Les aliénés (Savoie)

 

Proposition de synthèse : Les aliénés (Savoie)

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Bibliographie :

  • Charles Dullin, Asile d’aliénés de Bassens – Etude historique, juridique et sociale, Chambéry, Impr. Chambérienne, 1937, 135 pages
  • Julien Boudant, Être malade mental à Bassens, de l’asile à l’hôpital psychiatrique, 1900-1970, mémoire d’histoire, Université de Savoie, 2000, 152 pages
  • Isabelle Von Bueltzingsloewen, L’hécatombe des fous : la famine dans les hôpitaux français sous l’occupation, Paris, Flammarion, 2007, 512 pages

Commentaire bibliographique : Parmi l’ensemble des travaux traitant du sujet a l’échelle nationale, et au-delà des diverses polémiques entourant la question des internés psychiatriques pendant la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage d’Isabelle Von Bueltzingloewen se distingue par sa rigueur scientifique. Cette publication est indéniablement la référence sur le sujet et c’est pourquoi la qualité de son raisonnement et la richesse de ses informations ont été repris pour structurer le texte proposé ici. Localement, seul le travail universitaire de Julien Boudant, présenté en 2000, offre une première approche intéressante de la question.

Texte :
L’explosion de la mortalité dans les hôpitaux psychiatriques pendant la Seconde Guerre mondiale n’est pas ignorée par les autorités publiques, qui, dès 1945 avancent le chiffre de 40 000 morts. Près d’un demi-siècle plus tard, dans son ouvrage référence, l’hécatombe des fous, publié en 2007, l’historienne Isabelle Von Bueltzingsloewen dénombre 45 000 morts. Entre ces deux dates, de nombreuses polémiques ont agité la question, certaines avançant même l’idée d’un génocide programmé par les autorités gouvernementales. Cette affirmation est pourtant loin de correspondre à une réalité historique construite de manière scientifique et rigoureuse.

Disons-le tout de suite, l’explosion de la mortalité dans les hôpitaux psychiatrique en France pendant la Seconde Guerre mondiale est la conséquence directe d’une sous-alimentation, autrement dit d’une mort par la faim. Il n’y a pas d’intention délibérée des autorités d’exterminer cette population, en revanche, elle est plus exposée que d’autres aux difficultés alimentaires. Et ce n’est pas la seule à souffrir des privations : les populations fragiles, c'est-à-dire, les enfants, les vieillards, les malades, les prisonniers,…, sont elles aussi des victimes indirectes de la guerre, touchées par les privations alimentaires. Cependant, ce sont les aliénés les plus lourdement atteints par ce phénomène qui les laisse doublement victimes. Car ils apparaissent la fois victimes d’une violence de guerre, par la privation de nourriture, et à la fois victimes d’une exclusion sociale. Effectivement, les internés des hôpitaux psychiatriques font aussi partie des exclus de la société, donc d’une catégorie de personnes particulièrement vulnérables face aux conséquences engendrées par la guerre, l’occupation, et la politique de collaboration. Coupés des autres, sans véritable lien social, les aliénés sont rapidement exposés aux difficultés, sans pouvoir palier aux manques et aux privations par des liens ou des soutiens extérieurs. Il est toutefois impossible de distinguer le nombre d’internés qui meurent directement de faim de ceux qui décèdent de maladie liées à une forte sous-alimentation. Dans leur rapport de l’année 1941, les médecins de l’hôpital de Bassens précisent bien que l’augmentation des décès, trois fois supérieur à la normale, a pour cause principale la misère physiologique, conséquence directe de la sous-alimentation, et l’augmentation entre autres de diverses maladies cardiaques, pulmonaires et intestinales, toutes entrainées par cette même sous-alimentation. Par contre, il est tout à fait envisageable d’évaluer la surmortalité dans ces hôpitaux.

