Aux temps modernes naît une nouvelle attitude de la société face à la pauvreté et face à la genèse de celle-ci. Toute une littérature dénonce et explique l'accroissement dangereux de la misère et de l'errance : le pauvre est accusé de fainéantise, il choisirait de vivre dans la misère par paresse ; les aumônes qu'il reçoit de personnes charitables le conforteraient dans ce choix. La pratique de la charité est donc mise en cause, mais différemment selon la croyance religieuse des auteurs : pour les catholiques, la charité a une signification divine, elle permet à ceux qui l'exercent d'obtenir plus facilement leur salut ; il s'agit dors d'en contrôler les bénéficiaires pour ne pas encourager la paresse source de misère. Les protestants nient le caractère divin de la charité, Luther affirme : «non, les œuvres ne sont pas nécessaires ; non, elles ne servent à rien pour la sainteté». Mais ces appréciations différentes de la charité conduisent aux mêmes effets. Puisque la pauvreté entretient le mal, il convient d'en contrôler la pratique (pour les catholiques) ou de la supprimer (pour les protestants). L'Europe se couvre alors d'institutions à même de secourir les pauvres : dès 1525, Ypres confie aux pouvoirs publics la gestion de l'assistance, Lyon crée une Aumône Générale en 1534 et enferme les pauvres en 1614, le Code Michaud de 1629, promulgué par le roi de France, prescrit : «la clôture des pauvres doit être étendue à tout le royaume» tente de 1654 à 1656 d'enfermer ses pauvres selon l'exemple lyonnais, Grenoble construit un hôpital en 1619, Madrid dès 1587. Le premier hôpital dans les pays de langue allemande est celui de Bâle en 1667 ; en Angleterre, celui de Bristol en 1697. Toutes ces créations ont été précédées de législation en matière de mendicité qui répond à la sensibilité de chaque pays. Il était alors intéressant d'étudier l'attitude savoyarde face à la pauvreté.
Chambéry est la ville qui a, la première, expérimenté l'hôpital comme moyen de lutte contre le paupérisme. Les expériences des autres villes ne sont que des imitations. Chambéry est en effet la capitale du duché de Savoie, c'est-à-dire de la Savoie Propre, du Genevois, de la Maurienne, de la Tarentaise, du Faucigny et du Chablais. La présence des Cours souveraines du duché dans ses murs est un gage d'activité intellectuelle et judiciaire et de réflexions sur le paupérisme. En effet, la Savoie est pauvre en sources littéraires et aucun ouvrage traitant de notre problème n'a été retrouvé. De plus, Chambéry est la seule ville du duché à se doter de l'éventail complet d'hôpitaux, à savoir un Hôtel-Dieu pour les malades et de trois hôpitaux d'enfermement respectivement affectés aux enfants, aux femmes «en danger de se perdre» et à la pauvreté adulte masculine. La taille de la ville et ses ressources sont en effet les paramètres essentiels qui concourent à la construction hospitalière. Nous voulons étudier comment la société a pensé l'enfermement des pauvres et comment elle a su l'imposer à partir des textes législatifs, des délibérations municipales et des règlements hospitaliers.
C'est donc à une histoire des idées et des structures qu'elles ont contribuées à mettre en place que nous sommes invités. Cette étude s'arrête le 14 avril 1715, date à laquelle les statuts de l'Hôpital Général sont édités. Les structures essentielles sont alors définies et mises en place par les Chambériens. La date marquant le début de hostilité de la société contre les pauvres est évidemment plus difficile à préciser : le Moyen Âge n'a pas été exempt d'images dévalorisantes du pauvre, mais il n'a pas sécrété d'institutions de contrôle. C'est ce contrôle qui est précisément la nouveauté des Temps Modernes. Dans cette optique, la date de la création du Magistrat de Santé, le 16 avril 1577, a été retenue. Elle consacre la prétention toute nouvelle du pouvoir de contrôler les allées et venues de tous pendant les épidémies de peste, elle inaugure une pratique administrative et policière qui s'attache à l'individu jusque-là dédaigné par l’État. Or cette nouvelle «technologie du pouvoir» sera appliquée par les institutions charitables.
Mais il nous est apparu difficile d'étudier la seule attitude adoptée par la société envers la pauvreté sans décrire le pauvre lui-même et les processus de paupérisation. En effet, les erreurs d'analyse de l'élite face à la misère et la répression qu'elles ont impliquées n'en prennent que plus de relief. La pauvreté doit être réinsérée dans les structures économiques de la Savoie du XVIIe siècle, c'est-à-dire en marge de l'économie européenne. Il faut aussi l'appréhender dans son pouvoir d'achat, et enfin dans la vie quotidienne privée et publique. Certes, cette partie mériterait une étude plus approfondie ; mais elle n'intervient ici que comme réponse à l'image du pauvre dans la société dominante.