Les juifs (Savoie/Haute-Savoie)

 

Proposition de synthèse : Les juifs (Savoie/Haute-Savoie)

Archives consultées :

  • ADS : 1362 W 1 à 8 ; 1382 W 22, 59, 61, 175, 199, 230 ; 1409 W 7 ;
  • ADHS : 22 W 19 ; 8 W 10 ; 41 W 39 ; 12 W 56 ; 13 W 32 ; 15 W 39 ; 12 W 56 ; 41 W 29 ; 41 W 38

Bibliographie :

  • Brunier Cédric, Les juifs en Savoie de 1940 à 1944, SSHA, Chambéry, 2002, 228 pages
  • Villermet Christian, A noi savoia, histoire de l’occupation italienne en Savoie, La Fontaine de Siloé, Montmélian, 1999, p. 63-78
  • Panicacci Jean-Louis, L’occupation italienne. Sud-Est de la France juin 1940 – septembre 1943, PUR, Rennes, 2013, p. 193-212
  • Germain Michel, Mémorial de la déportation. Haute Savoie 1940 – 1945, La Fontaine de Siloé, Montmélian, 1999, 351 pages
  • Germain Michel et Moos Robert, Les sauveteurs de l’ombre, Haute-Savoie 1940-1944, La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2010, 224 pages
  • Dereymez Jean-William, Le refuge et le piège : les juifs dans les Alpes (1938-1945), L’Harmattan, Paris, 2008, p. 137-153, p. 223-239, p. 261-283
  • Amoudruz Robert et Fivaz-Silbermann Ruth, « Espagnols et juifs du camp de Savigny 1940-1942 », Echos Saléviens, n°11, 2002, p. 7 à 100
  • Munos-du-Peloux Odile, Passer en Suisse. Les passages clandestins entre la Haute-Savoie et la Suisse 1940-1944, PUG, Grenoble, 2002, 135 pages
  • Gobitz Gérard, Département de la Savoie et de la Haute-Savoie. Déportation des travailleurs et étrangers de Ruffieux, Dossier documentaire, sd, 6p.
  • Peter Gaida, Camps de travail sous Vichy, Sl, Lulu Press, 2015, 606 pages
  • Robert Paxton et Michaël Robert Marrus, (trad. Marguerite Delmotte), Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981, 431 p
  • Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz La « Solution finale » de la question juive en France, Paris, Perrin, 1983, 542 pages
  • Amélie Grenier, Les départs vers l’Allemagne depuis la Haute-Savoie au cours de la Seconde Guerre mondiale, mémoire d’histoire, Université de Savoie, 2009, 179 pages

Commentaire bibliographique : Les ouvrages traitant de la question juive et de la déportation à l’échelle européenne et nationale au cours de la Seconde Guerre mondiale étant nombreux, en faire ici le recensement alourdirait considérablement notre propos. La question locale est, quant à elle, désormais bien connue grâce à la contribution de plusieurs auteurs. Incontestablement, le travail de Cédric Brunier publié sous le titre Les juifs en Savoie de 1940 à 1944 reste une référence incontournable pour traiter de la question dans le département savoyard. Les travaux de Michel Germain, tout particulièrement son travail sur la déportation depuis le département haut-savoyard, sont également importants pour aborder ce sujet. Il est donc évident que de nombreuses informations ont été puisées au sein de ces deux auteurs afin d’élaborer le texte proposé. Les autres ouvrages présentés en bibliographie permettent également de glaner de nouvelles données, parfois reprises ici. Quant à la période d’occupation italienne, riche en enseignement pour ce thème, elle est bien connue grâce au livre de Villermet Christian datant de 1999 et par l’excellent travail de Panicacci Jean Louis publié en 2013.

Texte :
Durant l’entre-deux guerres, la population juive en France est multipliée par deux, atteignant plus de 300 000 personnes à l’approche du conflit européen, conséquence de l’importante immigration juive d’Europe centrale, tout particulièrement d’Allemagne, fuyant les multiples persécutions. Cette population juive est composée pour moitié de Français, dont quelques 50 000 personnes naturalisées dans les années 1930. Par la suite, pendant l’offensive allemande, des milliers de juifs fuient le Benelux et les territoires annexés d’Alsace-Lorraine en direction du territoire français. Après la victoire allemande, les départements savoyards se retrouvent dans la « zone sud » de la France sous le contrôle des autorités françaises de Vichy. Mais  ce nouveau régime applique des mesures antijuives sur son territoire, seul dans un premier temps, puis en étroite collaboration avec l’occupant allemand à partir de l’automne 1942. Ainsi, dès le mois de juillet 1940, le gouvernement de Vichy révise les naturalisations effectuées depuis 1927 : plusieurs milliers de juifs perdent ainsi la nationalité française. En août, le nouveau régime autorise la propagande antisémite. Le 3 octobre 1940, une loi institue un « premier statut des juifs ». Elle vise à appliquer une ségrégation des juifs en leur interdisant l’exercice de toute une série de professions au sein de la police, de la justice, de l’enseignement, de la presse, entre autres. A cette fin, elle définit ce qu’est être juif et elle l’établit sur une base raciale. Cette loi sera un des piliers de la Révolution nationale promue sous le gouvernement Laval. Le lendemain, une autre loi autorise les préfets à interner les juifs étrangers dans des camps spéciaux. En mars 1941, un Commissariat Général aux Questions Juives est créé, secondé par une Police des Questions Juives. Un « second statut des juifs » voit le jour. Instauré le 2 juin 1941 par le gouvernement Darlan, et tout en élargissant la définition « des juifs », il accentue l’exclusion sociale de ces derniers par une marginalisation les tenant à l’écart du reste du corps social français : l’Etat multiplie ainsi les interdits, notamment dans le cadre de l’exercice de certaines professions et par l’interdiction de la détention de certaines industries et commerces. En juillet, une nouvelle loi rend possible la nomination d’administrateur à la tête des entreprises tenues par un juif. L’objectif pour ce gouvernement est, selon lui, d’éliminer toute influence juive de l’économie nationale.

