Adrien Rey-Golliet : un radical en Tarentaise au début du XX siècle (1/2)

Adrien Rey GollietCet exposé est un extrait d’un ouvrage publié par l’auteur en 2012 et visant le parcours historique d’un réalisateur social et solidariste, qui fut Inspecteur Principal de l’Education Physique de la Ville de Paris et du département de la Seine, instituteur, adjoint au maire du 2ème arrondissement de Paris et maire des Avanchers-Valmorel en Tarentaise, fondateur des Centres de Vacances en Montagne et réalisateur de maintes œuvres locales (électrification, routes, adductions etc.) : Adrien Rey-Golliet (1870-1948) . Une petite étape de cette vie illustre le contexte politique dans une province de Savoie juste avant le grand conflit mondial de 1914, ainsi que la philosophie du radicalisme, courant fortement lié à l’histoire de la France de la 1ère moitié du XXe s.

Un instituteur en 1900

Dans le sillon des « hussards noirs » de la République

Son goût pour l’instruction et le métier d’instituteur porte Adrien Rey-Golliet vers de nouvelles réflexions sur la condition humaine, sur la place de l’homme dans la société, vers une autre conception de l’Histoire. Quand il était écolier aux Avanchers, son esprit s’était déjà « éclairé » en lisant les ouvrages de la bibliothèque communale fondée vers 1881. Un autre facteur sera décisif dans la construction de sa personnalité : son adolescence à Paris où un espace social particulier lui permet de dépasser ses connaissances. Le milieu citadin et le microcosme des expatriés savoyards fourniront au jeune instituteur la matière nécessaire à son épanouissement intellectuel : instituts scientifiques, universités, facultés, musées, librairies et salons philosophiques… Certes, son métier lui ouvre les portes de cette rayonnante culture scientifique, artistique et littéraire. Son esprit critique se laïcise et son agnosticisme alimente sa neutralité religieuse.
Les propos d’Adrien Rey-Golliet, dans plusieurs de ses discours, représentent bien la conception de l’Instruction publique propre aux républicains de la IIIe République. La personnalité de notre jeune enseignant se développe dans le sillage de Jules Ferry, parmi les premières générations d’instituteurs nés de la grande réforme scolaire. Ceux que Clémenceau surnomme les « prophètes éblouis du verbe nouveau » doivent instruire le peuple : l’éclairer par les lumières de la connaissance. Cette éducation croit au progrès et à la raison, récuse dogmes et superstitions, se définit comme la clef de voûte de l’avenir de la société, voire de l’humanité, toujours plus démocratique et solidaire. Grâce à l’école, tout un peuple pourra progresser. Sous la pensée du philosophe des Lumières Condorcet, ces maîtres croient en l’égalité de l’éducation, en un enseignement fondé sur une base scientifique. Ils espèrent aider la société par l’instruction. L’ignorance ne permet pas à tous d’avoir une place légitime dans la République et doit être enrayée. Les propos d’Adrien Rey-Golliet démontrent que l’instituteur public a un rôle primordial dans la société : il devient un guide et modèle pour l’enfant qui doit lire et travailler.


Le nouvel instituteur exerce son métier comme un véritable « sacerdoce ». Sa mission va au-delà de l’espace scolaire et s’implique dans la vie quotidienne de ses concitoyens : au moyen de cours du soir, il aide les illettrés et la population à rédiger des lettres, à remplir des feuilles administratives… L’instituteur Alexandre Rellier (originaire des Avanchers) se serait chargé de ce genre de cours . Il participe à une Mutuelle Incendie Doucy/Les Avanchers et à la Mutuelle Bétail des Avanchers .. En 1912, l’instituteur Durand tient une conférence sur les lois de retraites ouvrières et paysannes. La conduite des instituteurs Rellier et Durand est observée chez bien d’autres enseignants de ce temps-là. Le villageois appelle souvent l’instituteur pour des questions judiciaires, agricoles, médicales… ou bien encore pour tenir le secrétariat de mairie. Au cœur des combats sociaux de la IIIe République, Adrien Rey-Golliet exprime sa foi en la république laïque et se réfère à des hommes qui appartiennent aux débats philosophiques du Siècle des Lumières, à l’esprit voltairien : « que les voiles de l’obscurantisme soient déchirés » (1906) / « brouillards épais des préjugés » (1905) … Au banquet de l’Union Fraternelle des Avanchers de 1899, le jeune sociétaire dit avoir préparé un petit travail intitulé « De l’instruction, ou plutôt de l’éducation du peuple français depuis son origine jusqu’à nos jours » ; « Documents en mains, je vous montrerai dans quelle épouvantable ignorance était plongée par ordre du haut clergé et du roi, toute - la population laborieuse de France ; je vous parlerai des grandes choses que firent les glorieux révolutionnaires de 1789 : les Condorcet, Les Lakanal, les Lanthénas, les Sieyès, les Lepelletier de Saint-Fargeau, etc. […] ».

Adrien Rey-Golliet traite l’instruction sous l’Ancien Régime et au XIX siècle à la manière d’un Républicain de son temps : « Ah ! c’est qu’ils savaient, ces hardis lutteurs [les auteurs des réformes scolaires], suivant l’expression de Louis Blanc , qu’aux républicains encore plus qu’aux aigles, il convient de regarder le soleil en face, et que le culte de la nuit n’est bon que pour les hiboux et les tyrans […] ». Adrien Rey-Golliet ne nie pas l’existence d’une éducation populaire dans le passé, mais il constate une problématique essentielle : l’absence de laïcité. Certes, en Savoie, qui n’était pas française avant 1792 et de 1815 à 1860, le phénomène des « petites écoles » a permis l’apprentissage de la lecture, de l’arithmétique et de l’écriture, diminuant l’illettrisme. Cependant, l’instruction se passait sous la surveillance du clergé, garant des dogmes catholiques. Sous Napoléon 1er et ses successeurs, l’enseignement, dit-il « fut remplacé sous la tutelle du clergé et confié par celui-ci à des instituteurs dont le rôle principal n’était plus d’instruire les enfants, mais de sonner les angélus, de balayer l’église, de chanter au chœur, en un mot d’être la bonne à tout faire de la commune […], le peuple fut replongé dans le plus profond obscurantisme, à la grande joie du clergé et des dirigeants qui ne cachaient pas leur façon de penser en disant : « Plus le peuple est abêti, plus on peut le fouailler ! ». Les hommes de la troisième République : les Gambetta, les Jules Ferry, les Paul Bert , pour ne pas les citer tous, ont eu le courage d’arracher les masques de ces faiseurs d’ignorants… ils les ont jugé[s], impropres aux fonctions d’éducateurs du peuple et ils ont confié les écoles de la République à des instituteurs laïques, c’est-à-dire à des hommes d’esprit libre, plaçant la religion de l’honneur avant toute autre religion » . Les Savoyards présents applaudissent longuement l’allocution d’Adrien Rey-Golliet. De 1860 à 1875, on constate déjà en Savoie, une émancipation morale de l’instituteur. Comme le dit Jacques Lovie, le maître d’école a pris conscience « de son rôle propre dans la communauté avec pour conséquence de ne plus être le docile serviteur du maire et du curé » .

Adrien Rey-Golliet se réfère aux anciens régimes. Son idée est celle d’un instituteur de 1900 : l’ignorance a favorisé le despotisme. Pourquoi tant d’attachement à la Révolution de 1789 ? Non seulement, elle a instauré le principe des droits de l’homme par une déclaration officielle, mais elle a considéré l’instruction comme la clef de la liberté aussi bien pour l’individu que pour le peuple. Adrien Rey-Golliet a conscience des excès de la Terreur, mais il retient de la Révolution, les réformes scolaires et le développement des sciences. Il croit en la vertu scolaire et du savoir porté par une école capable de faire progresser l’humanité. Comme les instituteurs de la fin du XIXe s et du début du XXe s, Adrien s’appuie sur l’idée de justice et celle des hommes naissant libres et égaux en droit. Il fonde sa philosophie sur les droits de l’homme. Il suit la mission philosophique de l’école publique : enraciner le progrès et la raison, faire des citoyens à l’intelligence libre et à la conscience affranchie. Adrien Rey-Golliet, élevé dans ce nouveau concept auquel il croit de plus en plus, affirme avec une vision hugolienne que le livre est la clef de la liberté, l’extinction de la servitude et l’émancipation de l’Homme… la possibilité d’un bonheur social. Avec la liberté de presse, de réunion et d’association de son époque, il ne peut que persister dans cet idéal.

