Giacomo Casanova en Savoie : un mondain libertin chez les Alpins (1/2)

Le jeudi 11 mars 2010, le hasard me permit de regarder l’émission littéraire Bibliothèque Médicis consacrée ce jour-là à l’un des personnages les plus célèbres du XVIIIe siècle, l’aventurier et libertin vénitien Giacomo Casanova. Animée par Jean-Pierre Elkabbach sur la chaîne parlementaire Public Sénat, elle saluait l’acquisition par la Bibliothèque nationale de France du manuscrit de ses Mémoires, Histoire de ma vie[1].

Sa rédaction, prescrite par un médecin comme remède à la morosité, occupa les vieux jours de Casanova alors exilé à Dux, dans un château de la lointaine Bohême. Les 3 700 pages du manuscrit révèlent sa prodigieuse mémoire, entretenue au fil des années par le plaisir de conter ses aventures. L’auteur puisa également dans ses « capitulaires », les cahiers de son journal intime, le détail de ses pérégrinations à travers l’Europe.

Le document a été cédé pour 7,25 millions d’euros, somme considérable réglée par un mécène aussi généreux que mystérieux. L’importance de cette transaction montre tout l’intérêt porté depuis quelques décennies à l’œuvre du Vénitien. Ses Mémoires ont déjà séduit de nombreux lecteurs. Robert Badinter n’en a-t-il pas conseillé la lecture à François Mitterrand, qui, dit-on en fit ses délices ? Philippe Sollers ne le considère-t-il pas « comme l’un des plus grands écrivains français du XVIIIe siècle » ? Son autobiographie offre aux historiens une fresque sans pareille de l’Europe des Lumières. Pour Francis Lacassin, l’éditeur de son récit chez R. Laffont, « c’est une œuvre qui est au siècle de Louis XV, ce que les Mémoires de Saint-Simon sont au siècle de Louis XIV » [2].

Au cours de l’émission littéraire, la caméra s’attarde sur les quelques pages du manuscrit exposées pour l’occasion. Le texte s’avère d’autant plus lisible qu’il est rédigé en français. Ce choix, surprenant de la part d’un auteur vénitien, s’explique par sa volonté d’écrire dans une langue qui est à la fois celle des libertins et celle d’une élite européenne dont il se sent proche. Le titre de l’un des feuillets attire mon attention : « Mes aventures à Aix-en-Savoie. [...] ». Je m’empresse de consulter un catalogue bibliographique en ligne[3], cherchant en vain une étude sur les séjours de Casanova en Savoie. Le sujet se résume à divers travaux historiques reproduisant de courts extraits de son autobiographie. Seuls les « casanovistes » ont, depuis des décennies, entrepris de patientes recherches pour authentifier un récit dont les multiples rebondissements jettent un voile d’invraisemblance sur les aventures du Vénitien.

La Savoie et ses confins sont abordés dans les Mémoires de Casanova, mais également dans de rares travaux d’érudition consacrés à ses apparitions dans la région. Cette communication fait une synthèse inédite de ces sources, augmentée de recherches personnelles. Elle détaille les séjours, les activités et les rencontres de Casanova à travers trois facettes de sa personnalité : le voyageur, l’épicurien et le mondain.

Le voyageur

« Le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait ».

Succession de voyages

Casanova naquit à Venise en 1725. De sa ville natale, il adopta le goût du luxe, de la fête et des jeux, mais les excès d’une vie dissolue et son goût pour l’occultisme lui firent craindre les inquisiteurs d’Etat. En 1749, sur les conseils de son riche protecteur, le sénateur Bragadin, il préféra quitter la Cité des Doges. Ainsi débuta sa vie d’aventurier, à l’âge de vingt-quatre ans. A l’automne de la même année, de passage à Césène, il fit la connaissance d’Henriette, une jeune aristocrate française en rupture avec sa famille, dont il tomba follement amoureux[4]. La belle devant regagner sa Provence natale, il n’hésita pas à la raccompagner jusqu’à Genève par le Mont-Cenis, puis à revenir en Italie vraisemblablement par le col du Grand-Saint-Bernard, à près de 2 500 mètres d’altitude, malgré des conditions hivernales[5]. Mais son chagrin était tel qu’il ne sentit « ni la faim, ni la soif, ni le froid qui gelait la nature ». Fin mai 1750, il se rendit à Turin où « toute l’Italie s’y trouvait », pour assister au mariage du futur roi de Sardaigne, Victor-Amédée III de Savoie, avec l’Infante Marie-Antoinette, fille de Philippe V, roi d’Espagne. A cette occasion, il aperçut Charles-Emmanuel III, le monarque en exercice. L’imaginant « fort rare en beauté et en majesté », sa déconvenue fut grande en découvrant un souverain « laid, bossu, maussade et ayant l’air ignoble jusque dans ses façons ».

