Le voyage du maréchal Pétain
Proposition de synthèse : Le voyage du maréchal Pétain
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Sources imprimées et visuelles :
- Emile Gaillard, Le voyage du Maréchal Pétain en Savoie : 22, 23 septembre 1941, Paris, Légion Française des Combattants. Savoie, 1941, 56 pages
- Bibliothèque de documentation internationale contemporaine. Fonds Pétain. Voyage en Savoie.
Bibliographie :
- Jean-William Dereymez, « Le Maréchal en son royaume : Les voyages du chef de l’Etat français (septembre 1940-octobre 1942) », In Un cérémonial politique : les voyages officiels des chefs d’Etat, L’Harmattan, 1998, p. 243 – 269
- Yves Bravard, La Savoie 1940-1944. La vie quotidienne au temps de Vichy, Chambéry, SSHA, 1993, 63 pages
- Nicolas Mariot, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, 2006, 351 pages
Commentaire bibliographique : La bibliographie consacrée au régime de Vichy est conséquente, quelques indications sont fournies en fin de volume. Nous soulignerons tout particulièrement les ouvrages d’Henry Rousso et de Jean-Pierre Azéma. Néanmoins, dans cette multitude, les passages consacrés à une véritable analyse des voyages du Maréchal sont souvent insignifiants voire absents. Dans le cadre d’un article, Jean-William Dereymez esquisse les débuts d’une étude du sujet. Localement, la visite du Maréchal est régulièrement évoquée et détaillée dans les parutions, sans pour autant être analysé comme objet historique à part entière.
Texte :
Entre septembre 1940 et novembre 1942, le chef de l’État français entreprend une première série de voyages. Il en réalise une trentaine dans plus de 50 villes, toutes en zone dite libre. Si des déplacements ont effectivement lieu après 1942, ils changent quelque peu de nature et de sens, étant donné la présence de l’occupant sur l’ensemble du territoire. Ils constituent une deuxième série de voyage. Ce n’est qu’en 1944 que le Maréchal voyage dans la zone nord, tout particulièrement à Paris le 26 avril. Ce passage devient le symbole d’une ultime tentative pour sauver ce qu’il subsiste du régime, en terme de légitimité, et ce, auprès des populations françaises soumises à l’occupation étrangère, aux multiples privations et aux bombardements alliés. La venue du chef de l’État au cœur des départements savoyards est donc orchestrée dans le cadre de la première série de voyage, avant l’occupation totale du territoire par les troupes allemandes et italiennes. Le Maréchal parcourt une partie de la Savoie et de la Haute-Savoie les 22 et 23 septembre 1941.
Le voyage du représentant de l’État se transforme en un véritable rituel politique, sans être pour autant une innovation de ce nouveau régime. Les présidents de la Troisième République en effectuaient déjà, organisés sur le modèle des visites royales de la première moitié du XIXe siècle, elles-mêmes calquées en grande partie sur celles de l’Ancien Régime. Ce n’est donc pas un hasard si le parcours emprunté par le Maréchal correspond globalement à celui emprunté par les souverains sardes au siècle précédent. Des étapes essentiellement urbaines ponctuent ces visites, les plus longues haltes se concentrant autour des agglomérations les plus importantes. Pétain utilise pour ses déplacements, de ville en ville, le wagon spécial des présidents du régime précédent qu’il fait venir de la zone occupée.