Dans ces structures, le taux de mortalité est à l’échelle nationale de 8,1% avant-guerre, et passe rapidement à 12, 8% en 1940. On peut donc souligner une augmentation significative dès le début du conflit, laquelle s’accentue les années suivantes, avec des taux estimés à 23, 3% en 1941 et 24, 9% en 1942. Ce n’est qu’en 1943 qu’une baisse commence à se faire sentir, sans pour autant retrouver le niveau d’avant-guerre, et en conservant un niveau très élevé : 16,3% en 1943, de 15,5 % en 1944 et presque 10% en 1945.

Sur la centaine d’hôpitaux psychiatriques, présents sur le territoire métropolitain français en 1939, tous ne vont pas connaître ce phénomène avec la même ampleur. Certains comptabilisent des taux de surmortalité très élevés, d’autres plutôt faibles. La situation géographique de l’hôpital (que la zone soit occupée ou non, qu’elle soit agricole ou non), le statut (qu’il soit public ou privé), et la taille de l’hôpital voire les initiatives du personnel, l’importance des réquisitions sur le département,  et les aléas locaux, sont autant de facteurs, parmi d’autres, ayant une influence directe sur la nutrition des internés et donc de leur mortalité.

L’hôpital de Bassens fait partie des cinq hôpitaux psychiatriques autonomes en France, il ne dépend donc pas du Conseil général, contrairement aux asiles départementaux. Il accueille des malades de Savoie et de Haute-Savoie pour des durées plus ou moins longues, allant de quelques mois à plusieurs années, et ce, pour des raisons variées : psychoses, alcoolisme, démence, paralysie, épilepsie… Cet établissement connaît lui aussi une explosion du taux de mortalité de ses patients durant la Seconde Guerre. Il n’est que de 9% au sein de l’enceinte de l’établissement savoyard en 1940 pour 1271 malades internés. Il fait plus que doubler l’année suivante, passant à 25% en 1941 pour une population de 1247 malades et atteint un niveau bien supérieur à la moyenne nationale avec 31% en 1942 pour 987 malades. Une diminution des morts s’amorce à l’automne 1942, après une dernière envolée durant l’été : 34 morts en septembre et octobre 1942 pour 73 morts en juillet et août. Sur cette période, il y a donc 90 morts pour l’année 1939, 112 en 1940, 314 en 1941, 324 en 1942, 155 en 1943, 120 en 1944 et 62 en 1945.

Cette situation tragique est la conséquence directe des nombreuses difficultés d’approvisionnement rencontrées par les hôpitaux. Les évènements catastrophiques de 1940 engendrent effectivement une série de complication. Ainsi, les difficultés de transports, de livraisons, pour trouver des produits, et la hausse des prix, sont autant d’éléments explicatifs pour comprendre la situation tendue concernant le ravitaillement. De plus, le rationnement est rapidement imposé sur le territoire et la gestion des coupons de consommation engendre une difficulté supplémentaire pour les structures hospitalières. Le directeur de l’hôpital de Bassens, Emile Bargeon, exprime dans un rapport du 3 avril 1941 toutes les difficultés qu’il a pour se procurer de la viande et il précise que les tickets de rationnement ne suffisent pas à fournir les rations ou les calories nécessaires à la vie. Le problème de l’augmentation du prix de la viande est évoqué dès le mois de novembre 1940. Les Français pallient avec une grande difficulté leur besoin, incomplètement satisfait par les rations officielles. Mais les aliénés sont les plus démunis pour combler ce manque vital. Il en revient donc à l’économe de l’établissement d’organiser les compléments. Mais à l’automne 1941, le directeur signale au préfet de Savoie que l’établissement se trouve dans l’incapacité de se procurer certaines denrées comme le poisson, les tripes, les fèves, la semoule, le maïs, les poids chiches, la choucroute, les pruneaux... Il précise qu’un établissement de 1300 personnes ne peut compléter les carences, faute de moyen et faute de denrées disponibles. Il rappelle que pour les personnes de l’extérieur, il est toujours possible de compléter les rations allouées, trop réduites, mais que cela est impossible pour sa structure. Une livraison exceptionnelle de 2000 œufs en novembre 1941 semble ravir la direction de l’établissement alors que cela s’avère dérisoire par rapport aux besoins de l’hôpital. Le directeur souligne l’extrême gravité de la mortalité au sein de son établissement. La situation est tellement critique que la direction constate, au printemps 1942, que les internés mangent les feuilles des arbres. Dans d’autres hôpitaux, des rapports précisent que les écorces des arbres sont rongées par les malades. En plein pic de mortalité, à l’été 1942, le directeur déplore la mortalité grandissante dans son établissement et constate que les internées femmes, jusque-là un peu épargnées, sont désormais fortement touchées. Il ne voit pas comment cette atroce famine peut s’arrêter étant donné qu’aucune amélioration concernant le ravitaillement n’est à prévoir.