Quelques jours plus tard, Casanova quitta l’Italie pour Paris, attiré par l’annonce de fêtes superbes devant célébrer la naissance d’un prince de sang. Il franchit à nouveau les Alpes, sans doute par le Mont-Cenis, s’attarda à Lyon courant juin pour entrer en maçonnerie, avant de s’établir dans la capitale pour deux ans. Une visite à la cour royale, alors en villégiature au château de Fontainebleau, lui inspira quelques comparaisons avec celle de Turin. Il y vit « le beau roi aller à la messe, et toute la famille royale, et toutes les dames de la cour qui [le] surprirent par leur laideur comme celles de Turin [l’] avaient surpris par leur beauté ». En revanche, la prestance du roi le subjugua : « la tête de Louis XV était belle à ravir, et plantée sur son cou l’on ne pouvait pas mieux. Jamais peintre très habile ne put dessiner le coup de tête de ce monarque lorsqu’il la tournait pour regarder quelqu’un […]. Pour lors, [il a] cru voir la majesté [qu’il avait] en vain cherché sur la figure du roi de Sardaigne ». Dans l’une de ses œuvres, la Confutazione publiée en 1769, Casanova revint pourtant sur ce sévère portrait de Charles-Emmanuel III. Il salua les trente-neuf ans de règne d’un roi ayant « toutes les vertus »[6]. Casanova ne regagna Venise qu’en mai 1753, après un détour par l’Europe centrale. Il courtisa une religieuse, la belle M.M., dont il découvrit plus tard un sosie à Aix-les-Bains. En 1755, la justice inquisitoriale le jeta « sous les plombs », prison vénitienne restée célèbre par son Pont des Soupirs. Quinze mois plus tard, il réussit l’exploit de s’enfuir par les toits. Il publia le récit de cette spectaculaire évasion qui forgea sa réputation d’aventurier. Elle le condamna également à l’exil et à dix-huit ans d’errance à travers l’Europe.

Il se réfugia à Paris, après un détour par Munich et Strasbourg. Il se lia à Mme d’Urfé, une vieille marquise aussi riche que naïve. Il la dépouilla d’une partie de sa fortune après l’avoir convaincue de son pouvoir à la réincarner en jeune garçon[7] ! Il lança également la première loterie parisienne, embryon de la loterie royale puis nationale. Enrichi, il quitta Paris pour la Hollande en septembre 1759, avant de rejoindre Genève l’été suivant. A plusieurs reprises, il rendit visite à Voltaire[8] dans sa résidence des Délices, puis prit la direction de Marseille. Après une nuit d’étape à Annecy, ce qui ne devait être qu’une pause-déjeuner à Aix-les-Bains se prolongea treize jours. Il fut retenu par un groupe de curistes et croisa une jeune religieuse prenant les eaux, incroyable sosie de sa maîtresse vénitienne M.M.. Aiguisé par la curiosité, il prolongea sa halte jusqu’au départ de la jolie nonne pour son couvent de Chambéry. Il fit alors étape à Grenoble quelques jours puis rejoignit Avignon en bateau[9]. Il regagna l’Italie durant l’automne 1760 en longeant la côte méditerranéenne jusqu’à Florence. A Rome, le cardinal Passionei, chargé de l’introduire auprès du pape, lui offrit un exemplaire de l’éloge funèbre qu’il prononça à Vienne en 1736 lors des funérailles de son vieil ami le Prince Eugène de Savoie. En mars 1761, Casanova repassa à Turin avant de franchir le Mont-Cenis. Il séjourna à Chambéry en mai pour visiter la deuxième M.M. dans son couvent de l’Annonciade, allant jusqu’à organiser un festin dans le parloir. Il fit un crochet jusqu’à Munich puis Augsbourg dès juillet de la même année. Il résida l’année suivante à Genève, déclina une invitation de Voltaire à Ferney puis finalement rentra à Turin à l’automne 1762. En novembre, ses frasques dans la capitale piémontaise entraînèrent son expulsion. Il se retira à Genève et à Chambéry[10] et dut patienter jusqu’en janvier 1763 pour obtenir une grâce de retour. Les années suivantes furent celles de longues tribulations à travers l’Europe. Il ne réapparut à Turin qu’en 1769, après avoir franchi la cola di Tenda, à ses yeux « la plus élevée de toutes les Alpes »[11] !