Philippe Pétain et son cortège, il ne voyage pas seul, mais généralement accompagné du chef du gouvernement François Darlan et du ministre de l’Intérieur Pierre Pucheu, arrivent le 22 septembre par la Maurienne. Le chef de l’Etat est reçu le matin à Saint-Jean, le programme ne prévoyant qu’un arrêt d’une demi-heure afin de laisser repartir le cortège immédiatement en direction de Chambéry. Il demeure une grande partie de la journée dans l’ancienne capitale ducale, de 9h30 à 16h30, avant de se diriger en direction d’Albertville. Ce trajet est marqué par de très courts arrêts destinés à saluer les autorités des principaux bourgs traversés. Alors que son passage à Albertville se concentre en une demi-heure, il reste plus d’une heure aux aciéries d’Ugine. Après avoir fait une halte près de Sévrier pour la nuit, le Maréchal passe une grande partie de la journée du 23 septembre dans le département de Haute-Savoie. Son cortège marque un arrêt prolongé à Annecy, de 9h30 à 15h30, avant de repartir en direction des villes de Cran, d’Alby-sur-Chéran, de Rumilly et d’Aix-les-Bains, marquant en ces lieux de petites pauses (15 minutes seulement à Rumilly).
Les décorations, notamment les symboles du régime, ornent amplement les villes, toutes ces parures, privées et publiques, se mêlent les unes aux autres, avec une dominante de couleurs tricolores. Des guirlandes de verdures, des oriflammes, des drapeaux, des girandoles, de multiples portraits du Maréchal, des écussons tricolores frappés du casque gaulois (la Légion) et bien d’autres ornements recouvrent les lieux visités. La ville se personnifie pour l’arrivée du représentant de l’Etat. Le vocabulaire employé ne manque pas de souligner cet aspect, « tel que la ville s’est parée, elle a fait sa plus subtile toilette, à la manière des femmes qui sont vraiment très belles, elle triomphe sans jamais combattre ».
Le voyage du Maréchal est rapide. Il part de Vichy en train le 21 et quitte la Savoie le 23 au soir. Ses déplacements se font généralement en train, les excursions en voiture se limitant aux traversées urbaines. L’importance de ces tournées repose sur un but : montrer le chef de l’Etat, celui là même qui personnifie le nouveau régime, et entreprendre à travers la propagande officielle la conquête des esprits. En effet, le voyage présidentiel d’hier est réutilisé par le nouveau régime, redéfinissant alors un rite destiné à répondre aux besoins de la propagande afin de promouvoir un message politique. Il s’agit donc d’une manifestation protocolaire structurée selon un décorum précis et que l’on retrouve presque à l’identique à chaque traversée de ville. A savoir, le défilé militaire, une halte au monument aux morts, un discours, et une rencontre avec les autorités civiles et religieuses. Le passage à Chambéry illustre parfaitement cette mécanique bien huilée.
Arrivé à la gare de Chambéry, le Maréchal passe les troupes en revue (le 159ème régiment d’infanterie). Il se rend ensuite en voiture au monument aux morts pour y déposer une gerbe de fleurs. C’est au tour du 13èmebataillon de chasseurs de défiler, suivi par la garde mobile à cheval. Ensuite, les troupes d’artillerie coloniale, récemment rentrées de Syrie, forment une haie d’honneur. Le cortège emprunte un itinéraire précis pour se rendre à l’hôtel de ville. Là, le Maréchal rencontre les autorités municipales et prononce un discours, avant de prendre un bain de foule. Le cortège remonte ensuite l’avenue de Boigne pour rejoindre le château ducal, siège de la préfecture de Savoie, le 2ème régiment d’artillerie formant la haie d’honneur. Il monte la rampe d’accès au château à pied, où se tiennent de part et d’autre des enfants des écoles. Quelques représentants de la paysannerie savoyarde font une offrande composée de produits locaux au Maréchal. Il arrive enfin sur la place de la préfecture entre le château et la Sainte Chapelle : c’est ici que les différents groupes de jeunesses l’attendent pour l’ovationner. Sur le parvis de l’église, l’archevêque de Chambéry, les évêques de Maurienne et de Tarentaise, ainsi que les membres du clergé l’attendent et un discours de Monseigneur Durieux précède une petite cérémonie religieuse. Le Maréchal traverse alors la place pour saluer les différents corps constitués : les magistrats, les avocats, les notaires, les chefs de service, des personnalités économiques et culturelles, les enseignants, les huissiers, les académiciens de Savoie, les universitaires, les représentants de la chambre des métiers,…Il part ensuite déjeuner dans l’intimité et, après un temps de repos, repart de la ville.