A la remise des prix de 1896 aux Avanchers, le discours d’Adrien Rey-Golliet laisse percevoir une école fondée sur l’autorité, la punition justifiée et le « jeu » des récompenses : « il faut que vos instituteurs soient sévères car sans discipline pas d’école ; il faut que vos travaux soient difficiles afin de provoquer les efforts de votre intelligence… il faut qu’on vous punisse parce que nul n’étant parfait vous commettez sûrement en classe des fautes qui méritent correction… Acceptez sans murmurer les réprimandes de vos maîtres et faites tous vos efforts pour n’en jamais mériter »/« élèves récompensés »/« Mentions d’assiduité »). L’idée d’une égalité et d’une justice scolaire ressort de cette éducation : les notes et le classement des élèves l’illustrent en récompensant ou punissant de la même manière fils de petits ou « gros » propriétaires, de pauvres ou de riches. L’administration prévoit des deuxièmes prix pour ne pas décourager ceux arrivés derrière les premiers.

Dans son discours de 1899, Adrien Rey-Golliet fait clairement allusion aux écoles libres : « Dans quelque temps, les écoles de haine seront désertées, et il n’y aura plus dans le beau pays de France qu’une seule école : l’école républicaine !! ». Ce propos excessif s’explique dans le contexte de 1899 : l’Eglise refuse de partager l’enseignement dont elle avait eu longtemps le monopole et s’oppose à un Etat laïque. Il faut choisir son camp. Des hommes favorables à la laïcité, plutôt modérés et que les adversaires diabolisent, rentrent dans les « rangs républicains ». Au moment de l’opposition entre républicains modérés (« opportunistes ») et radicaux, Jules Ferry est pris à tort pour un radical. C’est seulement grâce aux radicaux qu’il peut réaliser son programme scolaire. L’expression « écoles de haine » nous renvoie au temps où la laïcité cherche sa place, mais se heurte au pouvoir de l’Eglise, appuyée par les monarchistes. Chaque clan se défend avec passion. En Tarentaise, apparaît un conflit entre le chanoine Garin et l’architecte Borrel, à propos des impôts sous l’Ancien Régime. Les catholiques antirévolutionnaires utilisent l’épisode de la Terreur et la condamnation de la religion par la Révolution (le ″culte de la raison″), pour noircir 1789. Les républicains, quant à eux, réitèrent leurs arguments : l’intolérance religieuse qui censura les livres philosophiques et exécuta les prétendus sorciers ; l’inquisition qui utilisa la ″question″ (torture). De part et d’autre, les attaques sont rudes. Face à la virulence de l’Eglise, les républicains se défendent avec la même ferveur. Ces instituteurs vouent un véritable « culte » à la République. Pour reprendre B. Compagnon et A. Thévenin, les écoles normales deviennent pour ainsi dire des couvents laïques, formant des « missionnaires » irréprochables, capables de répondre à leurs adversaires. Le peuple paysan est généralement reconnaissant à l’égard de ces maîtres dévoués à l’éducation de leurs enfants et soucieux du progrès social. Mais ces enseignants ont-ils un tempérament si éloigné de leurs opposants ? Eux aussi ont foi en leur mission et les deux « clans » partagent des valeurs communes. L’école publique n’en oublie pas pour autant les valeurs catholiques, à en juger la morale et le vocabulaire judéo-chrétiens présents dans sa laïcité (entraide, déférence envers son prochain, foi en un avenir meilleur, amour des hommes…). Aux législatives de 1909, si Adrien Rey-Golliet est favorable à l’abrogation de la loi Falloux, c’est parce que les maîtres se soumettent à l’intervention des prêtres dans les classes et deviennent les servants des activités religieuses, ce à quoi il fait allusion en 1899 : « le rôle principal n’était plus d’instruire les enfants, mais de sonner les angélus, de balayer l’église, de chanter au chœur, en un mot d’être la bonne à tout faire de la commune ». La laïcité en fait des hommes libérés de toutes religions dogmatiques. L’emprise du catholicisme reste forte dans les familles, surtout chez les femmes (Adrien se marie religieusement, son épouse est croyante, son fils André est enterré religieusement…). Ces instituteurs sont loin d’être les militants sectaires ou athées décrits par la presse. Ce n’est pas une laïcité intolérante, mais une laïcité respectueuse, celle de la Communale, terre d’accueil de maîtres protestants, catholiques, juifs ou athées. Adrien Rey-Golliet dit de ces adversaires : « les enfants n’apprennent qu’à mépriser et qu’à haïr les hommes et le régime de qui nous tenons nos chères libertés » . En utilisant le terme de « haine » (« écoles de haine »), il fait ressortir celui de « fraternité » et évoque sa conception scolaire :
« Si l’école laïque est l’école du progrès, l’ennemie acharnée des fausses doctrines, des préjugés moyennâgeux, elle est surtout l’école de la fraternité ; sur ses bancs, tous les Français se mêlent : qu’ils soient fils de juifs, fils de catholiques, fils de protestants ou fils de libres penseurs, ils reçoivent tous la même protection, le même pain intellectuel… Dans l’école laïque, la règle est de s’aimer comme des frères et ceux qui la fréquentent y reçoivent la morale la plus pure et la plus belle ; apprenant non seulement à aimer tous les hommes, à quelque religion qu’ils appartiennent, mais aussi à oublier les peines que leur causent leurs ennemis… (vifs applaudissements) » .

En se référant à des hommes comme Condorcet, Lakanal, Sieyès… Adrien Rey-Golliet rejoint l’idée fondamentale des radicaux : se sentir les héritiers des Lumières et des concepts de 1789. Cette vision est adoptée par la Société Républicaine de Tarentaise (fondée en 1900) à laquelle il appartiendra. Après avoir indiqué ses buts (« de rendre plus intimes les liens d’affections qui unissent entre eux les Républicains tarins » dans la capitale, de développer les œuvres scolaires et post-scolaires des écoles publiques, de soutenir la création d’œuvres démocratiques, de bibliothèques, l’assistance judiciaire…), la société se donne comme troisième objectif : « de servir les institutions républicaines par l’étude des questions d’économie sociale et politique ; de propager par la plume et par la parole les grands principes de la Révolution Française ». Après les grands ancêtres des Lumières, Adrien Rey-Golliet se reporte à Louis Blanc, Victor Hugo ou Alphonse de Lamartine : c’est rappeler des hommes qui ont préféré le suffrage universel avec pour mission l’amélioration morale intellectuelle et matérielle du sort de tous, au régime censitaire. En refusant l’amnistie impériale, ces proscrits de 1848 ont refusé le bonapartisme qui, pour un Républicain du XIXe s, étouffait la liberté. La mentalité républicaine est imprégnée d’anti-bonapartisme : le régime césarien de Napoléon III (malgré l’ère libérale de 1860-70) a mis en exil des hommes qu’il a privés de voix. En confiant ses écoles à des « hommes d’esprit libre » pour reprendre Adrien Rey-Golliet, la République a restauré ce que le régime bonapartiste avait ôté. Ces « hommes d’esprit libre » sont les instituteurs dont fait partie notre jeune Savoyard de Paris, instituteurs libérés de la tutelle de l’Eglise. L’opposition entre républicanisme et bonapartisme est constante dans la rhétorique républicaine (« Les hontes de l’empire », dit Adrien Rey-Golliet en 1905). En matière scolaire, la République se veut pédagogue, opposée au régime bonapartiste (jugé peut-être à tort comme pourvoyeur d’ignorance). Avec Gambetta, Ferry et Bert, Adrien Rey-Golliet nous renvoie à la génération qui a succédé aux « Quarante-huitards », regroupant les fondateurs de la République en 1870.