Conditions de voyage

Pour Casanova, aventure ne rimait pas forcément avec confort sommaire, bien au contraire. Dans les périodes fastes, il put même s’offrir une domesticité. Elle fut d’abord temporaire, comme à l’automne 1749 où, pour franchir les Alpes en compagnie d’Henriette, il ne s’arrêta « à Turin que deux heures pour prendre un domestique fait pour [les] servir jusqu’à Genève ». Dix ans plus tard, devenu riche, il menait grand train et recruta Leduc[12], un valet d’origine espagnole qui l’assista pendant ses séjours en Savoie. A Aix par exemple, en septembre 1760, il lui demanda de garder la chambre pour mieux veiller sur une cassette renfermant son or et ses récents gains au jeu. A la fin de cette même année, il prit également à son service un secrétaire particulier, Gaetano Costa. En 1761, tous deux participèrent au repas du couvent de l’Annonciade. Leduc n’estimait guère Costa et s’en méfiait. Il lui reprochait d’être sobre et de n’apprécier ni les libertins ni la mauvaise compagnie ! Il avait raison. Ce personnage à l’apparence si convenable délesta Casanova d’un important butin dérobé à Mme d’Urfé ! Dans ce contexte, peut-on s’étonner de voir le Vénitien emporter dans ses malles un véritable arsenal ? Il possédait une épée, dont il fit usage en duel, et plusieurs pistolets. A Aix toujours, voulant rejoindre nuitamment la religieuse logée hors les murs de la ville et se voyant suivi par « deux fantômes » en chemin, il déchargea en l’air l’une de ces armes à feu « car la peur suffit à corriger les curieux » !

Parcourir l’Europe avec armes et bagages lui imposait des déplacements en voiture, un luxe inaccessible à la plupart de ses contemporains. La deuxième M.M. par exemple regagna à pied son couvent de Chambéry une fois sa « cure » terminée. Jamais Casanova ne fut réduit à cette extrémité, même pour le franchissement des cols. A l’automne 1749, lors de sa première traversée alpine, de Parme à Genève par le Mont-Cenis en cinq jours, les largesses de son protecteur Bragadin lui permirent de s’offrir une chaise à porteurs pour gravir le col en compagnie d’Henriette avant de se laisser « ramasser » à la descente sur les pentes dominant Lanslebourg[13]. Son retour en Italie par le Saint-Bernard se fit « en trois jours sur sept mulets », une voiture démontée étant également du voyage. En juin 1750, lors de son premier séjour en France, il arriva à Lyon cinq jours après son départ de Turin. En 1761, il franchit le Mont-Cenis à dos de mulet avec ses deux serviteurs et sa voiture, avant de faire halte à Chambéry trois jours plus tard[14]. Lorsqu’il ne disposait pas de son propre équipage, il privilégiait les services d’un voiturier, à la fois cocher et propriétaire du véhicule et parfois du cheval.