Tous les médias demeurent au service du régime, c’est pourquoi le haut-commissariat à la propagande française se trouve placé directement sous la tutelle du Maréchal. Les voyages filmés et montés sous forme de petits reportages par les actualités cinématographiques seront diffusés, notamment dans les cinémas en avant-première des différents films. L’image du chef de l’Etat, présentée à l’occasion de ces visites, offre aux spectateurs une représentation travaillée par les services de communication. La propagande gouvernementale fonctionne pleinement. Certes, ces visites sont l’occasion de rencontrer les populations, une manière de souder le peuple à son chef, mais elles s’avèrent aussi des évènements politiques travaillés par les services de propagande dans le but de montrer au plus grand nombre l’image souhaitée du nouveau régime et de la France. La radio officielle relaye également en temps réel une partie de la visite. Ces voyages donnent lieu également à des publications. Le voyage en Savoie est ainsi retranscrit sous forme écrite, imprimée par la Légion française des combattants de Savoie. C’est le commandant Emile Gaillard qui se charge de la rédaction. C’est une manière de faire vivre le voyage à ceux qui n’ont pu y assister mais surtout de réordonner ce moment et en offrir une vision idéalisée, gravée dans le marbre. Cela est d’autant plus facile que la pluralité des médias n’existe plus, seule la parole officielle donne à voir et à lire cet évènement. Au-delà des différentes étapes relatées, parfois dans les détails, il s’agit d’une relecture des évènements permettant de glorifier le régime, le Maréchal, et la personne de Pétain elle-même, dans une optique du culte de la personnalité.
Le premier objectif se résume finalement à travailler l’image du chef de l’État. Les louanges et autres adulations autour de sa personne ne manquent pas. Il est systématiquement expliqué que le Maréchal analyse les choses avec rapidité et efficacité, qu’il conseille les officiels et les particuliers avec la même aisance. Bref, le Maréchal est présenté comme un être exceptionnel, le seul étant à même de diriger la France. C’est le guide rentrant en contact avec la population, en allant au-devant d’elle, mais aussi en lui parlant. Effectivement, des discours officiels à la gloire du régime, donnés sur une estrade devant des milliers de personnes rassemblées, marquent les grandes étapes. Leur compte-rendu procure au régime, là encore, le moyen de louer sa politique. La retranscription officielle rapporte aussi les mots échangés par le chef de l’Etat avec quelques individus : d’où le contrôle de la parole par la censure, qui la remodèle et sûrement la réinvente, ce verbiage doit uniquement glorifier l’esprit du Maréchal. Toutes ses prises de paroles étant soulignées comme étant alertes, pleines de simplicités et d’humour.
La propagande est un vecteur tellement primordial que même les conditions météorologiques ne peuvent aller à l’encontre du chef de l’État. Le culte de sa personne est en marche. Ainsi, lors de son arrivée à Saint-Jean-de-Maurienne, au moment où il se présente devant le monument aux morts, le rédacteur relate qu’à cet instant précis les premiers rayons du soleil chassent les brumes et illuminent les sommets. Il mentionne également une femme qui s’écrie « Voyez ! Il apporte la clarté ! ». Le journal le Petit Dauphinois souligne également le lien entre le Maréchal et les forces de la nature en spécifiant lors de la visite d’Annecy que « Le lac est d’un bleu très doux et le soleil, un magnifique soleil de Maréchal, brille au zénith […] ».