Toutes ces mesures gouvernementales se complètent par un recensement des juifs français et étrangers, organisé par les autorités administratives, et réalisé dans les départements savoyards comme sur le reste du territoire. Ce premier recensement est effectué sur la base de déclarations auprès de la mairie. Ce premier recensement effectué restera incomplet dans la mesure où de nombreuses personnes soucieuses et méfiantes des décisions du gouvernement vont se soustrairont à cette obligation. Au début de l’année 1942, la situation se durcit davantage : désormais, les préfets doivent recenser les juifs étrangers ou naturalisés, réfugiés en France depuis 1936. Il s’agit, par le biais de cette liste, d’assigner à résidence les personnes détenant les capacités financières de satisfaire à leur existence, et de regrouper  les autres dans des groupes de travailleurs étrangers déjà existants. On réquisitionne alors certains centres hôteliers dans le but d’en faire des « résidences forcées » : il en est ainsi à Saint-Gervais, à Samoëns, aux Houches, à Taninges, à Sallanches, à Evian et à Thônes pour la Haute-Savoie.

La loi d’octobre 1940 permet aux préfets d’interner dans des camps les ressortissants étrangers considérés comme juifs. La politique de discrimination promue par Vichy s’insinue au sein même de ces groupes de travailleurs étrangers : ces derniers regroupent des individus jugés comme indésirables par le régime, mais utilisés comme main d’œuvre corvéable et peu onéreuse (se reporter au chapitre sur les étrangers). Les départements savoyards ne sont pas exempts de camps pour travailleurs étrangers, et deux d’entre eux serviront à regrouper plus particulièrement des juifs. En Savoie, dans le camp de Ruffieux, où les travailleurs s’occupent à des travaux forestiers, les juifs étrangers y sont distingués des autres travailleurs dès l’été 1941. Cette politique de ségrégation est poursuivie puisqu’au printemps 1942, date à laquelle ce camp ne compte plus que des juifs étrangers. Le même procédé apparaît dans le camp de Savigny en Haute-Savoie où les juifs ont remplacé les travailleurs espagnols. Ces « unités » prennent la singulière appellation de « groupes palestiniens ». A l’été 1942, loin d’être de petites unités, les deux camps savoyards s’avère être les deux plus gros GTE « palestiniens » placés sous le contrôle de l’Etat français : ils retiennent quelques 200 détenus chacun, sur un total de 1302 personnes juives (autour de 2 500 à la fin 1942 et de 1 500 en mai 1943). Le camp de Ruffieux se singularise par ses conditions de vie terrible (hygiène, matériels, travaux, encadrement, ravitaillement,…). Dans son ouvrage sur les camps de travail sous Vichy, Peter Gaida mentionne plusieurs rapports qui soulignent avec force cette situation déplorable. Le grand rabbin rappelle, entre autres, dans un compte rendu, que les travailleurs s’y trouvent à peine vêtus, tous en haillons, et beaucoup sans chaussettes. Un autre rapport adressé au rabbin, celui d’un aumônier israélite, précise que la discipline règne par le biais de la terreur et qu’il existe une cage souterraine d’1.30 m pour les punitions. Une lettre d’un juif, citée dans ce rapport, décrit les conditions extrêmes d’existence rencontrées par les détenus, qui n’ont qu’une alimentation médiocre et insuffisante, une hygiène inexistante, subissent des détournements de vêtement et de denrées au profit des dirigeants. Pourtant, face à ces conditions terrifiantes et bien que le camp n’est pas clôturé, on relève très peu d’évasions. La situation ne suscite que peu d’espoir, vu que ces juifs étrangers ne disposent d’aucun relais au sein de la population locale et connaissent très mal la région. Certains réussiront toutefois à passer en Suisse. A l’été 1942, le camp de Savigny qui regroupe entre 150 et 200 personnes est composé essentiellement d’hommes travaillant à faire du charbon de bois mais compte aussi quelques familles juives qui vivent dans des conditions difficiles au milieu des baraquements. Dans les premiers temps, les conditions de logement, d’hygiène et d’encadrement sont déplorables, les travaux harassants, et la paye est versée avec beaucoup de retard. De plus, les travailleurs prennent rarement des congés, des fiches d’hébergement devant être fournies pour cela. Avec le changement de commandement en novembre 1941, les conditions finiront par s’améliorer, sans oublier qu’il est possible de sortir du camp pour quelques heures, des permissions de quelques jours sont mêmes accordées, il devient envisageable pour les internés d’échanger avec la population locale voire d’entretenir des liens.