A la fin de l’été 1760, il engagea l’un d’eux à Genève pour se rendre à Marseille. Il passa la première nuit à Annecy, après avoir suivi une route de poste[15]. Le lendemain, il prévoyait d’aller dormir à Chambéry avec un arrêt à Aix-les-Bains en mi-journée pour se restaurer. Il déjeuna dans une auberge de la cité thermale mais fut la victime de curistes mal intentionnés cherchant à le retenir. Ils soudoyèrent discrètement le voiturier et substituèrent un animal malade à son cheval. Aucun autre n’étant disponible, Casanova se retrouva bloqué à l’auberge qui n’était autre que le relais de poste[16]. François Tétu en était alors le tenancier[17]. En 1742, elle portait le nom « d’Hôtel de l’Ecu de France » et lui appartenait déjà[18]. D’après deux plans cadastraux[19], elle était localisée dans l’ancienne rue de la Promenade, plus précisément dans la portion située entre la porte de Genève et la Grande Place, correspondant aujourd’hui à la maison du n° 21 de la rue de Genève[20]. Un inventaire établi en 1742 décrivait précisément les lieux. Un second acte, rédigé en 1775 lors de la mise en location du relais par François Tétu à son successeur, confirmait sa distribution intérieure tout en révélant quelques modifications[21]. La maison était relativement étroite. Au rez-de-chaussée donnant sur la rue, une salle d’accueil appelée boutique servait de bureau en 1742, puis de salon en 1775. Une vaste cuisine était aménagée à l’arrière. Un escalier en bois menait à l’étage. Deux chambres, l’une verte et l’autre jaune, occupaient la façade sur rue. Toujours à ce même premier niveau, mais au-dessus de l’arrière-cour, une grande pièce faisait office à la fois de salle à manger et de salon de réunion en 1742. En 1775, elle était devenue une chambre, sans doute pour mieux répondre à la fréquentation accrue du relais de poste. Compte-tenu de la disposition des lieux et des informations distillées au fil du récit, Casanova ne pouvait prendre ses repas et s’adonner au jeu que dans la salle d’accueil du rez-de-chaussée donnant sur la rue[22]. La maison existe encore, mais sa façade, frappée d’alignement en 1882 pour élargir l’actuelle rue de Genève, fut reconstruite un peu en retrait[23].

A son arrivée en cette fin d’été 1760, la saison thermale battait son plein et l’hôtel affichait complet. Il ne restait à l’aubergiste qu’une « grande chambre démeublée dans une vieille maison à cent pas de l’auberge ». François Tétu possédait-il déjà les autres maisons figurant à son nom dans le cadastre de 1782[24] ? Quelle que soit la réponse, leurs situations aux abords immédiats du relais de poste ne concordaient pas avec la distance indiquée dans le récit. Casanova dut faire chambre commune avec son valet et s’en accommoda, faute de mieux. En d’autres lieux, il privilégiait des hébergements correspondant davantage à l’idée qu’il se faisait de lui-même ! A l’étape suivante par exemple, pour se remettre de l’austérité aixoise, il logea dans l’une des plus belles demeures des environs de Grenoble[25]. A Genève, il descendait systématiquement « A la Balance », l’hôtel le plus confortable de la ville. En 1761, à Chambéry, il s’arrêta « à la seule auberge où tous les passagers devaient se loger ». Il faisait sans doute allusion au « Logis de la Pomme d’Or », situé à l’emplacement du n° 142 de l’actuelle rue d’Italie[26]. La fonction de relais de poste assurait à cette auberge une certaine primauté[27]. Pourtant, Casanova n’occupa certainement pas l’une de ses chambres, son récit précisant qu’il courut à la poste avant de revenir à l’auberge, preuve d’une certaine confusion dans ses souvenirs.

A l’évidence, Casanova n’attachait guère d’importance à la description précise des lieux qui l’accueillaient.