Cette reconstruction du récit de la visite passe également par des ajouts fictionnels. A Saint-Jean-de-Maurienne, à l’occasion d’un bain de foule, on raconte encore qu’une vieille du pays s’inquiète qu’un « étranger » puisse se mêler à la foule et atteindre à la vie du Maréchal. Une autre lui répond qu’un tel geste ne peut avoir lieu car la personne serait écharpée bien avant d’avoir pu réaliser son dessein. A l’auteur de conclure que « le Maréchal est bien gardé par tous ces humbles, dont il est le bien précieux ».
A de nombreuses occasions, la supposée jeunesse et fraîcheur du Maréchal est mise en avant. Des commentaires imaginaires sont ainsi reportés, du type : « Comme il est jeune, avez-vous vu ? Il n’a pas une ride ! » ou « Il a des réflexes de vingt ans ». On raconte aussi que lors de l’arrivée du Maréchal en gare d’Aix-les-Bains, celui-ci se tient debout dans le wagon lorsque le train freine brutalement. Le texte précise alors qu’il vacille à peine et descend finalement les trois marches sans sa canne « avec une facilité et une aisance qui surprennent tous les assistants ». De même, à la fin de la première journée, la retranscription rappelle que le Maréchal demeure toujours aussi alerte et disponible, malgré une journée épuisante. On parle de miracle ! Plus que la personnification du régime, c’est le culte de la personne que la propagande met en exergue. Après de long passage élogieux voire mielleux, le maire de la cité albertvilloise conclut son rapport officiel en des termes explicites « Oui, cet homme est le miracle de la France ».
Ces visites participent donc clairement à renforcer l’image du chef de l’Etat en l’érigeant comme l’homme providentiel, incarnant la nation. Il est le sauveur qui a fait don de sa personne pour le pays comme se plaît à rappeler Monseigneur Durieux à Chambéry « le sauveur et le père de la patrie, le chef aimé et respecté qui, pour atténuer le malheur de la France, lui a fait don de sa personne ». Les bains de foules régulièrement pris par le chef de l’État symbolisent à eux seuls le don de sa personne, de son corps.
Le régime de Vichy s’incarne dans sa personne, lorsqu’il se donne à voir il donne à voir le régime. Le cortège du Maréchal prend une voiture découverte, comme le faisaient les rois en utilisant un carrosse ouvert pour être vu du plus grand nombre. Les comptes rendus de la presse insistent sur le contact entre le chef de l’Etat et la population. On insiste sur les bains de foule pris par le Maréchal lors des étapes urbaines, et sur la présence de nombreuses personnes le long des routes. Notons encore un détail, les rues empruntées par le cortège sont régulièrement décrites comme bondées et dégageant de vibrant applaudissement. Les rapports préfectoraux confirment d’ailleurs que l’image du chef de l’Etat reste très positive pour une bonne partie de la population savoyarde jusqu’en 1941.
Après la mise en valeur du chef, le deuxième objectif consiste à mettre en avant les forces sociales incarnant la Révolution nationale promue par le gouvernement.