La présence des jardins au sein de l’asile représente pourtant un apport non négligeable. Des légumes et des fruits (abricots, cerises, poires, pommes) sont cultivés et récoltés. La vacherie et la porcherie permettent de se procurer du lait, du beurre et de la viande. Selon le rapport de la commission administrative, l’abattage des porcs et leur salaison constituent une réserve précieuse. Mais les internés sont souvent bien trop faibles pour pouvoir travailler efficacement dans ces champs, comme le signale dès le mois d’avril 1941, le directeur au préfet de Savoie. A cela, s’ajoute bien évidemment les difficultés pour se procurer des textiles (vêtements, couvertures) pour les malades et des combustibles pour chauffer l’établissement. Déjà lourdement diminués par la faim, les internés sont donc encore plus affaiblis par les difficultés pour lutter contre le froid. Le bilan des rapports médicaux pour l’année 1940 note que l’augmentation de mortalité chez les malades touche particulièrement les hommes, plus que les femmes, et que cela tient à la fois des restrictions alimentaires et des difficultés de chauffage. Selon le rapport médical de cette même année, les premiers touchés sont les tuberculeux et les malades de liaisons cérébrales.

Certains internés sont plus frappés que d’autres. Les vieillards, séniles, débiles et handicapés n’ont bien souvent aucune possibilité de trouver des moyens détournés pour palier à leur besoin, contrairement aux pensionnaires travailleurs. L’autre grande différence entre les internés s’établit entre ceux qui ont encore un lien social, tout particulièrement avec leur famille qui peut leur procurer des compléments alimentaires, et ceux, totalement coupés de la société. Le monde clos de l’hôpital de Bassens forme autant un monde inégalitaire, si ce n’est plus, que le monde extérieur. Et cela est d’autant plus frappant que ces inégalités se répercutent sur la capacité à se nourrir ou plutôt à survivre.

Un phénomène malheureusement déjà constaté à Bassens trente ans plus tôt à l’occasion du premier conflit mondial. Là aussi, une augmentation de la surmortalité est notée, conséquence d’une malnutrition : le taux de mortalité passe de 8% en 1913 à 17% en 1915. Mais une diminution se fait sentir dès 1916. Sans la comparer à l’hécatombe de la Seconde guerre mondiale, cette situation démontre bien que le même processus meurtrier se met à l’œuvre. 

L’hôpital de Bassens est donc lourdement touché. Il est bien démontré qu’il s’agit d’une véritable hécatombe, son taux de surmortalité dépassant la moyenne nationale. Au-delà du facteur conjoncturel lié au déficit de denrées, des raisons structurelles peuvent participer à expliquer cet état de fait. Le nombre d’internés par rapport aux places disponibles, les relations entre les internés et le personnel, la qualité et le nombre de ce dernier, et bien d’autres raisons sont à prendre en compte pour évaluer la situation.