Impressions de voyages

« Histoire de ma vie » ne s’apparente pas à un guide de voyages, particulièrement pour ses déplacements à travers la France et l’Italie. Ces territoires sont devenus trop familiers à ses yeux pour mériter de surcharger son récit de descriptions détaillées. La postérité n’a pas non plus fait de Casanova le chantre des montagnes alpines, les Pyrénées lui paraissant « plus considérables que les Alpes ». Les paysages d’altitude ne l’enchantent pas : sous sa plume, le col du Saint-Bernard en hiver n’est rien d’autre qu’une « affreuse partie des Alpes ». La magie des glacières de Chamonix ne l’attire guère. Le mont Blanc que lui montre Voltaire depuis sa résidence genevoise des Délices se métamorphose en dent Blanche[28] ! A l’évidence, « l’invention » du mont Blanc ne doit rien à Casanova. Il considère les vallées alpines comme de simples corridors reliant Turin, Lyon et Genève[29]. Sa hâte est grande de les traverser, au point de ne même pas relever dans son récit la présence des marrons et des goitreux. Aux débouchés des Grandes Alpes, les lacs du Bourget et du Léman ne suscitent pas davantage sa curiosité. A la blancheur des cimes, aux reflets argentés des lacs alpins, il préfère l’éclat mondain des milieux urbains. L’architecture et l’urbanisme des villes l’intéressent moins que la haute société qui les anime. Aix est « un vilain endroit où il y a des eaux minérales, et où à la fin de l’été, il y a du beau monde. Je n’en savais rien ». Genève et Chambéry n’ont droit à aucun regard et seul Turin bénéficie de quelques égards : « J’ai trouvé à Turin tout également beau, la ville, la cour, le théâtre et les femmes, toutes belles, en commençant par les duchesses de Savoie ». Il conserve en particulier le souvenir d’une « belle allée vers la citadelle », sans doute pour y avoir remarqué « une quantité de jolies filles »[30]. A l’évidence, ces beautés l’émoustillent davantage que la majesté de la ville ! Il s’inquiète en revanche de voir la police ne souffrir « ni femmes publiques, ni filles entretenues ». Mais voyant « les rues pleines de mendiants », il la croit impuissante et s’en moque à tort. Il constatera son efficacité à ses dépends car Turin « étant petite et très peuplée, [ses] espions savent tout », ce qui lui vaudra d’être expulsé à cause de ses frasques qu’il espérait pourtant discrètes. Les principes moraux qui régissent la ville paraissent en effet peu compatibles avec ses mœurs de noceur.

L’épicurien

« Cultiver les plaisirs de mes sens fut toute ma vie ma principale affaire, je n’en ai jamais eu de plus importante ».

Le séducteur

« J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté ».

Du séducteur, Casanova en a d’abord l’apparence : coiffé d’une perruque, il porte beau et parade avec « quantité de breloques » suspendues aux chaînes de ses montres. Il revendique 1,88 m et sa carrure d’Hercule impressionne le beau sexe. Son œil vif n’a guère de mal à repérer les plus gracieuses et son esprit enjoué ne peine guère à les séduire. Parmi elles, les femmes du monde l’introduisent dans les salons et le présentent aux puissants. Son entregent et sa connaissance des règles de bienséance lui donnent ensuite toute l’aisance nécessaire pour se mouvoir en bonne société. Sa grande culture, ses voyages et le récit de ses aventures suscitent l’intérêt. Son excellente mémoire et ses talents oratoires l’aident à tenir son auditoire en haleine des heures durant. Voici sans doute les clefs qui lui ouvrirent la porte des salons et le cœur des femmes.

Sa notoriété posthume doit beaucoup à ses frasques complaisamment décrites dans « Histoire de ma vie ». Son séjour à Aix-les-Bains en donne un bon aperçu, les jolies femmes étant la véritable raison de cet arrêt prolongé. En moins de treize jours, il réussit à séduire une épouse, une religieuse et le matin de son départ, il préfère la fuite aux prières de la maîtresse du marquis De Prié. Il est d’abord attiré par les œillades de madame Z. qui l’incite à rester dans l’espoir de le ruiner au jeu avec la complicité de son époux. Faute d’un récit suffisamment précis, les érudits n’ont pu identifier ce couple de Turinois. Casanova est en revanche plus prolixe sur les suites de cette curieuse idylle. Elle profite de l’absence de son mari, parti à Genève acheter une « répétition »[31], pour lui accorder ses faveurs dans la chambre conjugale du relais de poste. Le récit nous décrit les lieux à l’occasion d’une fâcherie entre les deux amants : il quitte la chambre de Mme Z et descend l’escalier. A la porte de l’auberge, il annonce à l’hôtelier son intention de partir, paroles saisies au vol par la belle depuis sa fenêtre. Il est donc facile d’en déduire qu’elle loge au premier étage du relais de poste dans l’une des deux chambres de l’auberge donnant sur la rue[32].