Notre jeune instituteur défend l’école laïque par l’intermédiaire, soit d’un réseau associatif parisien (Cercle populaire de l’Enseignement laïque, Association polytechnique, Société scolaire de secours mutuels de l’école Louvois, Société d’Enseignement moderne…), soit d’un réseau savoyard de Paris (Les Enfants de Saint-Jean de Belleville, Les Allobroges du IIIe arrondissement, le Groupe Fraternel Savoyard, l’Union Fraternelle des Avanchers et la Société Républicaine de Tarentaise…). Avec la Société Républicaine de Tarentaise, il contribue au développement de l’instruction dans les écoles de Tarentaise : prix aux lauréats du certificat et livrets d’épargne aux écoliers. En 1910, cinq appareils de projection sont offerts (un par canton), sans oublier les subventions, les 1500 clichés photographiques, les globes terrestres pour enseigner la géographie, et des ouvrages. Annuellement, un arbre de Noël est organisé pour les écoliers et des cadeaux sont distribués . En 1902, vingt volumes sont remis aux meilleurs lauréats du certificat (aux quatre premiers garçons et filles de chaque canton). La société songe à offrir aux enseignants « un appareil pour projections lumineuses » :

« Cet appareil qui devient la propriété de Mesdames les institutrices et Messieurs les instituteurs de nos écoles publiques laïques de Tarentaise, rendra plus attrayantes les causeries de nos dévoués éducateurs et contribuera dans une certaine mesure à augmenter les connaissances de nos chers compatriotes, dit Adrien Rey-Golliet -. La Société Républicaine de Tarentaise se promet de faire l’impossible pour que chaque canton de notre arrondissement soit pourvu à bref délai d’un semblable appareil. Mesdames les institutrices et Messieurs les instituteurs apprécieront comme il convient les généreux sacrifices que s’imposent les membres de la Société Républicaine de Tarentaise et, se sentant aidés par un groupe compact de Tarins fermement Républicains et fermement dévoués à la cause de l’enseignement laïque, ils continueront avec plus d’ardeur et plus d’abnégation encore, cette belle œuvre d’instruction et d’éducation populaires que la République leur a confiée […] » .

Adrien Rey-Golliet est membre de l’Union Fraternelle des Avanchers, association qui soutient les écoles laïques. En 1897, il montre son engouement pour l'Instruction publique : Les livres sont envoyés à Aigueblanche et déposés chez Théophile Hôte. Aux Avanchers, un Comité de surveillance se charge de recevoir les colis. Depuis 1881, grâce à l’association, une bibliothèque existe dans la commune , dotée de classiques, dictionnaires, brochures agricoles et vétérinaires… Elle soutient des sociétés comme la Mutuelle Incendie de Doucy et des Avanchers .

L'esprit d'Adrien Rey Golliet au début du siècle

Dans un discours prononcé devant la Société Républicaine de Tarentaise en 1910, Adrien Rey-Golliet exprime une vision réductrice et idyllique de la Savoie : celle des Savoyards de Paris, nostalgiques. Comme la plupart des Savoyards vivant dans la capitale, soucieux d’aider leur village à mieux vivre, Adrien Rey-Golliet porte beaucoup d’affection à la Savoie : il se sent savoyard et français. Il cite deux écrivains français connus en Savoie et appréciés des républicains : Rousseau et Lamartine. L’un évoque la période des Lumières, l’autre, les valeurs de la Révolution de 1848 ; enfin Lacombe Saint-Michel évoque la Révolution française. « Misère », « infortune », « justice », « lumière », « beauté » et « bonté » closent l’allocution « coupée bien souvent par les plus chaleureux applaudissements ». Tel un orateur radical, Adrien Rey-Golliet établit une connivence avec son public en se référant à des principes fondamentaux du mouvement radical de 1900 : Révolution française, Raison, Nation. Encourager les œuvres sociales va de pair avec la doctrine de la solidarité, privilégiant le volontarisme contre le laisser-faire, prêchant la libre association des individus. La solidarité sociale est le seul moyen pacifique capable d’émanciper l’individu : elle établit une entraide entre les classes sociales plutôt qu’une lutte. La Société Républicaine de Tarentaise (présidée un temps par Adrien Rey-Golliet) distribue la Déclaration des droits de l’homme, près de 600 brochures qui expliquent les atouts du régime républicain , des globes terrestres, etc. Cette société veut l’union des républicains, soutenir la création d’œuvres démocratiques, de bibliothèques communales, de sociétés pour la jeunesse, de patronages, l’assistance judiciaire et mutuelle, propager « les grands principes de la Révolution Française. Avec le concours d’hommes instruits, elle organise des conférences, des réunions et s’occupe des intérêts généraux de l’arrondissement de Moûtiers ». Tout originaire de Tarentaise, issu ou allié de Tarins, âgé de 21 ans et jouissant de ses droits civils et politiques, est admis ainsi que les dames (éligibles) et les jeunes de 16 ans (avec l’assentiment de leurs parents ou tuteurs) . En défendant l’individu isolé et faible contre toutes les oppressions (autre idéal radical), Adrien Rey-Golliet se rattache aux réformes qui épanouissent la condition humaine. En 1902, la Société Républicaine de Tarentaise fait entendre le député Félix Chautemps sur « un sujet de brûlante actualité » pendant une « matinée littéraire et dansante » à la salle « de notre ami Léger, de Bonneval », rue des Hospitaliers-Saint-Gervais, Paris : « Le travail des enfants ». L’Avenir des Alpes parle d’un « article sensationnel » dans Le Matin, qui traite des « soi-disant petits ramoneurs de Savoie en général, et de Tarentaise en particulier, il était nécessaire qu’un « fils de Savoie » examinât l’incident soulevé par le Matin et nous dît ce qu’il pensait du « Travail des Enfants » » .

« Obscurantisme », « saine raison », « République démocratique et laïque », « solidarité sociale », réactionnaires »… constituent un vocabulaire typique des rationalistes utopiques de cette époque : c’est une véritable « rhétorique » radicale. Adrien Rey-Golliet souligne sa fidélité à la démocratie et à la Savoie : « Oui, nous voulons ne plus nous souvenir du mal qu'on a tenté de nous faire ; nous voulons poursuivre notre route sans nous soucier des injures, n’ayant d'autre but que de faire à notre pays de Savoie, le plus de bien possible, et de donner à la Démocratie tout notre dévouement, tout notre cœur ! ». Le député Empereur est idéalisé : « Que de mal la réaction a voulu lui faire !… Et pourtant, est-il une existence plus simple et plus noble que la sienne ? Est-il une vie publique mieux remplie ? Est-il dévouement plus intense. Eh bien ! malgré ces bienfaits indéniables, les réactionnaires (bonapartistes, royalistes, nationalistes, tous cléricaux ) coalisés sous l'étendard de l'action libérale populaire , n'ont cessé de déverser sur cet homme de bien leurs plus méchantes et leurs plus sottes calomnies ». César Empereur incarne cette France et cette Savoie républicaines, voire la Tarentaise. Adrien Rey-Golliet nomme César Empereur « digne fils des vaillants et généreux Ceutrons » (peuplade gauloise de la Tarentaise), loue sa politique d’intérêt général, d’avoir fait verser des subventions, d’avoir fait « s’abattre une véritable pluie d'or » sur la Tarentaise : « dont ses pires adversaires mêmes profitent aujourd'hui ». L’« exemple de haut civisme » donné par Empereur « est précieux à tous républicains savoyards », s'exclame-t-il : « Il guidera notre vie ! » / « […] puisse-t-il conserver longtemps encore, pour le plus grand bien de la Savoie et de la République, sa robustesse et son énergie. Puisse-t-il aussi, aux élections prochaines, n'avoir pas trop à souffrir des ingratitudes de compatriotes. Et pour lier ces santés, je vous propose de lever vos verres et de boire à cet admirable pays vers lequel convergent toutes nos aspirations, toutes nos affections ; à ce gouvernement de la République qui poursuit patiemment et vaillamment son œuvre d'émancipation intellectuelle, morale et matérielle » /« - A notre président d'honneur et à sa famille ! A la Savoie ! A la République !! ». Il dit aussi : « A ce gouvernement qui a su effacer les scandales, les hontes de l’Empire, et jeter au lendemain de 1870, plus de 14 milliards d’indemnités et de dépenses de guerre ; A cette République qui a rendu à notre pays la grande place qui lui appartenait dans le monde au milieu des nations civilisées. A cette République qui a eu assez d'énergie, de puissance, de force, pour conquérir tout un immense empire colonial, un domaine de 9.000.000 de Kmq, et de plus 3.000.000 de sujets, colonies qui nous permettent de faire plus d'un milliard de commerce actuellement ; ».
Ces propos tenus le 9 avril 1905 évoquent l’esprit universaliste des républicains dont on veut faire rayonner les valeurs humanistes et républicaines dans le monde. Adrien Rey-Golliet ne s’oppose pas au phénomène colonial, attitude qu’il faut laisser dans son contexte historique : à l’époque, les partisans du colonialisme ont une vision utopiste d’un colonialisme civilisateur et à visée économique, vu les compétitions entre puissances européennes : expansion économique (le « milliard de commerce ») et expansion morale. L’expansion coloniale doit répondre à une nécessité économique fondée sur des marchés commerciaux. Sous Jules Ferry, la politique coloniale française a été un terrain de vives luttes. Les radicaux combattent toutes « aventures extérieures » qui gaspillent le sang et l’or du Pays alors que d’autres préoccupations sociales sont prioritaires. Par la suite, ils abandonnent leur opposition et considèrent l’Empire colonial comme le piler de la puissance nationale et du « génie civilisateur ». Cette utopie « civilisatrice » ressort clairement du discours d’Adrien Rey-Golliet (1905), à une époque où de nombreux fonctionnaires d’esprit radical tiennent des postes dans les administrations coloniales.