A commencer par l’Église. L’autel et le pouvoir se retrouvent en 1940, trente-cinq ans après la loi de 1905. Le régime de Vichy entend faire de l’Église catholique l’un des piliers du renouveau français. Pour une partie du clergé, c’est l’occasion de se venger de cette République encore honnie, responsable de la loi de séparation des Églises et de l’État, emblème de la laïcisation de la société. Dans sa lettre pastorale de mars 1940, Mgr Durieux, archevêque de Chambéry se félicite de la volonté du Maréchal d’assainir et de reconstruire le pays, les premiers visées sont les juifs, les francs-maçons et les communistes : « La révision des naturalisations, la loi sur l’accès à certaines professions, la dissolution des Sociétés secrètes, la recherche des responsabilités de notre désastre, la répression de l’alcoolisme, la création de la Légion des combattants et du Conseil national, de multiples lois et décrets concernant les menées communistes, l’exercice des professions libérales, l’administration des départements […], la formation de la jeunesse […] ». Le Maréchal ne manque pas de se montrer auprès des dignitaires religieux et de s’entretenir un moment dans les cathédrales. C’est le cas à Chambéry où l’ensemble du corps ecclésiastique l’attend devant la Sainte-Chapelle, et à Saint-Jean de Maurienne où il rencontre l’évêque à l’intérieur de la cathédrale. Il y reste un moment seul, dans la salle réservée au chef de l’État. Les autorités civiles et religieuses sont toutes les deux systématiquement saluées par le Maréchal. Lors de petits arrêts, comme à Montmélian, le chef de l’État rencontre à la fois le maire et le curé de la ville. Il ne peut manquer de se rendre à la Visitation dans la cité annécienne pour se recueillir auprès des catafalques de François de Sales et Jeanne de Chantal. A l’occasion du dîner de gala donné à la préfecture d’Annecy, les autorités religieuses trouvent leur place au côté des autorités civiles et militaires. A Chambéry, l’archevêque Durieux s’empresse de glorifier le Maréchal et de défendre les décisions prises par le régime. C’est lui qui salue le choix de l’armistice, celui-ci ayant protégé, selon lui, de tant de souffrances et de destructions, en précisant que le pays se donne entièrement à la personne du Maréchal. Le lien entre l’autel et le nouveau régime est régulièrement rappeler « Et c’est pour vous aider que dans toutes les églises on a lu la Déclaration des cardinaux et archevêques de France qui affirme notre sincère et complet loyalisme » et de conclure son discours avec « Que dieu vous bénisse, pour l’œuvre déjà accomplie ! Qu’il vous inspire et vous assiste pour les travaux à venir ! Qu’il vous garde pour le bonheur et le salut de la France ! ».
L’autre institution centrale dans la pensée du régime est l’armée. Le régime est lui-même dirigé par un militaire, et l’amiral Darlan, l’un de ses premiers ministres, n’est-il pas lui aussi un homme de l’armée ? L’institution devient donc bien l’un des piliers du régime. Un certain nombre d’officiers se positionnent effectivement à travers des pensées maurassiennes ou plus simplement conservatrices, voire réactionnaires. Systématiquement mise en avant lors des visites du Maréchal, elle assure les haies d’honneur, assume en parti le service d’ordre le long des avenues empruntées par le cortège, et plusieurs défilés lui sont dédiés. Ainsi, dès son arrivée à Chambéry et à Annecy, la troupe défile devant le Maréchal. L’homme de 14-18, héros de guerre, de la France, symbole du sacrifice de millions de Français, rempli du devoir, ô combien symbolique, de se rendre de façon presque systématique devant le monument au mort de chaque villes visitées. L’image du Maréchal est donc travaillée pleinement par les services de propagande autour du vainqueur de Verdun et du sauveur de la nation. Dans le protocole établi, c’est d’ailleurs souvent la première des cérémonies, moment choisi généralement pour entonner la Marseillaise, rassembler les hommes de troupe, voire d’y effectuer des défilés. La cérémonie devant le monument aux morts devient l’élément central lorsque l’arrêt est de très courte durée, comme à Rumilly.