Sur le territoire savoyard, cette politique de discrimination et de ségrégation sociale orchestrée par Vichy s’applique à un nombre variable de personnes. La population juive vivant en Savoie et en Haute-Savoie n’est pas fixe, des fluctuations sont observées en fonction des déplacements opérés au sein même du territoire français. Il est possible de s’en faire une idée au printemps 1942. Alors que la Savoie compte 434 juifs français et 236 juifs étrangers dont plus du tiers provient de Pologne et d’Allemagne, la Haute-Savoie, quant à elle, recense 650 juifs français et 389 étrangers : essentiellement présents dans les centres urbains et touristiques. La Haute-Savoie à la particularité d’être frontalière avec la Suisse, en conséquence, le nombre de personnes juives transitant sur son territoire est considérable, sans pour autant pouvant être quantifiable. Jusqu’au début de l’année 1941, une part importante de ces israélites a pu passer en zone helvétique, même si le préfet de Haute-Savoie veille à ce que la police suisse lui remette les refoulés. Quelques estimations chiffrées des tentatives de passage illustrent parfaitement l’impossibilité de quantifier de façon précise la présence de la population juive dans le département. D’avril à septembre 1942, près de 2000 juifs entrés clandestinement sont appréhendés par la police helvétique. Un an plus tard, d’août à octobre 1943, ce sont 1610 juifs qui passent la frontière, et 129 sont refoulés à la frontière dont 25 seront par la suite déportés.

Jusqu’au début de l’année 1942, les populations savoyardes semblent globalement rester assez indifférentes aux mesures antijuives prises par le régime. Dans son rapport adressé au ministère, le préfet de Haute-Savoie note que le 1er statut des juifs est bien accueilli par la population locale. Cependant, l’application d’un programme antisémite ne peut que favoriser une décomplexion de la parole et des actes. A titre d’exemple, on notera à l’automne 1940, des actes de vandalisme contre des commerces juifs à Chambéry, et, à l’été 1941, l’affichage de tracts antisémites sur des magasins juifs à Aix-les-Bains. Un fait locale illustre bien, combien la judaïté d’une personne accentue toutes sortes de récriminations. Un entrepreneur d’Ambilly Edmond M, dirigeant une entreprise de ferronnerie se plaint directement en mai 1941 au préfet de ses déboires avec une société de gaz comprimés d’Annecy. Pour faire valoir son bon droit il souligne la judaïté de Monsieur Baikowsky, propriétaire de ladite société : « J’écris à Vichy car je suis Français et j’ai fait mon devoir, et je ne crois pas que Monsieur Xavier Vallat, laisse une société de juifs imposer sa volonté », «Cette société de juif de la plus belle espèce est la seule de la région », « Il est inadmissible qu’un vrai Français qui a fait son devoir soit brimé, pour le seul fait d’avoir reproché à la maison Baikowsky leurs procédés peu corrects en matière commerciale et en termes vigoureux leur origine juive », en ces termes « Je constate que vos procédés n’ont pas changés c’est ceux d’un juif dans toute l’acceptation du mot », « Avant-guerre vous étiez assez fier de votre origine, je ne comprends pas que vous soyez vexé aujourd’hui ». Une fraction de la population, souffrant des privations, désigne de plus en plus les juifs, tout particulièrement étrangers, comme les responsables de cette situation. Ils deviennent pour une partie des habitants les boucs émissaires tout désignés de la hausse des prix et de la raréfaction de certaines marchandises.

[Encart :

Extrait d’une lettre expédiée le 28 octobre 1941 de Chambéry : « […] même dans les restaurants, les menus s’amenuisent dans des proportions inquiétantes. Et le plus rageant c’est de connaître l’ampleur du marché noir et de voir à Chamonix la bande de juifs qui écument le pays. Quand serons-nous débarrassés de cette race maudite, qui, après avoir mené le pays à la défaite et à la ruine, rafle tout ce qui reste. […] ».

Extrait d’une note du comandant militaire de la Savoie au préfet du département : « […] A Aix-les-Bains, les juifs ne travaillent pas, en général, et dépensent de l’argent sans compter. Grâce à ce pouvoir d’achat élevé, on est malheureusement obligé de constater que les restrictions ne les touchent pas. […] ».]  