Un patriote pacifiste non internationaliste et non nationaliste

Adrien Rey-Golliet n’est pas nationaliste, mais pacifiste : échanges avec Antoine Borrel.
Son patriotisme a pour raison d’être l’idée de défendre la patrie des droits de l’homme. Avant d’évoquer le différend entre un journaliste internationaliste et Adrien en 1902, replaçons-nous dans le contexte historique français. Le Bloc des gauches fait face aux divergences doctrinales entre radicaux et internationalistes. Les radicaux sont inquiets de l’internationalisme socialiste et du nationalisme de droite. A cette époque, l’Armée est divisée entre deux fractions : républicaine et nationaliste (d’obédience monarchiste). Adrien Rey-Golliet a 32 ans, une carrière de quatorze ans au sein de l’Instruction publique ainsi qu’une activité militaire de réserviste.
« Au Lieutenant Rey-Golliet Internationaliste-militariste Vivelarmiste par tempérament Radical à ses moments perdus Nationaliste de demain », écrit un journaliste de Paris, le futur et brillant député de la Savoie, Antoine Borrel. Il s’agit d’une lettre privée adressée à Adrien : « S’pece [Espèce] de galonnard, Eh bien mon vieux ? Est-ce que ça se tire ?… Encore combien de jours à faire ?… Mais je m’oublie, c’est à un lieutenant (saluez) que je cause et vulgairement comme à un pauvre pioupiou je lui demande combien il lui reste de jours à faire ?… Toutes mes excuses ! Oui c’est un pauvre prolétaire qui écrit à un officier de l’armée si démocratique française ; tiens il n’y a pas de particule devant ton nom, c’est bien « Rey-Golliet » tout court que tu t’appelles chose drôle pour un citoyen officier de l’armée française ; il est vrai que tu pourrais mettre Rey-Golliet du Chef-lieu des Avanchers oui, cela ferait mieux pour tes cartes de visite et pour signer le livre des rapports, allez y Borrel deux jours de clou pour etc (signé) Rey etc etc etc etc. Mais tu dois rager, que dis-tu de ce Conseil de guerre qui a eu le « culot » d’infliger un jour de prison à un de tes collègues, nous ne pouvions avoir de plus belle joie ; depuis longtemps nous proclamons qu’un male [sic] portant la livrée gouvernementale ne doit pas hésiter entre sa conscience et son devoir de salarié ; il doit écouter sa conscience. Désormais on n’osera plus demander aux ouvriers de ployer sous la brutalité d’un cabot quand très logiquement le colonel aura le droit d’écouter sa conscience. Nous pourrons faire modifier comme suit le Code militaire : Refus d’obéissance en temps de paix - un jour de prison. Vive le Conseil de guerre de Nantes ! Faut être rosse hein, mais quel riche service rendu à la cause socialiste et quel coup de pioche donné à la justice militaire. Mais quand donc les républicains comprendront-ils que le militarisme est incompatible avec le républicanisme, car la discipline est la base, la pierre fondamentale de l’armée, et la discipline exige l’obéissance passive l’antithèse du libéralisme. Pour être gradé il faut faire ce qu’on appelle « du service » et pour faire du service il faut être dur, et abandonner les considérations d’humanité et de justice ; l’homme doux et bon ne gagne que très rarement des galons, l’homme grossier, et inhumain et sans pitié monte rapidement en grade cela est reconnu par tous ; comment concilier tout cela avec nos sentiments républicains tout de fraternité et de justice. Je m’égare ; je ne sais ce qui me passe par la tête pour te causer de tout cela ; ce n’est pas le but de ma lettre car j’ose espérer que tu fais ton possible pour rendre heureux les hommes placés sous tes ordres. Excusez-moi d’abord d’avoir été si long à vous écrire, j’aurais du le faire déjà pour vous remercier de votre amabilité lors de mon passage à Chambéry. Je pense que Madame Rey Golliet [il s’agit de Marie, née Hôte] va bien et qu’elle ne rougit pas trop de sortir avec un homme en culottes rouges ! Fi que c’est vilain !… N’oubliez pas tous deux que je suis à votre entière disposition pour ce que vous pourriez avoir besoin à Paris. En attendant le plaisir de vous voir recevez mes bien sincères salutations. A. Borrel » .

Antoine Borrel associe officiers et noblesse… une allusion au militarisme césarien d’esprit monarchiste : « tiens il n’y a pas de particule devant ton nom »/« Rey-Golliet du Chef-lieu des Avanchers », ironise-t-il. L’état-major comprend effectivement des hauts-officiers influencés par une tendance monarchiste cocardière et catholique, étroitement liés à des hommes nostalgiques des régimes anciens. Les officiers républicains contrecarrent ce clivage paradoxal à leurs idées (de la République, les adversaires tiennent pourtant leurs « chères libertés », dit Adrien Rey-Golliet ), ils se démarquent de leurs opposants par un patriotisme républicain et rêvent d’une armée-citoyenne qui doit se confondre avec la nation. Antoine Borrel pense que « le militarisme est incompatible avec le républicanisme » et aborde la notion de discipline (« l’obéissance passive »), puis les valeurs d’humanité. Son point de vue est celui des antimilitaristes et internationalistes. Les critiques de Borrel s’expliquent par l’internationalisme (il écrit dans L’Eclaireur socialiste, organe de presse acquis à cette conception). Toutefois, Adrien Rey-Golliet ne se considère pas militariste mais patriote. Son patriotisme n’altère en rien son républicanisme car la véritable Armée défend la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Le militarisme brutal ayant seulement le goût des armes, l’omniprésence ou la prépondérance de l’élément militaire dans la société, l’idée d’un gouvernement militaire, ne lui sont pas admissibles. Il croit en une armée-citoyenne défensive au sein d’un système qui place le pacifisme avant toute action militaire. Le 18 octobre 1902, Adrien répond à Antoine : « Mon cher Antoine - L’entrefilet me visant - que tu as laissé publier dans l’« Eclaireur Socialiste » - est aussi ridicule que méchant, et je ne t’en fais pas mes compliments ! […]. Je ne répondrai pas publiquement, comme j’en aurais le droit, aux petites malpropretés du « Groom de chez Maxim’s », je me contente de te prier excellent (!) ami de vouloir bien dire à ce vilain Monsieur que je dédaigne son article jarzuelesque de ce matin et que je lui adresse l’expression de mon parfait et bien sincère mépris. Point ne sera besoin d’ajouter que je continuerai comme par le passé, à me dispenser de lui demander son autorisation pour revêtir ma livrée [En note : « quand je voudrais me déguiser en plat valet je lui demanderai la sienne »] …. d’homme libre et militaire républicain, que ce soit dans une fête militaire ou autre ; et s’il plaît à ton « groom » de constater que je me moque autant de sa prose de ce matin - et de sa prose à venir - que je me moque de sa personne à âme de potinier et de mouchard, il n’aura qu’à venir au Fort de l’Est à Saint-Denis, demain dimanche, 19 octobre de 8 heures du matin à 4 heures du soir : il m’y trouvera paradant encore ss l’uniforme de Sous-Lieutenant A. Rey-Golliet. N.B. Mon anonyme insulteur ne m’a même pas envoyé le journal dans lequel il m’attaque : Drôle d’individu… compliments !! » .

L’internationalisme provoque une discorde entre radicaux et socialistes. Antoine Borrel est, en 1902, plus socialiste que radical . Adrien Rey-Golliet, réserviste, porte les couleurs d’un soldat-citoyen. Devant l’Union Fraternelle des Avanchers (Paris), il parle ainsi de la fidélité à son village : « De même que le soldat qui se dévoue pour sa patrie doit la supposer insolvable, - car ce qu’il expose pour elle est sans prix - de même nous devons nous dévouer pour notre cher pays [Les Avanchers] » . Son patriotisme est celui d’Edouard Herriot : « […]. Nous n’admettrions pas que, sous prétexte de civilisation, notre république favorisât l’esprit de conquête. Mais, également hostile au nationalisme et à l’antipatriotisme, notre parti se déclare ardemment et résolument patriote : la France est pour nous plus qu’une expression géographique, elle est une expression morale. Pour nous comme pour les hommes de la révolution , elle est une terre de progrès et de liberté » . On rejoint l’idée de J.-Th. Nordmann : « L’opposition est donc nette entre l’idée d’internationalisme prolétarien et l’exaltation d’une patrie héritière des traditions de la Révolution ».