La question du surnombre est la première qui nous vient à l’esprit mais reste difficile à appréhender et à estimer au regard des pratiques en place à l’époque. Néanmoins, quelques faits peuvent être avancés pour mieux cerner cet aspect. Le rapatriement de malades d’hôpitaux situés dans la zone occupée ou menacés par l’avancée des troupes militaires, et plus tard par les bombardements, peut expliquer une surpopulation au sein de l’hôpital. Malheureusement la structure de Bassens n’accueille des internés en provenance de Nice (243 femmes), et de Montpellier (69 hommes), qu’en juin 1944, c'est-à-dire après les grandes hécatombes des années précédentes, il devrait donc y avoir de la place et des vivres. Néanmoins, une lettre des transférés de Nice adressée au directeur révèle qu’ils se plaignent du manque de nourriture, particulièrement du pain et de farineux. En novembre 1944, une nouvelle lettre des femmes internées en provenance de Nice stipule au directeur les carences alimentaires auxquelles elles sont confrontées. Ainsi, le fait de ne pas dépasser le nombre d’internés présents en 1940 ne signifie pas que les conditions d’internement soient convenables. De plus, dans sa correspondance de septembre 1940, le directeur évoque le problème d’encombrement au sein de l’hôpital, révélé par le surpeuplement des locaux existants. Rappelons que dès 1913, l’asile recueille en son sein 813 malades pour 750 places. La surpopulation n’est donc pas un obstacle traditionnel à Bassens. De plus, à titre d’exemple représentatif, précisons qu’en 1939, 58 malades sont logés au château de Bressieux, dans un état pourtant considéré comme lamentable : 34 malades agricoles logent au dessus de la vacherie-porcherie dans des conditions d’hygiène déplorables, et le quartier des femmes agitées regroupe 74 malades dans une cour de 15 mètres sur 22. Les conditions d’existence pour une partie des internés semblent donc loin d’être optimum pour affronter des privations alimentaires.

De plus, dès le début des hostilités, l’hôpital rencontre un problème concernant son personnel, car plus de la moitié des infirmiers sont mobilisés : 65 sur 100 présents. Deux équipes d’infirmières sont alors recrutées pour palier à ce manque. Elles sont employées de façon indifférenciée du côté des femmes et des hommes. Traditionnellement, la séparation homme-femme au sein des hôpitaux psychiatriques est de mise. Cette situation prend fin dans le courant de l’année 1941 avec le retour du personnel d’origine. A cause des bouleversements dans les équipes dédiées à leur suivi, il existe des changements importants dans la prise en charge des malades. A la fin de l’année 1941 se dessine également un problème financier pour l’hôpital. Faute de ressources financières suffisantes, le directeur se trouve dans l’incapacité de payer l’ensemble du personnel et se voit obligé de procéder à des licenciements. Effectivement, avec l’augmentation de la mortalité on compte moins de malades donc moins de recettes et un personnel considéré en surnombre, au regard du taux d’encadrement jusque là pris en compte. L’année suivante, la direction de l’établissement licencie encore du personnel pour les mêmes raisons. L’hécatombe mortuaire de 1942 se répercute par la baisse du personnel conservé par l’établissement. Et pourtant, face aux difficultés importantes rencontrées par les malades, un personnel en nombre conséquent peut indéniablement participer à une meilleure prise en charge.

Autre fait aggravant, les conséquences de la politique de Vichy, avec en tout premier lieu le licenciement le 1er août 1940 de deux médecins étrangers. Cela fait partie de la politique lancée par le ministère du Travail visant à limiter le nombre de travailleurs étrangers sur le territoire. Si le directeur paraît être souple concernant la législation à l’encontre des juifs, il précise par exemple au préfet qu’il lui est impossible d’établir une liste de juifs au sein des internés. De même, l’économe de l’hôpital est muté et rétrogradé en 1941, en raison de la loi sur les fonctionnaires suspects de juillet 1940. Le poste reste vacant pendant plusieurs mois au cours de l’année 1941. Situation dommageable pour l’établissement, et surtout pour les internés, car le rôle de l’économe demeure fondamental pour le bon fonctionnement d’un établissement, tout particulièrement le ravitaillement.