En relation avec l’institution militaire, les anciens combattants représentent également un pilier fort du régime de Vichy. La légion est l’incarnation du Maréchalisme par excellence : fusion des anciennes associations de combattants, elle compte jusqu’à 1,5 millions de légionnaires. Le poids démographique des anciens combattants se révèle très important dans la France des années trente. Ils représentent près de 40% des hommes de plus de 20 ans. Pour autant, tous les anciens combattants de la Première Guerre mondiale ne rejoignent pas l’institution, soit parce qu’ils ne faisaient pas parti d’une des associations, soit parce qu’ils partent au moment de la fusion de celles-ci. Portant les valeurs du régime, la Légion en devient l’instrument : une sorte d’outil de maintien de l’ordre et de diffusion de la pensée du Maréchal. Fondée à l’été 1940, elle compte en Savoie autour de 25 000 légionnaires (1941), chiffre dépassé en Haute-Savoie dès la fin de l’année 1940. Ils sont au cœur des défilés et organisent des manifestations diverses pour entretenir la ferveur d’une France victorieuse. Chaque légionnaire est lié au chef de la Légion, le Maréchal, par un serment. Le chef de la Légion en Savoie comme en Haute-Savoie, car elle est organisée par province, est le marquis Costa de Beauregard, tandis qu’Antonin Vergain occupe la fonction de représentant départemental pour la Haute-Savoie. Au moment de la visite du chef de l’Etat, la Légion n’a pas encore ouvert ses rangs au non-combattant de 14-18. Seule la structure « les Amis de la légion » est créée afin d’intégrer les plus jeunes. Ce n’est qu’à partir de novembre 1941 que le régime institue la Légion Française des Combattants et des Volontaires de la Révolution Nationale, pour permettre aux individus voulant promouvoir les idées du régime, et se mettre à son service, de le faire sans pour autant être des anciens combattants. Pourtant, dès l’automne 1941, différentes critiques surgissent déjà vis-à-vis de cette institution, comme le soulignent les rapports préfectoraux savoyards. Plus tard, la Légion donne naissance à diverses formations comme le SOL, la Milice et la Franc-garde. En Haute-Savoie, le Service d’Ordre de la Légion est présent dès l’été 1941, deuxième créé après celui de Nice dans les Alpes-Maritimes, fief de Darnand. Gaston Jacquemin en prend la tête et présente la nouvelle formation au Maréchal lors du défilé sur la route d’Albigny le 23 septembre.
A l’occasion de la visite du Maréchal, la Légion est au cœur de cette manifestation, assurant le maintien de l’ordre et le succès populaire par sa présence massive dans les rassemblements. On comptabilise 3 500 légionnaires à Saint-Jean-de-Maurienne, plusieurs dizaines de milliers viennent de toute la Haute-Savoie, se rassemblant alors devant le Maréchal sur le Pâquier. La Légion fait masse sur les places des cités, renforçant ainsi l’impression d’une foule immense, et rehausse l’idée d’une adhésion collective au régime, incarné par la personne du Maréchal. La Légion assure la sécurité à l’abord du trajet, lors des rassemblements mais également dans des lieux plus singuliers. A Ugine, elle occupe les locaux de l’aciérie pour en assurer le service d’ordre. Le président de la Légion, Costa de Beauregard, s’adresse au Maréchal en ces termes depuis la tribune de Chambéry : « Ayant aujourd’hui l’insigne honneur de vous présenter mes légionnaires sur leur sol, dans la plénitude du devoir militaire accompli […]. L’effort étant la loi de la montagne, leurs croyances religieuses les incitant à avoir des enfants […] se trouvent aujourd’hui à l’avant-garde de ceux qui, répondant à votre appel, sont prêts à travailler, à peupler les berceaux, à servir le pays. […] Aussi avons-nous voulu, Monsieur le Maréchal, que les femmes de nos hautes vallées, héritières de nos grandes traditions, comme elles le sont des costumes du pays […] ». Force du régime, suppléant au choix d’un parti unique, la Légion remplit son rôle de représentant du pouvoir en place, et dans son discours, Costa de Beauregard reprend les valeurs pétainistes : l’armée, la famille, le travail et le régionalisme.
Lors des visites du Maréchal, cette Révolution nationale promue par les forces de « granites », l’armée, l’Église et les anciens combattants, et également symbolisée par les représentants de « l’ordre nouveau ». A savoir : la jeunesse, la famille, le monde du travail (en particulier celui des campagnes), et le renouveau des provinces représenté par le folklore traditionaliste.