La boutade de Borrel (« Au lieutenant Rey-Golliet Internationaliste-militariste Vivelarmiste par tempérament ») fait ressortir la position politique d’Adrien Rey-Golliet : entre internationalisme et nationalisme, il a choisi le patriotisme pacifique et défensif. Antoine Borrel se méprend en désignant Adrien Rey-Golliet « Nationaliste de demain ». Ce dernier ne se retrouve ni dans le nationalisme, ni dans le boulangisme qu’il combat fermement à cette époque. Selon un certain « Hep » (L’Avenir des Alpes) , le boulangisme aurait pressé des Tarins républicains à former un cercle dans Paris, une idée reprise plus tard pour créer la Société Républicaine de Tarentaise dont Adrien Rey-Golliet est co-fondateur en 1900. Au printemps 1902, celui-ci avait organisé un « Grand Banquet Républicain anti-nationaliste offert par la Colonie Savoisienne de Paris » pour fêter le succès remporté par les candidats républicains aux législatives en Savoie. Selon Le Savoyard de Paris, on trouvait des cartes chez diverses personnes dont Adrien Rey-Golliet et Luc Hôte (frère de son beau-père), tous deux au comité d’organisation de Moûtiers. La discordance entre les deux fractions militaires, nationaliste et patriote, est évoquée dans un manuscrit rédigé par Adrien Rey-Golliet : « A Paris : j’ai fait cause commune avec tous les vaillants de l’idée républicaine ; j’ai combattu le boulangisme aux côtés de Floquet, de Joffrin , de Lissagaray ; - écrit-il en 1909 - J’ai combattu le nationalisme, avec Le Foyer, Bellan et Rebeillard , et tous les élus républicains de la Savoie et de la Hte-Savoie ; j’ai porté la parole républicaine contre Syveton, contre l’amiral Bienaimé et contre les camelots de la Réaction ». Le terme de « camelots » est d’actualité en 1909 : les camelots du Roi, groupe créé par l’Action française (1908), vendent à la criée le quotidien du mouvement nationaliste et s’opposent au transfert des cendres de Zola au Panthéon. Au moment du Boulangisme, les nationalistes combattent le régime. L’alliance du général Boulanger avec les ennemis de la République déplaît à des radicaux et blanquistes qui, mécontents du gouvernement opportuniste, l’avaient rejoint, séduits par son côté républicain-populiste (révision de la constitution, soutien aux grévistes de Decazeville). La majorité des radicaux finit par combattre Boulanger. Syveton, dont parle Adrien Rey-Golliet, est un député nationaliste. En 1904, Adrien définit le patriotisme et le nationalisme des « réactionnaires » à la manière d’un républicain de 1900 : « Patriotes, ils n’ont d’amour que pour les descendants de ceux, qui en 1792, portèrent leur épée à Brunswick et dirigèrent les armées prussiennes sur Paris ! » (allusion aux royalistes qui voulaient restaurer la royauté sous la Révolution). Pour lui, les nationalistes poussent des « criailleries fanfaronnes »/des « discours haineux à créer à notre France les plus redoutables complications, escomptant sans doute l’heure sombre des combats pour étrangler la gueuse » .


Dans une lettre adressée au journaliste Antoine Borrel, Adrien Rey-Golliet fait allusion au nationalisme antirépublicain (« réaction césarienne ») et écrit : « Je pensais que le jésuitisme, la médisance et l’insulte n’appartenaient qu’aux suppôts de la réaction césarienne, nationaliste et cléricale, et après avoir essuyé les outrages des « Petit Salisseur Savoyard », des « Savoie Libérale » et des « Croix de Savoie » je ne pensais pas que j’aurais à subir un jour les railleries malveillantes d’un journal républicain ! » . Pour les nationalistes, Boulanger a incarné l’espoir d’un régime autoritaire. En France, le nationalisme se théorise selon deux courants : celui de Maurice Barrès (« lyrique » ou romantique) et celui de Charles Maurras (nostalgique du passé monarchiste), xénophobe et antisémite. Ce dernier courant, porteur d’une culture politique, marquera l’histoire contemporaine de la France. Pendant les crises, certaines de ses thèses gagneront une large partie de l’opinion publique, même des milieux politiques où elles ne sont guère habituelles, comme à gauche. L’expression « cléricale-nationaliste » utilisée par Adrien Rey-Golliet en 1904 nous renvoie au catholicisme politique, hostile aux réformes républicaines malgré certaines ouvertures à la modernité (Mgr Lacroix, en Tarentaise). Joffrin (aux côtés d’Adrien Rey-Golliet contre le Boulangisme) a fondé avec Clémenceau et Ranc la Société des droits de l’homme et du citoyen… la future Ligue des droits de l’homme qui défend, pendant l’affaire Dreyfus, la supériorité de la justice sur la raison d’Etat et le pouvoir civil sur celui de l’Armée . Les officiers républicains réagissent contre l’esprit monarchiste et antisémite d’une partie de l’état-major et des officiers. « Radical à ses moments perdus » est une appréciation erronée : l’engagement radical d’Adrien Rey-Golliet ne fait aucun doute. Au point de vue militaire, il défend les réformes chères aux radicaux : suppression des conseils de guerre en temps de paix, jugement des délits par des tribunaux civils compétents, réduction du service militaire « sans amoindrir » les forces nationales . Au congrès radical de Nancy (1907), on retrouve les mêmes perspectives. En 1932, Adrien R.-G. soutient toujours une politique extérieure de paix et défensive . Rattaché à la paix, il ne peut s’accorder avec le nationalisme. A l’esprit revanchard, il préfère « la bonne entente entre les nations », « les ententes amicales », et les « tribunaux d’arbitrage entre nations ». En 1914, il fait son devoir : défendre son pays. C’est une volonté défensive, non belliciste. En 1932, après avoir souffert de la Première Guerre mondiale, il utilise souvent le terme « Paix » dans un pays qui ne veut plus entendre parler de guerre. Pour Borrel, la discipline militaire exige « l’obéissance passive/l’antithèse du libéralisme ». Certes, la discipline fonde l’Armée. Adrien R.-G. est un homme discipliné, mais il critique la désobéissance qui favorise la désertion et le sabotage pouvant nuire au pays en temps de guerre et mettre en péril la République. Il n’aborde pas la désobéissance contre les excès militaires, mais n’ignore pas le point 26 du congrès de Nancy : « Il [le Parti radical et radical-socialiste] honore le devoir militaire, mais il condamne les abus et les préjugés de l’esprit militaire » . Adrien R.-G. admet la désobéissance lorsqu’elle est justifiée.

Antoine Borrel a de l’amitié pour Adrien Rey-Golliet : « N’oubliez pas tous deux [Marie et Adrien] que je suis à votre entière disposition pour ce que vous pourriez avoir besoin à Paris. En attendant le plaisir de vous voir recevez mes bien sincères salutations ». En 1909, ils se présentent au Congrès républicain de Tarentaise : « comme tu le dis la lutte entre nous ne peut qu’être courtoise » / « Mon cher ami /De toutes parts en Tarentaise, on m’invite à poser ma candidature […]. Voudrais-tu avoir l’obligeance d’envoyer un mot en ma faveur - si ma candidature est susceptible de te plaire - à tes nombreux amis de Tarentaise. Bien cordialement » /« Nous nous y rencontrerons à Moûtiers ; notre entrevue ne pourra être que très cordiale », répond Adrien. A. Borrel signe une lettre « affectueusement à toi » . Les événements politiques et la vie rapprocheront les deux hommes, la guerre de 14-18 les fera tous deux des Anciens Combattants. Adrien Rey-Golliet reconnaîtra toujours l’actif dévouement d’Antoine Borrel à l’égard des communes. Plus tard, maire de Avanchers, il sait qu’avec lui, la concrétisation de ses réalisations municipales sera possible, et il privilégiera l’un de ses principes : savoir s’entendre et reconnaître les valeurs d’un homme, faire abstraction des basses querelles qui ne rapportent rien dans la construction du bonheur des hommes. De ce petit différend, Adrien a montré que l’entente porte plus de beaux fruits que la discorde, idée qu’il conservera toute sa vie, avec son adage de 1932 : « Pas de vaines querelles ! » .