Enfin, le professionnalisme du personnel est remis en cause à plusieurs reprises. La question des repas est centrale. Une partie d’entre eux est pris à l’intérieur de l’enceinte. On peut alors admettre, que dans la gestion, une séparation stricte de la nourriture destinée aux malades et aux employées connaisse quelques ratés, ou plutôt, que les carences rencontrées par la population poussent certains membres de l’établissement à palier à leurs besoins, et à ceux de leur famille, en ponctionnant directement dans les denrées attribués aux internés. N’oublions pas que le nombre de personnes travaillant dans l’enceinte de l’établissement, et donc susceptible d’y prendre ses repas, est loin d’être négligeable. En 1937, l’établissement accueille un directeur, un receveur, un économe, un secrétaire, un commis de direction, deux commis de l’économat, deux médecins chefs (homme et femme), deux internes, un pharmacien, deux infirmiers, 37 sœurs de la charité et leur supérieure, un aumônier logé dans une dépendance de l’asile, un surveillant-infirmier, un sous surveillant-infirmier, 33 infirmiers titulaires, 62 infirmiers auxiliaires, 49 infirmières, ainsi que du personnel ouvrier estimé à une petite trentaine de personnes. Le vol de nourriture est constaté par la direction dans le courant de l’année 1942. Il concerne des malades qui tentent de répondre à des besoins vitaux par un moyen détourné, ce qui n’est pas surprenant contenue de l’effroyable situation dans laquelle ils se trouvent. Mais ces vols concernent également des membres du personnel. En août 1942, un infirmier est même révoqué pour avoir détourné à son profit des denrées destinées aux internés. D’autres infirmiers seront surpris de vols de bijoux et autres biens. Là encore, le directeur réagit avec force. Une lettre de malades du pavillon Fodéré dénonce le fait que les sœurs se nourrissent, selon eux, sur le compte des malades. Il est difficile de juger de la probité de cette dernière dénonciation qui n’apparait toutefois pas fantaisiste pour autant. Ce type d’acte, le directeur en fait également le constat concernant la production interne de l’établissement. Au sujet de la production réalisée dans les jardins, il mentionne, en juillet 1942, des vols de nourriture par des malades tout en précisant que ces vols sont aussi commis par des membres du personnel. Il réagit avec fermeté,  interdit aux malades d’être seul dans les cultures de l’établissement, et impose au personnel de rester sous la surveillance de leur chef d’équipe.

Concernant le cas de Bassens, la situation est donc aggravée par le défaut de qualification et de professionnalisme d’une partie du personnel et une mauvaise gestion de l’hôpital. C’est d’ailleurs le bilan que le docteur Leconte établit lorsqu’il prend en main l’établissement quelques temps après la fin de la guerre. Dans un constat amer, Leconte précise qu’il arrive à la tête d’un service dans un état incroyable et vraisemblablement unique en France où règne l’indiscipline, l’inculture, le rudoiement des malades et le manque d’hygiène. Il est donc concevable de se poser cette question : est-ce que certains internés ne seraient pas mieux dehors que dedans. Ce sont les internés eux-mêmes qui en donnent une première réponse, car sans surprise, on constate une augmentation significative des évasions dans le courant de l’été 1942, lors du pic de mortalité. Au moment de leur arrestation, les malades expliquent aux gendarmes que la faim les pousse à s’enfuir. Dans une lettre de juillet 1942, un groupe de malades du pavillon Fodéré rappelle au directeur combien il est facile de constater l’augmentation de décès en 1941 et 1942 et de s’apercevoir que la plupart sont morts de faim. Ce groupe de malades rappelle « que lorsque le ravitaillement est difficile et que l’on ne peut subvenir à la nourriture des internés on ne garde pas les hommes raisonnables qui peuvent gagner leur vie dehors et manger à leur faim ». Ils écrivent même « dans cet établissement je crois que vous préférez voir mourir de faim des hommes raisonnables que de les voir sortir… » et d’ajoutent « les légumes ne sont pas lavés ni nettoyés on y trouve des chenilles, des limaçons et des pierres, il n’y a pas de différence avec les porcs ». Il semble que les reproches des malades soient réguliers : en mai 1941, les travailleurs du pavillon Amédée IX se plaignent également au médecin-chef de la quantité de nourriture. Seulement, cette volonté de pousser les malades dehors est prônée par les médecins eux-mêmes. Ils tentent effectivement de limiter les internements, ne prenant pas certains malades en charge, considérant que les restrictions au sein de l’hôpital entraineraient une mort lente par cachexie pour une partie d’entre eux. De même, ils déconseillent à certaines familles de placer les alcooliques sévères à l’hôpital alors qu’ils représentent une part non négligeable des internés avant guerre.