Mais celle qui le retient réellement à Aix est une moniale à la ressemblance frappante avec M.M., l’une de ses maîtresses vénitiennes, elle-même religieuse. Elles portent toutes les deux un habit couleur de ciel, celui de l’ordre des Augustines de l’Annonciade céleste[33], d’où leur surnom de « filles bleues » ou « célestines ». La deuxième M.M. s’est retirée au couvent de Chambéry[34]. D’après le récit, elle est séduite secrètement par M. de Cou, un homme riche mais « fort laid, bossu et âgé de cinquante ans »[35]. Enceinte, elle prétexte une maladie pour aller prendre les eaux à Aix et masquer sa grossesse. Casanova, qui la croise près de la fontaine est subjugué par sa beauté. Il la suit et repère sa résidence. Les bribes d’informations distillées par l’auteur permettent la localisation approximative de son logis. Il se situe hors de la ville à une distance supérieure à cinq cents pas en direction des champs, du côté de la montagne. Il faut passer par la fontaine pour le rejoindre. La ville étant encore fermée d’une enceinte et les sources jaillissant dans la partie amont de la cité thermale, seule la porte de Mouxy correspond à cette orientation. M.M. loge dans une ferme isolée établie dans la direction du plateau qui domine Aix. Un grenier loué au premier étage lui sert de chambre, juste au-dessus de celle de la sœur converse chargée de la surveiller. Un soir, avec la complicité de la logeuse, M.M. abreuve son chaperon d’une mixture à base d’opium pour l’endormir et pouvoir recevoir à son aise le Vénitien, pris pour un envoyé du géniteur, M. de Cou. Malheureusement la sœur converse meurt d’une « overdose » et M.M. accouche quelque temps après.

En grand seigneur, Casanova ne l’abandonne pas à son triste sort et achète le silence de la fermière[36]. Cette dernière porte l’enfant à Annecy et le dépose discrètement dans la « roue » d’un hôpital, accompagné d’un billet signalant qu’il n’est pas baptisé[37]. Elle fait également veiller la défunte par deux gardes, de crainte que « les sorcières ne [viennent] sous la forme de chats lui enlever quelque membre »[38]. Le corps est ensuite inhumé discrètement avec la bénédiction d’un prêtre complaisant. Bien évidemment, la belle nonne en oublie son vœu de chasteté et s’abandonne dans les bras de son sauveur[39]. Cette histoire à peine croyable semble au moins pour partie sortie de l’imagination de son auteur. Quelques sondages dans les registres paroissiaux d’Aix et de plusieurs communes limitrophes n’ont en effet pas permis d’exhumer l’acte de décès de la sœur converse. Mais seules des recherches exhaustives permettraient d’être catégorique.

Casanova connaît également quelques échecs dans ses conquêtes. Citons pour mémoire Mlle de Romans courtisée en vain lors du séjour grenoblois qui suit ses aventures aixoises. Cette parente de la belle nonne préfère les charmes de la capitale. Par l’entremise de l’une de ses sœurs bien introduite à la Cour, elle devient la maîtresse de Louis XV.

A défaut de pouvoir se délecter de toutes les jolies femmes, Casanova ne manquait jamais une occasion de savourer la bonne cuisine.

Le gastronome

« J’ai toujours cru qu’on ne mange nulle part aussi bien qu’à Turin »

La faim qui le tenailla parfois durant son enfance expliquait son penchant pour la bonne chère. D’abord parfait glouton, il se métamorphosa en fin gourmet au fil de ses voyages et de ses rencontres. De ses différents passages dans le royaume de Sardaigne, il ne nous rapporta aucune mésaventure gastronomique, bien au contraire. Il s’émerveilla de l’art culinaire Turinois : « A mon souper qui fut le premier, je fus surpris de l’excellence du cuisinier. J’ai toujours cru qu’on ne mange nulle part si bien qu’à Turin ; mais c’est aussi vrai que le terroir même produit les mets exquis, que les habiles cuisiniers accommodent après avec tout l’art qui les rend succulents. Gibier, poisson, volaille, veau, herbes, laitages, truffes, tout y est exquis ». Pris dans son élan, il n’hésita pas à faire un lien audacieux entre la valeur du terroir et la beauté des Turinoises ! A des mets trop élaborés, il préférait une cuisine simple préparée avec des produits de qualité. A Aix, chez la logeuse de sa religieuse, il se régala d’un simple souper, « parce que rien n’était travaillé », trouvant les poissons délicieux et les fromages excellents. Il prêtait à ces derniers des vertus aphrodisiaques, au point d’avoir envisagé un temps la rédaction d’un dictionnaire spécialisé.