C’est au printemps et à l’été 1942 que les choses changent : la politique antisémite du régime français prend une nouvelle dimension, avec la mise en place d’une collaboration active concernant la question juive est mise en place. A cette époque, pour organiser les déportations, les autorités allemandes placent de nouveaux hommes à Paris, proches de Heydrich. Laval revient en avril à la tête du gouvernement et nomme Bousquet secrétaire général à la police. Celui-ci rencontre les dirigeants SS, avec lesquels il se met d’accord sur l’arrestation de 32 000 juifs, dont 10 000 dans la zone libre, le tout effectué par les forces de l’ordre françaises. Les camps savoyards seront utilisés pour répondre à cet accord. La gendarmerie organise l’encerclement des camps de travailleurs, puis l’organisation du départ par wagons à bestiaux, le 24 août 1942. Ainsi, 168 travailleurs, dont 56 du camp de Ruffieux, 104 de celui de Savigny et 8 de Pontaveneaux (Saône et Loire), sont transportés jusqu’à la gare de Culoz en direction de Drancy, d’où ils repartiront pour l’immense majorité, le 26 et 28 août, en direction d’Auschwitz. Tous sont des hommes réfugiés en France après 1936, majoritairement Allemands, Autrichiens et Polonais. Prévenus de l’imminence de la rafle, plusieurs dizaines d’entre eux réussiront à s’enfuirent des camps de Ruffieux et de Savigny avant l’arrestation. Beaucoup seront repris ou refoulés à la frontière helvétique et bien peu pourront finalement rester en Suisse.

Il n’y a pas que les travailleurs des camps qui soient la cible des forces de l’ordre. Dans la nuit du 25 au 26 août 1942, une grande rafle est organisée dans toute la zone libre, et ce, en vue d’appréhender un certain nombre de juifs étrangers. En Savoie, les services de gendarmerie et de police réalisent les opérations d’arrestation, le tout sous le contrôle des services de préfecture. Un car diligenté pour l’occasion récupère les juifs arrêtés pour ensuite les « parquer » dans le camp de Ruffieux devenu libre. La même opération se déroule en Haute-Savoie, la police, aidée par le Service d’Ordre des Légionnaires, arrête des familles près de Sallanches et quelques hommes des camps de travailleurs étrangers. Ces soixante personnes interpellées sont regroupées dans le camp de Savigny. Ce groupe, auquel s’ajoutent les 63 juifs regroupés en Savoie, n’est pas composé que d’hommes, puisqu’on y trouve aussi des femmes et des enfants. Ils seront ensuite envoyés dans le camp de Vénissieux, près de Lyon, avant de remonter sur Drancy, et terminer leur chemin à Auschwitz. Parmi eux, notons que cinq enfants de moins de huit ans sont sauvés à Vénissieux par l’Amitié Chrétienne, puis dispersés sur le territoire, avant d’être passés clandestinement en Suisse. Mais le nombre d’arrestations réalisées sur le territoire ne correspond cependant pas aux attentes des autorités. Ce constat à pour conséquence de relancer les préfets, auxquels Bousquet demande expressément de reprendre les recherches dès le lendemain afin d’augmenter les départs de juifs étrangers du territoire. C’est ainsi qu’un peu moins d’une vingtaine de juifs sont de nouveaux appréhendés en Savoie, avec pour horizon, la même destination que leur coreligionnaire.

Ces rafles et déportations se font sous le regard des Savoyards. Les premières mesures antijuives du régime laissent maintenant la place à un engagement plus prononcé à l’encontre des populations israélites. Elles ne peuvent laisser totalement indifférentes et provoquent de nombreuses incompréhensions, voire même de l’indignation pour une part des Savoyards. Sans que cela soit pour autant mesurable et quantifiable, on notera toutefois que des personnes viennent directement en aide aux juifs menacés et ne peuvent rester inactives devant tant de souffrances. Les cris des mères et les pleurs des enfants ne sont pas restés silencieux. De plus, la population ressent une forme de déshonneur car elle imagine que l’autorité de Vichy s’incline devant les exigences allemandes. Même s’il n’en est rien, cela discrédite l’image du régime pour une partie des Savoyards.

Le débarquement des troupes alliées en Afrique du Nord provoque l’occupation de la zone sud par les Allemands et les Italiens. Ces derniers occupent les départements savoyards à partir de novembre 1942. La question juive n’est pas étrangère à l’Italie fasciste qui a promulgué une série de loi antisémite à partir de 1938, véritable césure dans l’histoire du pays. Ce qui donne lieu à l’expulsion de plusieurs milliers de juifs étrangers en dehors de la péninsule en 1939 et 1940. Par la suite, les juifs italiens se retrouvent exclus d’une série de métiers et privés d’un certains nombres de droit. Ils sont séparés du reste du cours social, mais ce n’est qu’en novembre 1943 sous la République sociale italienne, marionnette du régime Nazi, que leur arrestation généralisée sera organisée. Cette situation ne laisse donc présager rien de bon. Néanmoins, ces lois raciales n’ont pas d’enracinement profond et la persécution des juifs n’est pas réalisée avec la même vigueur que celle caractérisant le régime de Vichy. En effet, le gouvernement français mène une politique plus proche de celle de l’Allemagne nazie à l’encontre des juifs que celle de l’Italie fasciste. C’est ainsi que pour la personne juive qui tente de franchir clandestinement la frontière helvétique, les gendarmes français représentent une plus grande menace que les gardes italiens. La zone italienne devient donc un lieu de refuge pour bon nombre d’israélites. Les autorités préfectorales et policières  constatent rapidement l’arrivée des juifs dans les départements savoyards ; la proximité de la frontière suisse renforçant l’attractivité de cette zone devenue terre d’asile. Quantifier la présence des juifs français et étrangers dans le département devient très difficile, étant donné la fluidité des passages et le manque de source. Toutefois, cette augmentation peut être appréhendée au regard de celles des départements voisins : en Isère, d’août 1942 à mai 1943, la population juive est multipliée par quatre, et presque par deux dans les Alpes Maritimes, alors même que ces deux départements ne sont pas frontaliers d’un pays neutre, représentant d’un ultime espoir de survie.