Le corps médical n’est donc pas passif face à la situation. Si les internés tentent par tous les moyens de mettre en place des petites stratégies leur permettant de survivre, les médecins eux-aussi, et la direction en tête, ne sont pas inactifs face à cette effroyable situation. A Bassens, le directeur se montre très offensif dans la lutte contre la sous-alimentation, ce qui n’est pas le cas partout. C’est dans ce cadre qu’il s’efforce de faire pression auprès des services de préfecture pour obtenir des améliorations des services de ravitaillement et de l’intendance. Il écrit de nombreux courriers au préfet du département pour alerter les autorités sur la situation critique qui se développe dans l’enceinte de l’hôpital de Bassens. Dans une lettre notamment, du 3 avril 1941, il rappelle d’abord qu’il a porté aux connaissances des autorités préfectorales les problèmes dès qu’ils sont survenus, et ce, par l’envoi d’un tout premier rapport au mois de septembre 1940. Il précise ensuite que plusieurs rapports successifs ont spécifié l’aggravation des problèmes de ravitaillement. Enfin, il termine en évoquant une situation relevant un caractère alarmant, le tout accompagné des constations du docteur Burle (médecin chef du service des hommes de 1914 à 1946) et des précisions concernant l’augmentation de la mortalité, chiffre à l’appui.

Tous les moyens sont bons pour faire pression sur les autorités : il s’agit d’atteindre différentes commissions et inspecteurs pour montrer ou démontrer l’horreur et débloquer des moyens. Mais à Bassens, les visites répétées de l’inspecteur départemental de la santé dans le courant du mois d’avril 1941 (à la demande de la direction de l’établissement) n’engendre aucune amélioration du ravitaillement. Quelques mois après, le constat est toujours aussi amer pour le directeur qui proteste et s’indigne avec véhémence de la situation des malades de Bassens tout en précisant au préfet qu’au mois de juin 1941 des pommes de terre ont été distribuées à la population chambérienne ainsi qu’aux hospices mais pas pour ses internés.

Devant le problème, et avec leur faible marge de manœuvre, les préfets, soumis eux aussi à des directives et des restrictions pour un marché de plus en plus restreint, se tournent alors vers leur instance supérieure. Ainsi, dès le mois de février 1941, le préfet de Savoie réclame du pain supplémentaire pour les internés de Bassens. Quelques jours plus tard, le secrétaire d’Etat au Ravitaillement mentionne que le manque de denrées se fait sentir pour tous et qu’il n’existe aucune raison pour que les aliénés bénéficient d’un régime de faveur. Fin avril 1941, le préfet de Savoie s’adresse au directeur régional de la santé et de l’assistance. Dans son courrier, il précise que la situation des restrictions de l’approvisionnement ne lui permet pas d’améliorer l’apport alimentaire des aliénés de Bassens tant quantitativement que qualitativement, et qu’il ne peut envoyer des denrées supplémentaires que de façon exceptionnelle. Les autorités régionales se tournent elles aussi vers les autorités supérieures, à savoir le secrétaire d’Etat à la Famille et la Santé. Elles accompagnent l’un de leurs courriers du rapport de l’inspecteur de la santé du département de Savoie, en rappelant l’augmentation de la mortalité et l’impossibilité pour les autorités locales de palier au manque de nourriture. Les clefs sont donc dans les mains du gouvernement à Vichy.