Lors des étapes, la présence de jeunes gens en groupe est systématique saluée par le Maréchal, peu après les légionnaires : pour exemples, à Chambéry les groupes des jeunesses catholiques, à Albertville de jeunes enfants et à Ugine de jeunes filles se distinguent. A Ugine, on précise que 2000 jeunes se tiennent aux abords de la route menant de l’usine jusqu’à la gare pour acclamer le Maréchal. Peu importe le dispositif, l’objectif reste toujours le même, glorifier la jeunesse de la France de Pétain, et promouvoir le régime à travers l’adhésion supposée de la jeunesse au Maréchal. Une partie de celle-ci se retrouve embrigadée dans les chantiers de jeunesse, que l’on peut retrouver au Châtelard et au Clergeon. Mais d’autres structures peuvent assurer cette fonction, comme celle de la Jeunesse et Montagne, ou d’autres plus spécifiquement locales comme les Equipes et Cadres de la France Nouvelle ou Jeune Savoie.
Aux côtés du travail et de l’amour de la patrie, la famille est aussi l’un des emblèmes du nouveau régime, dont la devise n’est autre que « Travail, Famille, Patrie ». A différentes occasions, la famille est présentée de façon élogieuse, selon l’image que s’en fait le régime. A Ugine, on rapporte que le Maréchal s’entretient avec une vieille dame, tout en soulignant qu’elle a dix-huit enfants et qu’elle ne peut même pas se souvenir du nombre de ses petits enfants. Il rencontre ensuite le président de l’Association des Familles Nombreuses, lui-même père de douze enfants. A l’évidence, la « famille nombreuse », véritable symbole de la bataille démographique se veut une valeur promue par la France pétainiste. Le chef de l’État fait de nombreux dons à des œuvres de bienfaisance : Œuvre d’assistance aux Petits-Enfants, à la Crèche, au Foyer des Pupilles, … Parallèlement à cette mise en exergue de la famille et de l’enfant, c’est une nouvelle fois l’image du chef généreux qui est travaillée.
Première valeur de la devise pétainiste : le travail. Elle est également mise à l’honneur lors des visites du chef de l’État. Dans une vallée industrialisée comme la Maurienne, on met nécessairement les ouvriers en avant : formant la haie d’honneur entre la place de la gare et le monument aux morts, répartis en fonction de leur corps de métier. A Ugine, le Maréchal ne manque pas de visiter l’aciérie, en saluant les patrons, les techniciens, comme les ouvriers. Pour le régime, c’est l’occasion de mettre en valeur sa charte du travail, présentée ici comme déjà instaurée dans l’usine, bien avant sa promulgation, et par conséquent assurant la réussite de l’entreprise. Dans la cité annécienne, les organisateurs ne manquent pas d’aménager une rencontre avec les élèves de l’école professionnelle et quelques représentants de l’artisanat et de l’industrie locale.
Le travail des campagnes et le monde paysan sont tout particulièrement mis en valeur par le régime. Le récit officiel de la visite n’oublie pas d’insister à la moindre occasion sur ce point. On raconte, qu’à Saint-Jean-de-Maurienne, les paysans venus en nombre des villages voisins à la rencontre du Maréchal souhaitent porter au regard du chef « leur attachement aux traditions, aux travaux des champs, à l’artisanat familial », valeurs promues et mythifiées par le régime. On remarque d’ailleurs, lors de l’arrivée du chef de l’État au château de Chambéry, qu’un groupe de paysans savoyards offre un présent composé de produits locaux.
Enfin, le régime reprend une autre thématique : le régionalisme. La retranscription de l'arrivée du Maréchal à Chambéry souligne inévitablement, de façon régulière et prolixe, la présence de femmes que l'on a encouragé à endosser leur tenue dites traditionnelles, soit robe et coiffes avec leurs parures. Dans ce récit de visite, de très longs passages les mettent en valeur, redorant ainsi les valeurs traditionnelles et régionalistes. Ce régionalisme affiché correspond à l’idée d’une régénérescence de la société française à partir de ses différents terroirs, un concept développé dans les milieux maurassiens entre les deux guerres. D’ailleurs, la vision caricaturale d’une Savoie vivant avec simplicité, sans excès et quelque peu dénuée, se trouve régulièrement soulignée. Par exemple : lors du départ du Maréchal au train de Saint-Jean, il est mentionné qu’un simple « Merci » l’accompagne ; qu’au retour au village « pas de cris ni de chants grossiers mais une atmosphère religieuse ». Et en parlant de la ferveur des habitants de la Maurienne il est précisé que « cette manifestation ne se fait pas dans les vivats mais dans l’austérité vraiment « Maurienne ».