Avec Casanova, l’art de la table ne se limitait pas au simple plaisir du palais. Il devenait parfois un agréable moyen d’arriver à ses fins. A Aix toujours, c’est par un détour alimentaire qu’il réussît à intégrer « une bande de gens fort gais et de bon air ». Apprenant que « ce monde était là pour prendre les eaux », il s’approcha d’une jolie femme, Mme Z. et lui fit « compliment sur le bien que les eaux d’Aix devaient lui faire, puisque l’appétit avec lequel elle mangeait réveillait celui de ceux qui la regardaient ». Celle qui deviendra sa maîtresse le temps de ce court séjour, le défia « d’un ton vif » à lui prouver qu’il disait vrai. Il releva le pari, dévora comme s’il n’avait pas dîné et fut admis dans le groupe de curistes. Les boissons alcoolisées, dont il appréciait l’effet désinhibant, faisaient l’objet de toutes ses attentions. Ce fut le cas à Chambéry en 1761, lors d’un étonnant dîner organisé dans l’enceinte même du couvent de l’Annonciade. Afin de respecter la clôture des religieuses, deux tables de douze couverts furent installées de part et d’autre de la grille, les huit moniales s’étant placées à l’intérieur et les quatre autres convives dans le parloir. Casanova apporta du bon vin offert par Mayan, son ami chambérien. Au terme d’un repas de trois heures, ils étaient « tous gris ; et sans la grille, [il aurait] pu facilement [s]’emparer de toutes les onze femelles qui étaient là, et qui ne raisonnaient plus. La Désarmoise était devenue si folle, que [s’il ne l’avait] pas tenue en frein, elle aurait scandalisé toutes les nonnes ». A Genève, lors d’un autre banquet organisé par ses soins, il s’amusa d’un pasteur confessant à sa voisine de table une ancienne tendresse à son égard, notant que « son éloquence amoureuse croissait à mesure qu’il humectait son gosier de vin de Champagne, de Chypre ou de liqueurs des îles ». Casanova appréciait les alcools aux saveurs exotiques, allant cette fois-là jusqu’à prévoir « tout ce qu’il fallait pour un punch ».

A la suite de son séjour aixois, il découvrit à Grenoble deux spécialités dauphinoises : l’élixir des Chartreux et surtout le ratafia, « divine liqueur […] composée d’eau de vie, de sucre, de cerises et de cannelle ». Son inventeur, Matthieu Teisseire[40], avait alors ses magasins place Grenette, au bas de la Grande Rue. En villégiature à Turin deux ans plus tard, Casanova se fit envoyer par voiturier une caisse remplie de douze bouteilles de ratafia de « Tesseire » accompagnées d’une fiole d’élixir des Chartreux. Mais la livraison prit du retard par la faute d’une lettre de voiture égarée, bloquant le colis deux mois en douane au Pont-de-Beauvoisin[41]. Aussi le Vénitien préférait-il prendre avec lui ses boissons favorites pour mieux les distribuer au gré des faveurs à obtenir ou en remerciement des grâces déjà reçues. Il emportait souvent un bloc de chocolat dans ses malles. A Chambéry, il en offrit douze livres venant de Turin à la belle M.M.. Il se réservait le soin de sa préparation, n’appréciant réellement cette boisson que bien battue et moussue, chaude et sans lait. Les vertus revigorantes du chocolat incitaient Casanova à le consommer en matinée et le plus souvent possible en charmante compagnie. Le café, autre boisson très en vogue dans la bonne société du XVIIIe siècle, avait également ses faveurs. A Paris, il avait coutume d’en boire « avec deux savoyards », expression qui ne manquait pas d’intriguer. A ceux qui l’interrogeaient sur le curieux surnom donné à de simples biscuits[42], il répondait : « nous les appelons en Italie Savoyards, car la mode est venue de Savoie, et ce n’est pas ma faute si vous avez pensé que j’ai mangé deux de ces commissionnaires qui se tiennent au coin des rues pour servir le public, et que vous appelez Savoyard, tandis qu’ils sont peut-être d’un autre pays. Pour l’avenir je dirai que j’ai mangé des biscuits […], mais permettez que je vous dise que le terme de savoyards leur est plus propre ».

