illustres de l'ordre de saint Dominique en 5 volumes in 4°, éditée entre 1743 et 1749, dédicacée au pape Benoît XIV, une histoire complète de l'ordre de sa fondation à 1748. L'achat de cet ouvrage récent dénote un souci de se tenir au courant des travaux de l'ordre. De Touron, ils possèdent aussi la Vie de saint Thomas d'Aquin en un volume in 4°, probablement de l'édition de 1737 ou de 1740, et la Vie de saint Dominique de Guzman, fondateur de l'ordre des frères prêcheurs, en un volume in 4°, publié en 1739. Par contre, on ne leur connaît aucune édition de Jean de Réchac (qui décrivit leur couvent au XVIL siècle dans son ouvrage devenu rarissime Histoire des fondations de Tordre de saint Dominique en France, 1647), ni du père Antonin Brémond.
Ils ont en rayon des auteurs anciens tels que Socrate et Sozomenis Ilistoria ecclesiastica scriptores graeci qui couvre l'histoire de l'Eglise primitive de 306 à 439. Theodoret de Cyr qui complète pour 431-594. Ils possèdent, d'Henri- Catherin Davila, Histoire des guerres civiles de France, parue en 1642, ce qui dénote un certain intérêt pour l'histoire profane récente, l'inévitable Dictionnaire de Moreri paru en 1674 qui présente les «appelants» comme des martyrs de la foi et les théologiens de Port-Royal comme autant de pères de l'Eglise, selon Fleury Enfin, de Hyacinthe Serry, l'histoire de la Congrégation de Auxiliis, deux cent conférences instituées par Clément VII en 1597 qui mirent aux prises à Rome les partisans de la grâce efficace et ceux de la grâce suffisante. La congrégation fut congédiée en 1607 par Paul II qui trouvait aussi dangereux d'approuver que de condamner le molinisme jésuite. Il interdit de plus rien publier. Malgré cela, deux histoires parurent, une du jésuite Meyer en 1705, et celle de Serry ou Le Blanc, dominicain de Toulon et ardent janséniste, qui donne ici une bonne chronique sur les querelles de la première période janséniste.

Les tendances de la bibliothèque

Le père Mothon a clairement exprimé l'idée que «pendant les dernières années qui précédèrent la Révolution, le jansénisme s'empara d'un certain nombre d'esprits». L'analyse exige de confronter les données de l'inventaire à celles d'une histoire des idées, en replaçant chaque auteur dans l'histoire du mouvement, et en s'interrogeant sur tous les aspects revêtus par le jansénisme : rigorisme moral, richérisme, gallicanisme, lutte contre les jésuites, résistance à l'autorité monarchique (13).
Nous avons choisi de considérer comme jansénistes les ouvrages désignés comme tels par des contemporains hostiles: Colonia et Patouillet en particulier. En suivant ces principes, nous sélectionnons trente titres jansénistes, sept qui sont franchement antijansénistes et douze ouvrages de jésuites.
Le premier jansénisme est représenté par Jansénius, Nicole, Pascal, Duvergier de Hauranne abbé de Saint- Cyran, Le Maistre de Sacy, Sainte-Beuve. Antoine Arnauld est associé à Pascal et Nicole dans les Lettres à Louis de Montalte (n° 102). A côté, «Esprit de M. Arnauld» du père Jurrieu (n° 103), «Apologie des Lettres provinciales» en deux exemplaires (n"" 104 et 107) de Petitdidier, intercalé sur les rayons avec la réponse du père Daniel. Le titre suivant réfute les erreurs du quiétisme (108), tandis que le 109 est une Apologie pour les casuistes contre les jansénistes, du jésuite Pirot. Toujours, deux tendances s'affrontent ; ainsi, Arnauld rencontre son contradicteur le jésuite Pétau (n'"75, 117 et 118).
La seconde phase du jansénisme est marquée par Pasquier Quesnel, Boursier qui défend les thèses sur la grâce et la prédestination, mais Duguet est absent, de même que Richer. Par contre, ils lisent Fénelon et LH. Dupin.
On remarque de grands absents, le peu d'importance des auteurs anciens. L'humanisme n'est pas leur premier souci. Aristote est absent, compensé par saint Thomas d'Aquin. On ne trouve ni saint François de Sales, ni le cardinal Le Camus de Grenoble, ni Descartes, ni Gassendi, ni Malebranche, non plus que Bayle et Leibnitz pour le XVIL siècle, qui forme à peu près la moitié du fond de cette bibliothèque, ce qui est souvent la règle dans les autres bibliothèques étudiées, qui marquent en général un pic pour la période 1650-1700, grande époque des controverses.

Les dominicains de Montmélian sembleraient en fait très ouverts aux problèmes de la grâce et de la prédestination en général - on le voit aussi dans leur choix de pères de l'Eglise, à leur intérêt pour saint Paul ou le pélagianisme - plutôt qu'à un réel jansénisme. Armés de la conception d'un christianisme exigeant, ils s'intéressent aux courants de pensée de leur temps. Gallicans, ils le sont comme l'est le clergé de Savoie, encouragé par le Sénat, et bien des auteurs dominicains furent des «appelants », comme Noël Alexandre. Ils ne s'intéressent guère au richérisme et ses conceptions démocratiques, encore moins au figurisme, n'ont aucunement la mentalité minoritaire des jansénistes, susceptibles et avides de martyrs. Au contraire, ils exercèrent une action combattive en Tarentaise, où ils implantèrent sur les paroisses d'innombrables confréries du Rosaire. Leur bibliothèque semble relativement originale, et très au fait des controverses, quoique sans aucun intérêt pour le mouvement des Lumières.

Notes

(1) Froeschlé-Chopard ( M . H . ) , «La bibliothèque des dominicains de Toulon au XVIIL' siècle», in Provence historique, 1994. (2) Riberette (P.), «Les bibliothèques françaises pendant la Révolution (1789-1795)». Paris, CTHS, BN, 1970. (3) Froeschlé-Chopard, opus cité. (4) Joseph Pic Mothon (P.), «Le couvent des frères prêcheurs de Montmélian», in SSHA, tome 23. 1885, pp. 549 à 642. (5) Région assignée au couvent par le Chapitre pour le ministère spirituel et la quête. (6) Réforme née en 1444 à Rotterdam, pour une vie plus pleine de piété et de science. (7) Verger (J.), in «Les dominicains et l'étude », Historia, 1992. (8) Chartier (R.) et Roche (D.), «Les pratiques urbaines de l'imprimé». Histoire de l'édition française, tome 2, Le livre triomphant, cité par MHFC. (9) Colonia (D. de), «Bibliothèque janséniste », Lyon, 1731. (10) Cognet (L.), «Le jansénisme», PUF, 1961. (11) Cognet ( L ) , opus cité. (12) Dupin (L.-H.), «Un théologien gallican témoin de son temps (1657-1719), in Revue de l'Histoire de l'Eglise de France, 1986. (13) Froeschlé-Chopard, opus cité.

Michèle Brocard

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