Politisation de l’instituteur et citoyenneté

La question de la laïcité et de l’anticléricalisme

L’affaire Dreyfus ravive la fracture entre cléricaux et anticléricaux quelque peu apaisée (l’apparition du socialisme provoque le rapprochement des modérés avec les catholiques) : les cadres de l’Armée restent en majorité monarchistes, voire nationalistes, souvent issus de la noblesse et d’une éducation catholique. Les républicains s’interrogent sur la place de l’Armée dans la nation et sa loyauté à l’égard d’un régime qui reconnaît la liberté de penser. Le terme « cléricaux » désigne les catholiques qui refusent la conception laïque et font de « laïcité » un synonyme d’« athéisme ». Or, cela est inexact. De nombreux républicains ne sont pas antireligieux ou athées, mais à l’image des fondateurs de la laïcité : « Non, nous ne sommes pas les ennemis de la religion, d’aucune religion. Nous sommes, au contraire, les serviteurs de la liberté de conscience, respectueux de toutes les opinions religieuses et philosophiques », dit Léon Gambetta . « Les fondateurs de la IIIème République sont rarement athées : protestants, spiritualistes, déistes… Mais ils sont résolument anticléricaux, dans la mesure où l’Eglise est un obstacle à leur projet républicain. La plupart d’entre eux, tel Ferry, sont marqués par le positivisme, la foi dans le progrès et dans la science. A leurs yeux, la religion est respectable mais doit être une affaire privée » . Le « cléricalisme » désigne donc pour eux le catholicisme politique, non la religion. En 1906, Luc Hôte (oncle par alliance d’A. Rey-Golliet), président du Comité républicain des Avanchers, appelle à voter pour le docteur Empereur : « Les réactionnaires n’ont-ils pas attaqué la loi de 1884 de Jules Ferry sur l’instruction gratuite et obligatoire. Vous êtes heureux aujourd’hui que l’instruction ait pu pénétrer (grâce à cette loi) jusque dans nos hameaux les plus reculés ». Il termine par ces mots : « Vous ferez de nouveau triompher au 6 mai sa candidature nettement républicaine et anti-cléricale » . Luc Hôte est enterré religieusement, en 1911, comme son frère Michel (1929), président du Comité républicain d’Aigueblanche, ou encore Auguste Ruet, sociétaire républicain de l’Union Fraternelle des Avanchers, muni des sacrements de l’extrême-onction (1912). Parmi les républicains, on trouve des déistes, des juifs et des protestants. Le courant plus radical des républicains est proche des libres penseurs, des positivistes et des athées. Au contact de la philosophie positiviste d’Auguste Comte, l’idéologie républicaine mute au XIX siècle, s’imprègne d’un état d’esprit différent de celui des « Quarante-huitards », prophétiques sentimentaux et spiritualistes. La préoccupation n’est plus métaphysique, la confiance réside dans la science, fondement moral et politique.
Agnostiques ou athées, cela n’empêche absolument pas d’avoir du respect pour les croyants. Beaucoup de républicains de la IIIe République, après l’influence positiviste, ont encore ce trait de caractère. L’esprit positiviste est évident chez Adrien Rey-Golliet qui a une attitude « séparatrice » à l’égard du clergé et de la religion, proche des libres penseurs. On verra pourtant qu’il ne rejette pas toute question métaphysique, qu’il n’est pas dénué de spiritualité…. Sa formation intellectuelle laïque l’écarte du dogmatisme catholique de la France du XIXe s. Chrétien, il l’est par ses origines culturelles et les valeurs de sa morale civique (ne pas voler, ne pas tuer, aider son Prochain…). Ne dit-il pas considérer le prêtre catholique comme le « représentant d’un Dieu de bonté » ? La société laïque a donc un fond judéo-chrétien, composant inéluctable, qu’on le veuille ou non, de l’identité du pays et de son patrimoine historique. En tout cas, croyant ou non-croyant, déiste, agnostique ou athée…, Adrien Rey-Golliet a toujours été un laïc respectueux des croyants et de leur liberté de culte, un laïc ouvert à toutes interrogations. Son attitude suit nettement la pensée des fondateurs de la laïcité cités plus haut, une certitude que l’ouvrage démontre suffisamment . La laïcité permet à l’Eglise d’exister puisqu’elle accorde la liberté de conscience et de religion. La presse catholique utilisera la liberté de presse - jugée « liberté la plus funeste, liberté exécrable » par Grégoire XVI - pour s’opposer à la République .

La Séparation (loi 1905): Francisque Ancenay (maire d’Aigueblanche) s'exprime lors des obsèques civiles du libre penseur Théophile Hôte (oncle par alliance d’A. Rey-Golliet), conseiller municipal qui avait voté la suppression des processions dans les rues de la ville, jugées ostentatoires : « Dégagé des préjugés confessionnels, il a toujours été fidèle à la ligne de conduite qu’il s’était tracé et a toujours vécu en libre-penseur, repoussant les croyances dogmatiques et n’acceptant que les idées passées au crible de la raison » . On retrouve l’opposition entre croyance et idée. L’analyse suivante résume tout ce qui a été constaté précédemment au sujet d’Adrien Rey-Golliet et l’école publique : « La République s’appuie sur une institution maîtresse : l’école. Le corps politique est fondé sur le concept de sujet libre, rationnel et éclairé. Il y a incompatibilité entre liberté et ignorance. Un républicain, c’est quelqu’un qui peut penser ce qu’il veut, à condition de penser par lui-même. Deux sources philosophiques inspirent l’œuvre scolaire de la IIIème République, la philosophie des Lumières (de Condorcet principalement) et la philosophie positiviste d’Auguste Comte. Pour les Républicains, l’école a une double fonction : former des citoyens et permettre la promotion sociale. A ce titre elle doit être un instrument d’égalité - ce qui amène Jacques Ozouf (Nous les maîtres d’école) à parler d’« optimisme pédagogique » ».