Le gouvernement ne reste pas silencieux face à cette question. Une première circulaire en date du 24 février 1941, adressée aux préfets, leur demande d’enquêter sur les incidents dans les hôpitaux psychiatriques. Cette première réaction répond notamment aux premières remontées des services de préfecture. Ainsi, le préfet de Savoie avait envoyé au secrétaire d’Etat, à la mi-février, un rapport concernant la situation critique du ravitaillement pour l’établissement de Bassens, lettre du directeur à l’appui. Mais tous les rapports de préfets ne font pas état du problème concernant les hôpitaux d’aliénés, cela à pour conséquence de pas clarifier la situation pour le gouvernement. De plus, les préfets ont tout de même la possibilité d’allouer des suppléments alimentaires dans le cadre des circulaires de septembre et décembre 1940 concernant les personnes hospitalisées (tout type d’hôpitaux). Ainsi, les médecins de Bassens ont pu, par l’intermédiaire des circulaires, faire bénéficier certains malades d’une augmentation de leur ration alimentaire. C’est ce que constate d’ailleurs l’inspecteur départemental de la santé dans son rapport de mai 1941, précisant que 194 aliénés ont un régime de suralimentation en conséquence de leur état d’anémie particulièrement grave. Mais ces circulaires sont extrêmement restrictives et pointilleuses. De ce fait, ce n’est qu’entre 15% et 20% des internés de Bassens qui profitent de cette situation.

En mars 1942, le secrétaire d’Etat à la Famille et à la Santé renouvelle sa position en rappelant que la rareté des denrées ne permet pas d’offrir à ces malades des rations supplémentaires. Néanmoins, le problème n’est pas ignoré car il engage les directeurs régionaux à mettre un terme aux dysfonctionnements qui ont pu être relevés et donc de veiller, par exemple, à ce que les tickets de rationnement présentés par les hôpitaux soient bien honorés, à ce que les produits soient bien destinés aux malades, à des inspections dans les services au moment des repas pour en surveiller la distribution, et à favoriser l’exploitation des jardins. Mais tout cela ne répond pas à la situation dramatique et le directeur de Bassens ne peut que signifier, en août 1942, que des cas atroces de famine persistent dans son établissement.

Une circulaire de décembre 1942 change complètement la donne. Elle émane du même ministère mais elle est le fruit de Max Bonnafous, nouveau ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement. Cet ancien socialiste se soucie également du sort des détenus dans les prisons. Sensibilisé à la question par sa femme, médecin des hôpitaux psychiatrique et par son beau-père, médecin-chef dans un hôpital psychiatrique, il est également alerté par le rapport de Lucie Randoin qui mène une enquête concernant la mortalité dans les asiles d’aliénés en juillet 1942 à l’hôpital Sainte-Anne. Ainsi, cette circulaire permet d’offrir un supplément alimentaire à l’ensemble des internés de ces hôpitaux. A cela s’ajoute l’obtention d’un régime de suralimentation pour 25% d’entre eux. Ces mesures permettent de diminuer les cas les plus graves, tout en améliorant globalement l’existence des internés. Loin d’être satisfaisantes, car la situation reste très inquiétante, ces dispositions permettent de rendre les circonstances moins tragiques. Effectivement, la courbe de surmortalité baisse, mais nous ferrons remarquer qu’elle ne revient pas à des taux d’avant guerre. Dans des hôpitaux, notamment celui de Bassens, des internés meurt encore des conséquences de la sous alimentation.  

En 1944, le directeur envoie encore des rapports. Et le président de la commission administrative effectue des démarches personnelles pour signaler aux autorités la situation tendue de l’établissement concernant la question du ravitaillement. Ils signalent notamment la quasi disparition de leur réserve alors que les évènements (débarquement anglo-américain) font craindre de nombreux problèmes de transport. Ainsi, le directeur régional de la Santé accorde à l’établissement des attributions exceptionnelles.

Après-guerre, une volonté de refonte et de réforme du système des hôpitaux psychiatriques parcourt l’ensemble du territoire. A Bassens, cela se fera sous l’impulsion du docteur Leconte qui arrive en juin 1947.

 

Romain Marechal