Dans la zone sud, la loi du 11 décembre 1942, oblige l’apposition de la mention « juif » sur les cartes d’identité pour les juifs étrangers et français, le port de l’étoile jaune n’ayant cours que dans la zone nord. Les autorités italiennes s’opposent à cette mesure prise par le gouvernement français uniquement dans le département des Alpes Maritimes. On peut l’expliquer par le fait que les militaires italiens n’arrivent à Chambéry et à Annecy, préfectures des départements, que le 24 décembre 1942, après le départ des troupes allemandes.

Par contre, c’est la question des déportations qui provoquera en Savoie et en Haute-Savoie une opposition entre les autorités françaises et italiennes. Ainsi, les Italiens ne font rien pour aider les policiers français dans leur enquête ou dans le cadre d’arrestation de juifs. De leur côté, les autorités préfectorales de Savoie et de Haute-Savoie renforcent leur collaboration pour contrôler la circulation des juifs entre les deux départements, constatant de nombreux passages en Suisse. Le préfet de Haute-Savoie, Edouard Dauliac (février 1941-avril 1943),  supprime les permis de séjour des juifs en vacances et oblige à une autorisation spéciale pour le transport de personnes étrangères dans les taxis.

En février 1943, en représailles à un attentat contre des officiers allemands à Paris (le 13), des juifs doivent être appréhendés par la police française, pour être envoyés vers le camp de Gurs dans les Basses-Pyrénées et être livrés aux Allemands. Dès le 19, huit personnes sont arrêtées à la Roche-sur-Foron et expédiées à Gurs. Le préfet de Savoie doit en fournir 25 : ils sont tous arrêtés le 20 février à Valloire. Il s’agit d’hommes juifs étrangers, transférés dans un premier temps à Bassens. Les autorités italiennes s’opposent à ces arrestations en rappelant aux préfets leur interdiction de procéder à l’internement des juifs dans les territoires occupés par leurs troupes. A Annecy, les soldats italiens encerclent la caserne pour obliger les gendarmes à relâcher les huit juifs conduits sur Annecy par le commissaire d’Annemasse, mais les gendarmes français ne cèdent pas et envoient ces individus à Gurs. Le rapport du commandant de la Compagnie d’Annecy montre bien comment les officiers italiens tentent d’obtenir les informations concernant les juifs arrêtés en graduant leur pression, par simple demande, puis par autorité de grade et enfin par le stationnement d’Alpinis dans la cour de la gendarmerie, puis dans les rues adjacentes. Le commandant de gendarmerie de Chambéry relâche le 27 février les juifs arrêtés, puis le 8 mars les juifs emprisonnés à Bassens, sous la pression des autorités italiennes. Le mois suivant, le préfet de Savoie reçoit une nouvelle note des autorités italiennes lui stipulant qu’elles se réservent tous les droits concernant les mesures relatives aux juifs, sans distinction de nationalité. Les autorités italiennes sont également bienveillantes à l’égard des organisations qui viennent au secours des populations juives. L’Union Générale des Israélites de France présente, à Chambéry, comme à Annecy participe à placer des individus dans des centres, souvent clandestins, et à organiser des passages vers la Suisse. Malheureusement, les nombreuses arrestations menées par la gestapo dans sa zone d’occupation participent à l’effondrement de ses activités dès février 1943.