La recherche de la sagesse : la franc-maçonnerie

Il convient d’aborder à présent, Adrien Rey-Golliet en temps que franc-maçon. Un certain nombre de républicains, radicaux et libres penseurs ont entretenu un lien avec ce mouvement qui professe les idéaux de solidarité et d’entraide, le respect des libertés individuelles et l’amélioration de la condition humaine, les valeurs de paix et d’entente. En 1905, Adrien Rey-Golliet assiste aux obsèques civiles d’un savoyard à Paris, Zéphirin Jay, ancien instituteur public, ancien chef d’institution, professeur libre, officier d’Académie, qui a présidé la Société Républicaine de Tarentaise. Il prononce un éloge en présence de Verlot, « vénérable de la Loge « Le Progrès » », et de Félix Chautemps, avocat . Une lettre adressée à un frère « Maçon » prouve qu’Adrien est déjà franc-maçon en 1899, une autre qu’il a fait partie d’une loge dite « Les Droits de l’Homme » avant 1914 . Il est franc-maçon dès son jeune âge puisque deux lettres de 1899 et 1919 le confirment, et le fichier antimaçonnique le mentionne comme initié en 1898. Qui l’accompagne dans les rangs de la Fraternité : un collègue ? Un expatrié savoyard à Paris ? Un ami ? Un parent ?
Plusieurs symboles reviennent tant dans la philosophie religieuse que dans celle de la franc-maçonnerie (la rose, la croix, le pélican…). Cet animal symbolise l’amour paternel et le sacrifice de soi pour les siens, nourrissant ses enfants de ses entrailles : c’est le symbole du Christ qui se sacrifie pour sauver ses enfants, et la blessure que l’animal s’inflige s’associe à celle du Messie . Adrien Rey-Golliet a bien mis à exécution cette idée de sacrifice au cours de ses activités altruistes et philanthropiques. La réalisation de projets d’intérêt général ou l’aide à un compatriote doit passer par un dévouement désintéressé, voire une forme de sacrifice. Adrien Rey-Golliet évoque le travail des fondateurs de l’Union Fraternelle des Avanchers, dévoués à l’instruction publique de leur village natal : « Quelque lourde que soit la tâche, leur volonté restera inébranlable, et leur zèle et leur activité seront à la hauteur des difficultés à vaincre… - dit-il le 14 mars 1896 devant l’Union Fraternelle des Avanchers - Ils ne failliront pas à leur devoir, fortifiés qu’ils sont par leur amour profond et leur attachement à la commune des Avanchers, en qui ils sont heureux et fiers de placer toute leur confiance et toutes leurs espérances » . Au banquet de 1897, la notion de sacrifice est plus marquée : « De même que le soldat qui se dévoue pour sa patrie doit la supposer insolvable, - car ce qu’il expose pour elle est sans prix - de même nous devons nous dévouer pour notre cher pays [il parle des Avanchers]. Nous devons même nous attendre à le trouver ingrat, car, si le sacrifice que nous lui faisons n’était pas généreux, il serait insensé » . En 1935, A. Rey-Golliet s’adresse à la nouvelle génération. La vie a changé mais la conviction demeure : « L’esprit de sacrifice est la plus grande joie de vivre. Tout en peinant, on songe aux moins favorisés et ce qu’on n’a pas, soi, on veut le donner aux autres » . Le ton virulent de la lettre publique de 1904 appartient à une époque où la République laïque veut s’affirmer et doit se défendre. Pour un Maçon, la solidarité et la fraternité dépassent la dimension nationale pour devenir universelles, partagées entre tous les frères humains, d’où le terme « humanité » qui clôt la devise d’Adrien Rey-Golliet : « Savoie, République, Humanité » prononcée en 1905 devant la Société Républicaine de Tarentaise . Etre partisan d’une vie solidaire le caractérise toute son existence, de ses actions mutualistes jusqu’à celles menées dans la Résistance. Les réalisations d’Adrien Rey-Golliet illustrent la vocation essentielle d’un Maçon : améliorer les conditions de vie d’un compatriote, de sa commune… c’est déjà améliorer le sort de l’humanité. Le principe de bienfaisance, il le prouve avec les œuvres de solidarité qu’il soutient ou crée en faveur des écoles, des enfants déshérités ou de sa commune.
En franc-maçonnerie, on distingue l’aumône de la bienfaisance : la première « « abaisse celui qui la reçoit pour élever celui qui la donne ». La Bienfaisance doit être « discrète », - explique Daniel Ligou - « ensevelie dans le secret », les actes de bienfaisance « ne doivent jamais être des actes d’ostentation ni de vanité propre à enorgueillir celui qui donne, comme à humilier celui qui reçoit ». Ils « doivent être uniquement l’accomplissement d’un devoir » (Rituel, Grande Loge de France, 1962) » . On en vient à l’apprentissage triptyque de la moralité : Adrien essaye de son mieux à bien penser, à bien dire, à bien faire. A la devise qui clôture ses discours, évocatrice d’une sagesse universelle (« Savoie. République. Humanité »), il ajoute le terme de « Solidarité », autre vertu humaniste et maçonnique. Il l’applique concrètement en participant aux associations philanthropiques savoyardes ou parisiennes. Adrien sacrifie son temps libre en bon Maçon, à pratiquer « la vertu solidarité ». Il préfère l’entente et consoler les plus infortunés en tissant une chaîne d’union. Paix, Fraternité et Union passent pour des termes appréciés de la franc-maçonnerie. Le fondement de sa politique communale est basé sur l’entente. On peut étendre l’idée au plan national : il souhaite la tranquillité et les rapports réguliers sans violence entre Etats, éviter les querelles… pour construire. De 1880 à 1914, la libre pensée et la franc-maçonnerie se sont indéniablement épanouies. La première contribue à la laïcisation de l’Etat, la deuxième anticipe la réalisation des lois assurant l’amélioration morale et matérielle de la société (assistance médicale gratuite aux vieillards et incurables), voire des lois fondatrices de la République laïque (liberté de réunion, de presse, Séparation, lois anti-congréganistes…). Comme le disent G. et S. Berstein, entre la Maçonnerie et les cadres du régime républicain, « il y a non seulement communauté philosophique mais aussi identité d’hommes. Moins qu’une sorte de communauté occulte qui dirigerait clandestinement la République, la franc-maçonnerie est une société de pensée, un laboratoire d’idées où les Républicains trouvent les bases de la réflexion qui conduit leur action politique, voire une fraternité qui comble les besoins de sociabilité d’un groupe qui s’est coupé de la communauté catholique » .
Sa dame de maison aux Avanchers dit avoir vu chez Adrien Rey-Golliet, un crâne humain. Mythes, religions et pensées philosophiques présentent le crâne en tant que siège de la pensée, du cerveau, de l’intellect. Matrice de la connaissance, il a une fonction de centre spirituel. Situé au sommet du squelette, il se trouve « au ciel » du corps humain. Sa forme en coupole le fait homologue de la voûte céleste (le géant Ymir, dans la culture islandaise, devient à sa mort la voûte du ciel). Si le crâne est le siège de la pensée, commandeur suprême, il est aussi celui de la force vitale et de l’âme. Ainsi, les scandinaves fabriquaient des coupes à partir des crânes de leurs ennemis pour acquérir le courage et la force d’un guerrier défunt. Autrefois, en Europe, on déposait des crânes dans des ossuaires ou des confessionnaux. La valeur magique du crâne revient en médecine populaire ou dans des fonctions magiques. Si l’on veut donner un sens à la présence d’un crâne humain chez Adrien R.-G., il faut ouvrir notre réflexion vers une voie « philosophique » : centre spirituel de l’Homme et de son énergie vitale, le crâne, évocateur de la voûte céleste, symbolise le microcosme humain dans le macrocosme de l’univers. Au point de vue maçonnique : la vie est courte et la mort corporelle est le prologue d’une résurrection à une vie supérieure, celle de l’esprit. Chez les alchimistes, le crâne sert au processus de transformation : « un homme nouveau sort du creuset où le vieil homme s’anéantit pour se transformer » … idée symbolique de perfection spirituelle. Adrien Rey-Golliet poursuit cette recherche de la sagesse en pensant que les hommes sont des êtres qui partagent le même univers et doivent cohabiter du mieux qu’ils peuvent.

Être radical dans la France de 1900

Sa philosophie et sa participation dans un milieu associatif laïque animé par la solidarité sociale, sa fonction d’instituteur (1888-1909), puis d’inspecteur de l’Education physique (1909-1914), confortent Adrien Rey-Golliet dans le camp des défenseurs de la République. Ses diverses fonctions nous renseignent sur sa pensée philosophique, mais pas assez sur ses opinions en matière de politique nationale et internationale : elles se limitent surtout à des considérations générales, à sa philosophie politique : la démocratie républicaine universaliste, les libertés individuelles, le principe des droits de l’homme et de la Séparation, les réformes fondamentales visant l’école publique, la laïcité, l’harmonie universelle entre les hommes, l’utopie civilisatrice de la République. En présidant la Société Républicaine de Tarentaise (fondée en 1900) ou en se manifestant aux élections locales (cantonales, 1904), son attitude se politise davantage. L’œuvre mutualiste prévue par cette société se caractérise par un soutien aux réformes sociales souhaitées des radicaux et plus localement du député Empereur. Les références d’Adrien à des hommes appréciés des Républicains radicaux (Lakanal, Guizot, Blanc), sa participation à l’organisation du banquet « antinationaliste » de 1902, sa manifestation publique contre le nationalisme (député Syveton, Amiral Bienaimé), son désaccord avec l’internationalisme des socialistes, son invitation au banquet démocratique organisé en 1904 sous l’égide de Camille Pelletan, ministre radical notoire de la IIIe République, expriment nettement son engagement radical-socialiste. De 1888 à 1914, il se place très tôt dans une position politique, non pas comme un élu militant mais plutôt comme un fonctionnaire engagé dans sa vie personnelle. En 1912, maire d’une commune de montagne (Les Avanchers), il tient cette fonction indépendamment de toute propagande militante bien que le journal radical de la Tarentaise loue une victoire républicaine. Durant toute sa vie publique, Adrien Rey-Golliet limite ses actions d’élu à l’échelle locale (maire des Avanchers, conseiller d’arrdt, adjoint à des maires du 2e arrdt de Paris).