Le joueur

« Je fus dans ma vie très sensible à la perte, mais toujours assez fort pour en dissimuler le chagrin ».

Café, chocolat ou alcools étaient également présents sur les tables de jeux. Dès l’adolescence et sa vie durant, Casanova fut un joueur impénitent. Il avait contracté ce vice à Venise, alors capitale européenne des jeux de hasard. Une longue pratique lui permit d’acquérir une dextérité de professionnel, un talent propice à influer sur les lois du hasard pour « corriger la fortune ». Il se refusa pourtant à endosser une carrière de tricheur, de crainte qu’elle ne lui fermât les portes de la haute société. Seul un pressant besoin d’argent pouvait le contraindre à cet expédient, moyen rapide de se refaire une santé financière. Mais Casanova avait aussi l’habileté de savoir perdre, soit par un sens aigu de l’hospitalité envers ceux qui le recevaient, soit tout simplement par galanterie.

A Aix comme à Turin et dans l’ensemble des États du roi de Sardaigne, les jeux d’argent étaient strictement interdits sous peine d’amendes. A Turin, la police veillait. A Aix, les quelques promenades qui suivaient les soins thermaux ne suffisant pas à combler l’ennui, la passion des cartes bénéficiait d’une certaine tolérance pour le plus grand plaisir des curistes fortunés. Ils jouaient gros, du matin au soir, avec une préférence pour le pharaon, le piquet, le quinze ou le trente et quarante. Faute de casino[43], tous les lieux étaient bons pour assouvir cette passion. Le groupe rencontré par Casanova pratiquait le jeu même dans les chambres, au besoin sur les genoux si les tables manquaient ! Mais en l’absence de sanction, ils privilégiaient le salon d’accueil du relais de poste. Ce tripot temporaire ouvert sur la rue était le local idéal pour espérer dépouiller au jeu les voyageurs en transit : « Quand un étranger passe par ici, ils savent l’emmieller, et s’il joue, il est difficile qu’il leur échappe, car ils sont d’accord comme filous en foire » lui glissait à l’oreille Désarmoise, un témoin privilégié. Casanova ne put échapper à leurs filets : de connivence avec son mari, Mme Z, l’une des femmes du groupe l’aguicha pendant qu’un subterfuge l’obligeait à rester. La pause repas s’éternisa... Casanova perdit beaucoup d’argent mais en gagna davantage encore au cours de son séjour. D’après le détail de ses comptes égrené au fil du récit, il laissa sur les tables de jeux l’équivalent de 11 960 livres de Piémont, mais empocha environ 57 400 livres, soit un solde positif de 45 440 livres, le prix d’un troupeau de 1 000 vaches ou de 5 000 porcs[44] !

Ce relais de poste, à mi-chemin entre Genève et le Mont-Cenis, offrait également l’avantage d’être sur un itinéraire fréquenté par la jeunesse dorée. Ce parcours, appelé Grand Tour, s’apparentait à un voyage éducatif et artistique à travers la France, la Suisse et surtout l’Italie. Il permettait aux jeunes gens de la haute société anglo-saxonne de parfaire leur éducation. Au cours des treize jours de son séjour, Casanova mentionna par deux fois des voyageurs anglais s’accordant une partie de cartes au relais de poste pendant le changement d’attelage. Parmi eux, citons Stephen Fox, alors âgé de seize ans, futur homme politique anglais et frère aîné du célèbre Charles James Fox qui deviendra Secrétaire d’État aux Affaires étrangères britanniques. Pendant sa courte halte à Aix, le jeune homme eut le temps de perdre une lettre de change de 8 000 livres de Piémont au profit de Casanova.

La liberté accordée aux joueurs attirant à Aix la haute société turinoise, Casanova en profita pour enrichir aussi son carnet d’adresses.

Robert PORRET

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