Concernant la question juive, les autorités italiennes prennent clairement le dessus sur les autorités françaises. C’est pourquoi, lorsque pour les déporter, la police française tente de rassembler en Savoie à partir d’août 1943 près de 92 juifs, son intervention est un échec. Finalement ce sont 5 personnes qui parent en octobre 1943. Ce départ est rendu possible par l’effondrement de l’Italie face à l’avancée alliée. Les autorités italiennes protègent ouvertement des juifs réfugiés dans des centres à Megève et à Saint-Gervais, et ce, à l’encontre de la police de Vichy comme ils freinent également le recensement de « juifs oisifs » demandé par Bousquet. Une telle situation ne pouvait qu’irriter les autorités locales, la préfecture, comme le conseil municipal. Dans une lettre du 16 mai 1943, Robert Schreiber se plaint au préfet : sur la place de l’église une pancarte a été apposée sur l’un des deux bancs avec pour inscription « Interdit aux juifs ». Il précise qu’il « n’est pas possible de prétendre que c’est sous la pression des autorités occupantes que pareille décision a été prise, car il est de notoriété publique que celles-ci ne manquent jamais l’occasion de faire savoir qu’elles désapprouvent, quand elles ne les interdisent pas, toutes manifestations de discriminations raciales ». Mais cette protection n’est plus réellement possible à partir du mois d’août 1943. Les troupes allemandes s’infiltrent en territoire italien et passent la frontière. Les Italiens se retirent eux-mêmes de leur zone d’occupation, et dans leur retraite tentent d’emmener les juifs réfugiés, notamment en direction de Nice, dans le but d’organiser une évacuation vers la péninsule et l’Afrique du Nord. En effet, de très hautes autorités italiennes, au sein des milieux diplomatiques et militaires organisent, notamment sous l’impulsion d’Angelo Donati (banquier à Nice), neuf centres d’accueil, dont deux dans le département haut-savoyard, à Saint-Gervais et à Megève, afin d’organisation la protection des juifs dans leur zone d’occupation. On peut estimer, qu’à l’été 1943, 800 personnes sont « internées » à Megève, 600 à Saint-Gervais et quelques dizaines d’individus dans les communes de Combloux, Le Fayet et de Sallanches. Les capacités hôtelières des stations est l’une des raisons de leur emplacement et de nombreuses places avaient été rendues libres par décision préfectorale. En effet, le préfet de Haute-Savoie fait fermer la station de Megève aux touristes. Il s’agit pour lui de limiter la présence de riche personnes prolongeant la vie mondaine d’avant guerre, favorisant le marché noir et irritant ainsi la population locale. Malgré lui, il favorise pourtant l’installation de juifs dans cette station par les autorités italiennes. Les œuvres juives financent la résidence de ces populations israélites, grâce à des fonds de bienfaisance américain et des dons de la communauté israélite, redistribués par les autorités italiennes. C’est dans ce contexte que, le 6 septembre, l’évacuation des juifs des centres de Megève et de Saint-Gervais doit être organisée, une cinquantaine de camion et un train étant alloués à cette tâche. On admettra que près de 1800 à 2000 juifs provenant de Haute-Savoie arrivent dans la région niçoise. L’annonce de l’armistice, le 8 septembre, bouleverse l’organisation d’ensemble, et l’arrivée rapide des troupes allemandes permet à la Gestapo d’entreprendre des arrestations massives.

Comme le rappelle Panicacci dans sa publication de 2013, l’attitude italienne se comprend par un large faisceau explicatif et non exhaustif. Les actions menées par les autorités italiennes correspondent à une position réellement plus humaine, visant à soustraire les populations juives des persécutions allemande et française. Cette position peut être aussi comprise par d’autres facteurs explicatifs, qui dans une moindre mesure, ont pu motiver ces actions. Par pragmatisme, les responsables italiens n’ont pas voulu gonfler les rangs de la Résistance en poussant certains réfugiés juifs à s’engager dans les forces de l’ombre ; par orgueil, ils ont voulu affirmer leur indépendance par rapport à l’Allemagne nazie ; et par calcul politique, ils ont perçu les juifs comme une possible « monnaie d’échange » face aux tensions montantes avec l’Allemagne et dans la perspective de négociations avec les alliés.

Après l’occupation italienne, vient l’occupation allemande. La situation est totalement inversée pour les juifs. Dès le début du mois de septembre 1943, la police allemande, c'est-à-dire la Gestapo, organise des rafles de juifs étrangers ou français dans les départements savoyards. En Haute-Savoie elle rafle en novembre 1943 les juifs en résidence dans des hôtels, comme aux Marquisats. C’est dans ce lieu que de nombreuses mères et enfants ont été transférés en janvier 1943 par les autorités françaises car seules et sans ressource après l’arrestation et/ou la déportation de leur mari. Une vingtaine de personnes seront ainsi appréhendées. Les jours suivants, les rafles se poursuivent à Thonon et à Evian. Nombreux sont les juifs internés à l’hôtel Pax (lieu de détention et d’interrogatoire) à Annemasse avant leur transfert en train pour Drancy. La panique et les pires craintes envahissent la population israélite qui n’a pas pu fuir avec les Italiens. La brutalité des Allemands favorise les critiques au sein de la population : la violence des rafles exposée aux yeux de tous favorise une forme d’empathie pour les victimes. La situation s’aggravera lorsqu’au sein du gouvernement les remaniements incluent, à partir de 1944, de plus en plus d’éléments fascistes. Joseph Darnand, chef de la police, supervise désormais toutes les forces de police et contrôle les renseignements généraux. A Chambéry, un nouveau préfet entre en poste en février 1944, Jean Horeau, succédant à Henri Maillard. Les arrestations et les déportations se multiplient donc dans les départements savoyards. Hommes, femmes, enfants, étrangers et Français, plus aucune distinction n’est faite, et 432 d’entre eux seront déportés en direction Drancy.  La milice complète le dispositif allemand, quelques voyous se mettent également à leur service afin de profiter de l’aubaine pour « dépouiller » les juifs.