Il faut attendre les élections législatives de 1909 pour se faire une idée plus précise des opinions d’Adrien Rey-Golliet en matière économique, sociale, judiciaire et budgétaire. Un manuscrit rédigé de sa main, conservé par la famille de Marie Hôte (sa première épouse), nous éclaire à ce sujet. Instituteur laïque et patriote, humaniste, solidariste et pacifique, Adrien Rey-Golliet adhère aux programmes sociaux réformistes des radicaux. Les discours qu’il prononce dans diverses sociétés savoyardes à Paris se bornent aux buts respectifs de ces associations (instruction, assistance aux malades, rencontres culturelles, divertissantes ou sportives...). Cette invocation d’une République de solidarité sociale, d’une lutte contre les oppressions et pour la dignité humaine, s’élève au-delà de son appartenance politique : son esprit maçonnique le porte à réfléchir sur la société, l’émancipation morale et matérielle de l’individu. Les questions d’ordre économique n’ont guère été l’enjeu d’Adrien Rey-Golliet, plus ouvert à celles d’ordre social. En laissant à certains les questions d’économie, le Parti radical n’abandonne-t-il pas, à cette époque, la réflexion philosophique sur son temps à la franc-maçonnerie ? Pour Adrien Rey-Golliet, au-delà des partis et des doctrines, les hommes sont frères et l’harmonie prévaut avant tout.

Le radicalisme

Les idées politiques et les conceptions sociales, économiques et institutionnelles d’Adrien Rey-Golliet prennent racine dans la philosophie cartésienne et humaniste du radicalisme des années 1888-1900. Adrien Rey-Golliet affirme son appartenance radicale dès 1888, époque durant laquelle il prépare ses études d’instituteur et se manifeste contre le général Boulanger au côté d’anciens républicains.

De 1885 à 1901, c’est l’époque durant laquelle Adrien Rey-Golliet devient instituteur public à Bondy (1888) et un défenseur de la démocratie républicaine. Malgré les idées de Gambetta et Ledru-Rollin, il n’y a pas encore de doctrine solidement construite… un point faible résorbé plus tard par Léon Bourgeois qui donnera au courant radical un fondement philosophique en théorisant les idées dans Solidarité (1896) . Il y définit les barrières infranchissables et les différences entre socialistes et réformistes. Ce n’est pas encore un véritable parti, mais un mouvement doté désormais d’un programme précis qui pénètre en province. Beaucoup de parlementaires s’en réclament. Plusieurs événements vont structurer le mouvement : l’affaire Dreyfus et le ministère de défense républicaine « Waldeck-Rousseau ». Par rapport à Dreyfus, les radicaux sont d’abord réservés avant de se rattacher au courant Dreyfusard. Fin 1899, une cohésion plus formelle des républicains radicaux se dessine. Proposant des réformes vraiment modernes, ils s’opposent aux modérés surnommés « opportunistes ». Le Comité central d’action républicaine fondé en 1894, soutenu par la franc-maçonnerie, cimente les tendances républicaines. Arrivent les élections législatives de 1902, véritable enjeu pour les radicaux face à une victoire nationaliste pendant les municipales à Paris. Le « réveil » des radicaux entraînés dans le waldeckisme a lieu au Congrès de 1901 qui unit toutes les volontés et énergies jusque-là disparates. Bien que le parti républicain radical soit boudé par certains parlementaires prudents et réservés (méfiants de se voir embrigader dans une structure), tout démarre avec une base militante enthousiaste en l’avenir (Serge Berstein). La Gauche démocratique et le groupe radical-socialiste acceptent de se rendre à ce premier congrès radical. Il fédère des sénateurs, députés, comités, loges maçonniques, maires, conseillers généraux et d’arrondissement, délégués des municipalités, associations et journaux républicains, radicaux et radicaux-socialistes . En 1901, le Parti républicain radical et radical-socialiste est né avec une conception politique qui définit ses divergences et ses rapprochements entre socialisme et radicalisme.

Dans l’histoire du radicalisme français, cette période 1902-1914 se subdivise en différentes phases : Bloc des gauches et combisme (1902-1905), gouvernements Clémenceau (1906-09) et Caillaux (1911-14). De 1906 à 1914, le parti arbitre tous les gouvernements et n’exerce pas vraiment le pouvoir. En 1909, sur 247 députés « théoriquement radicaux », 195 sont du parti ; dans les 166 membres de la Gauche démocratique et radical-socialiste, 71.
Clémenceau n’appartient pas au parti lorsqu’il devient président du Conseil, mais fait figure d’un ministre très radical. Son ministère répond à beaucoup d’attentes des radicaux. Au moment des grèves, le courant combiste tente de se dissocier d’un groupe qui fait perdre au parti son électorat ouvrier contre lequel, face aux agitations sociales, le gouvernement envoie l’armée. Quand Adrien Rey-Golliet affirme qu’on ne doit pas mettre l’ouvrier en contact avec le soldat, il fait allusion à ces événements qui couperaient les radicaux du milieu ouvrier. Ils sont évocateurs de la difficulté des radicaux à défendre le progrès social ouvrier avec un respect ferme de l’ordre et de la légalité. Cette répression choque Adrien Rey-Golliet, humaniste aux origines populaires. Gustave Hervé ravive la séparation des radicaux et socialistes sur la question militariste. L’antipatriotisme des socialistes est une doctrine subversive pour les radicaux jacobins et légalistes qui n’apprécient pas les agitations à caractère insurrectionnel. Afin de rester fidèles à leur alliance à gauche, les radicaux veulent que les socialistes abandonnent cette doctrine. Au temps de Clémenceau, le programme de Nancy (1907) est embarrassant. Pour le parti, laisser le prolétariat face aux soldats, c’est ménager les anarchistes et antipatriotes et ne plus pouvoir conduire le prolétariat vers le progrès social comme ils le souhaitent. « Combistes » et « Clémencistes » s’opposent. L’électorat radical paraît plus enclin au premier mouvement qu’au deuxième. L’aile droite tente d’exclure les socialistes, mais Pelletan et Combes ne sont pas d’accord. Le parti ne va pas pour autant dans leur sens : le litige au sujet du patriotisme et militarisme divise radicaux et socialistes (cf. litige A. Borrel/A. Rey-Golliet sur cette question). Clémenceau quitte le pouvoir en 1909, année durant laquelle A. Rey-Golliet se présente au congrès républicain pour les législatives et A. Borrel devient député. A partir de 1909, la République apparaît « moins radicale », laissant de la place aux modérés et à la droite républicaine (Poincaré).

Une France des provinces

En province, le Parti radical est bien implanté, constitué de petits notables locaux, présents par leurs idées et abonnés à divers journaux républicains. Le conseiller municipal républicain d’Aigueblanche, Théophile Hôte (oncle par alliance d’Adrien Rey-Golliet), lit Le Radical des Alpes et Le Progrès. Les comités montrent un dynamisme considérable et se manifestent dans une voie centriste, réformiste, de petits propriétaires. Certains disent que le Parti radical, « c’est la France même ». Idée assez juste. Le mouvement rassemble la classe moyenne des artisans, commerçants, boutiquiers, ouvriers, enseignants… Il est exact que les élus radicaux sont soucieux de leur circonscription et des préoccupations populaires. C’est un parti qui fonctionne par comités et conserve une prise directe avec la province : « Le parti radical, dans les années 1930, - écrit J. Touchard - est avant tout un parti provincial, c’est même le parti de la province, le parti qui a pour fonction essentielle d’exprimer la diversité et la sagesse de la province française » ; « - Cependant - et c’est mon troisième point - les élus radicaux ont le souci vigilant d’exprimer les aspirations et les revendications de leur circonscription. Solidement implantés dans leur circonscription, les élus radicaux s’attachent efficacement à défendre les intérêts de leurs mandants. Il y aurait une belle étude à faire sur la place des préoccupations locales par rapport à la place des préoccupations nationales dans les différentes professions de foi. Je ne livre ici qu’une impression, mais la place des préoccupations locales dans les professions de foi radicales me paraît dominer de très loin la place des préoccupations locales dans les professions de foi des autres formations politiques » . Le parcours d’Antoine Borrel, député et sénateur de la Savoie, confirme ce souci des « préoccupations locales ». Il en est de même pour Adrien Rey-Golliet, conseiller d’arrondissement et maire. Au plan local, la force du Parti radical s’appuie sur des personnalités respectées et respectables dont la fonction et le charisme sont reconnus, sur des hommes de confiance qui forment un relais entre les élus et l’électorat, entre la haute politique et le quotidien de la nation. Les parlementaires peuvent ainsi connaître les aspirations, le « climat » populaire. Cela explique en partie pourquoi Adrien Rey-Golliet, homme de terrain en lien direct avec la classe moyenne parisienne et paysanne en Savoie, s’employant à améliorer les conditions de vie dans sa commune, fondateur des Centres de Vacances en Montagne, attire la sympathie d’un certain nombre de politiques radicaux, voire socialistes, même hors de la « sphère » savoyarde.

Stéphane HENRIQUET

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