En Haute-Savoie, la frontière helvétique devient un lieu privilégié d’opération pour les services allemands qui raflent de nombreuses personnes et démantèlent des réseaux d’évasion. C’est dans cette conjecture que Mila Racine et Roland Epstein sont tous les deux arrêtés à la frontière, le 22 octobre 1943. Marianne Cohn, en provenance de Grenoble, prend la relève pour assurer le passage des enfants en Suisse : elle est arrêtée à son tour en mai 1944, torturée et assassinée en août de la même année. Néanmoins, dans le cadre des réseaux, avec des passeurs ou seuls,  probablement près de 5000 juifs ont pu passer la frontière suisse au cours de la période.

A Chambéry, les Allemands arrêtent Alain Mossé directeur des Œuvres de Secours aux Enfants, organisme en charge de sauver, protéger, cacher, déplacer et évacuer en priorité les enfants juifs. C’est en février 1943, que Mossé installe l’organisation à Chambéry, ville considérée comme plus sûr, car sous occupation italienne, et à proximité de la frontière helvétique. Plusieurs centres d’accueil sont ouverts à Salins-les-Bains, à Saint-Paul-en-Chablais et auprès du groupe chrétien de Saint-Vincent–de-Paul à Annecy. Mais son activité salvatrice pour tant de démunis est brutalement stoppée par l’intervention de la Gestapo et son internement débouchera sur sa déportation le 7 mars 1944 vers Auschwitz. Si les dénonciations existent, notons que les actes de fraternité se multiplient avec l’intensification de la persécution.

En 1939, la France compte 330 000 juifs et 250 000 survivront alors que le pays est occupé et que son gouvernement collabore. Quelques 663 juifs ont été déportés depuis la Savoie et 380 à partir du département de Haute-Savoie. 90% des juifs de nationalité française, quant à eux, ne périront pas. Cela peut s’expliquer ainsi : la question de la déportation n’est pas prioritaire pour l’occupant pendant un long moment et parce que de nombreux Français ont tenté de protéger les juifs. Pour l’historien, il est quasiment impossible de quantifier et d’énumérer de façon exhaustive ces actes variables dans le temps, d’autant que le sauvetage des juifs augmentant avec l’intensité des menaces, c'est-à-dire avec l’occupation du territoire par les Allemands. Certes, ces interventions apparaissent multiples et très diverses, mais il n’est pas pour autant possible de présenter un éventail des actions réalisées. Des membres des forces de l’ordre peuvent prévenir des arrestations et des rafles. Des juifs sont parfois hébergés et cachés, souvent par des paysans qui connaissent très bien le terrain et peuvent plus facilement déplacer les personnes. Des passeurs vont organiser également le transfert de juifs par la frontière genevoise. Le passage en Suisse se réalise grâce à l’appui de centaines d’individus et de façon diverses : par le lac à l’aide de pêcheurs par exemple, par le biais d’organisation de secours comme l’OSE qui évacue des enfants. La proximité de la frontière permet aux curés de Douvaine et de Collonges d’organiser des passages clandestins, et ce, grâce au bâtiment du petit séminaire de Ville-la-Grand qui jouxte la frontière, et bien d’autres encore. C’est aussi des membres du personnel administratif qui fournissent de faux papiers d’identité et de fausses cartes d’alimentation. Ces gestes multiples sont très variés dans leur réalisation mais aussi dans leur intensité. Cela passe par une femme qui cache dans sa boulangerie des enfants juifs au moment d’une arrestation, par des familles qui accueillent pour plusieurs mois un juif dans leur ferme, ou encore par une femme qui apporte à un juif évadé du pain dans le clocher du village, près du camp de Ruffieux. Soulignons également l’œuvre des religieux. L’Eglise protestante organise le passage de juifs en direction de la Suisse, le pasteur Chapal à Annecy en est l’un des organisateurs. Elle est relayée par l’organisation de la CIMADE, issue des mouvements protestants. L’Eglise catholique participe aussi à cet effort pour cacher et évacuer des individus juifs. Les couvents et même l’évêché d’Annecy deviennent des lieux de refuge. L’abbé Camille Folliet est l’une de ces figures résistantes. Effectivement, le corps religieux représente jusqu’à 20% des 109 justes de Haute-Savoie. Le département de Savoie compte lui 73 justes parmi les nations. Ces justes savoyards, ceux du quotidien, rendent aussi compte d’une réalité, dépassant le mythe résistentialiste ou les jugements exagérément sévères à l’égard de l’attitude des Français.

 [Encart :

La famille de Simone Franck est arrêtée à Albertville suite à une dénonciation. Son témoignage présenté ci-dessous est tiré de l’ouvrage de C. Brunier p. 184-185 : «Nous avons été arrêtées très tôt le matin par deux agents de la Gestapo, un Allemand et un Français. L’immeuble était cerné par les soldats allemands. Nous n’étions que deux dans l’appartement, Janine était sortie sans doute pour prévenir du danger [...]. A son retour, elle a vu les Allemands, mais est rentrée tout de même. Les agents de la Gestapo l’ont d’abord prise pour une domestique. C’est elle-même qui a donné son identité, à notre désespoir. Pendant que nous préparions de vagues bagages, les agents de la Gestapo ont commencé à dévaliser notre appartement, nous enlevant déjà le peu de bijoux que nous avions sur nous. Ce n’était qu’un début. A travers la ville, nous avons été emmenées à pied à l’ancien pénitencier militaire, siège de la Kommandantur. Chaque fois que la porte s’ouvrait, c’était insupportable : on se demandait qui entrait. Nous avons vu arriver des inconnus, des amis et, en fin de matinée, mon oncle, ma tante, leurs enfants de onze et cinq ans, et la directrice de l’école maternelle où était Alain, le petit garçon. Elle avait sa blouse de classe. Nous n’avons pu reconstruire son histoire que par bribes. Il ne fallait pas parler. Après l’arrestation des parents, les Allemands s’étaient présentés à l’école pour prendre Alain. La directrice, prévenue de ce qui se passait en ville, l’avait caché dans une classe qui n’était pas la sienne. Ce qui lui a permis de répondre aux Allemands qu’il n’était pas là. Les Allemands se sont adressés aux enfants qui ont désigné Alain. Nous avons quitté Albertville dans l’après-midi, en camion, et nous avons été emmenées en prison à la caserne Curial à Chambéry. Nous sommes toutes les trois dans une cellule préparée pour une personne, mais si heureuse d’être ensemble. Si l’on excepte la saleté, le froid, l’humidité et le manque de place, nous n’étions pas malheureuses dans cette prison de Chambéry, nous nous en sommes rendus compte plus tard. L’adjudication de la nourriture avait été attribuée à un restaurateur résistant qui faisait le maximum pour nous. Nous subissons un interrogatoire, le seul. Nous sommes restés peu de temps à Chambéry. Le 10 mars, convoyés par la Feldgendarmerie nous sommes emmenés à Drancy »]

A la chute de Vichy, les nouvelles autorités françaises abrogent, le 9 août 1944, toutes les lois instituant des divisions raciales et ordonne la destruction de tous les documents établis à partir des distinctions raciales. Elles proposent également le renouvellement de toutes les cartes d’identité et d’alimentation pour les personnes ayant dû les détruire ou changer d’identité pour se protéger des persécutions allemandes et du gouvernement de Vichy. Le gouvernement provisoire cherche, à travers les services de préfectures, à recueillir des témoignages concernant les déportés et les atrocités commises par les occupants. C’est dans cette circonstance que le témoignage de Simone Franck est établi au commissariat d’Albertville le 8 juin 1945, il est reproduit ci-dessous en complément de celui proposé ci-devant.

[Encart : J’ai été arrêté le 7 mars 1944 par la Gestapo ainsi que maman et ma sœur. Nous avons été conduites à la caserne Curial à Chambéry et mises en cellule. De là, nous avons été dirigées sur Drancy, où nous sommes restées trois semaines. Pendant notre séjour en France nous avons été traitées correctement. De Drancy nous avons été transportées à raison de 60 par wagon à bestiaux sur Auschwitz. Le voyage dura trois jours. A notre arrivée, une sélection fut faite entre hommes et femmes, entre forts et faibles. Ces derniers étaient envoyés à la chambre à gaz ; ce fut le cas pour maman. Ma sœur et moi avons été conduites au camp. Nos vêtements ont été changés ; nous avons été tondues et un numéro matricule nous fut tatoué sur le bras.

Nous avons été mises en quarantaine pendant un certains temps. Durant cinq mois nous avons cassé des cailloux sur des routes, de 6 heures du matin à 6 heures du soir. Le lever avait lieu à 3h30 du matin, l’appel quelques instants après. La nourriture se composait de soupe et de 300 grammes de pain par jour. A partir du mois de janvier 1945, la distribution devint très irrégulière. Ma sœur atteinte de dysenterie mourut au mois de juillet 1944. Chaque jour les gardiens SS désignaient le matin, à la sortie du block un certain nombre de personnes qui ne leur plaisaient pas pour une raison ou pour une autre. Ces dernières étaient mises dans un block à part, pendant deux ou trois jours en attendant d’être envoyées au four crématoire. Au mois d’août 1944, je fus affecté comme chimiste dans un laboratoire à Raisko. Les conditions de vie devinrent un peu meilleures. Je restais là jusqu’au mois de janvier 1945, époque à laquelle le camp d’Auschwitz fut évacué à la suite de l’avance Russe. 14 000 personnes, hommes et femmes prirent le chemin de l’ouest. Ceux qui ne pouvaient pas suivre étaient abattus purement et simplement par leurs gardiens. Nous avons ainsi parcouru 80 kilomètres, pendant trois jours et trois nuits. Ensuite nous avons été transportés à raison de 120 par wagon, à Ravensbruck. Je restais là trois semaines. De là, je fus dirigée sur Malkhoff dans le Nord de l’Allemagne, où je restais un mois et demi environ. Faute de nourriture, le jour de Pâques, nous avons été évacués sur Leipzig. Cette ville se trouvant dans la zone de bataille, nous en sommes repartis à pied et avons parcouru 50 de kilomètres sans rien manger. Le 15 avril 1945, avec six de mes compagnes, je pus m’évader de notre convoi et le 27 avril je rejoignis les lignes américaines.]

Romain Marechal