Quant à espérer une manifestation d’opposition au Maréchal à l’occasion de sa venue cela est bien illusoire : les services de l’Etat ont bien préparé l’évènement, surveillant les lieux visités, étudiant de près le parcours emprunté et contrôlant de nombreux bâtiments. Par ailleurs, on ordonne la fermeture des commerces et services. En amont, les forces de sécurité organisent des arrestations préventives, visant tout particulièrement des personnes supposées communistes ou gaullistes. A noter que sur l’ensemble du département de Savoie, plus de 150 individus se trouvent surveiller, et plus d’une vingtaine sont effectivement arrêtées. Les limites ou les couacs de l’évènement doivent donc être cherchés ailleurs.
Pourtant orchestrée avec minutie par les services de l’État, la retranscription du récit des visites laisse transparaître quelques imperfections. La lecture officielle de l’évènement ne peut masquer quelques accrocs. Pour exemple, à la fin de la première journée, le Maréchal ne peut s’adresser à l’ensemble du personnel de l’usine d’Ugine, pourtant l’estrade prévue à cet effet est bien en place. Les chroniqueurs de l’époque argumentent du manque de temps. Cependant, comment ne pas penser que ces voyages imposent un rythme très soutenu pour Pétain et que ce raté dans l’organisation découle directement de la fatigue accumulée. Cela révèle l’incapacité pour le chef de l’État, vieillissant, d’assurer la totalité de la visite telle qu’elle a été prévue en amont par ses services. Alors même que le régime s’efforce d’offrir la vision d’un homme extraordinaire, nullement atteint par la fatigue de l’âge, ici, la réalité vient écorner le mythe construit. Si cela devient lisible à travers la transcription faite à l’époque, force est de supposer que cela se ressent également pour les contemporains.
Il faut donc se demander si les objectifs du régime sont pleinement atteints, et cela reste pour l’historien bien difficile à mesurer. Il est évident que le nombre de personnes présentes, l’enthousiasme populaire, les vivats et autres démonstrations correspondent à une réalité. Mais symbolisent-elles une adhésion au régime ou un simple enthousiasme lié à la présence d’une personne devenue quasi-mythique dans l’histoire récente de la nation. De plus, à une époque troublée et dont l’avenir s’avère incertain, l’arrivée du chef de l’État représente à elle seule une attraction sans équivalent. Devant la réalité d’un succès populaire, les services de propagande n’auront aucune difficulté pour le transformer en une ferveur nationale à la gloire de Pétain et du régime. Et pour couronner cette apothéose, les chroniqueurs insistent longuement sur l’émotion populaire.
Ceci dit, quelques doutes concernant une adhésion forte des populations planent déjà. Ils transparaissent à la lecture de l’évènement. L’accueil à Chambéry est-il à la hauteur de l’attente des autorités ? Au moment de l’écriture de l’évènement, le rédacteur évoque la froideur ou une certaine réserve dans l’attitude de la population de Chambéry, s’empressant de préciser que cela serait le point de vu d’un étranger peu habitué au mœurs des gens de la région. Il poursuit son argumentaire en justifiant une nouvelle fois « que c’est la caractéristique de l’enthousiasme d’ici, pondéré, une sorte de distinction ». Toutefois, il ne peut s’empêcher de noter que les acclamations paraissent ici moins bruyantes et plus discrètes que dans les autres villes, légitimant ce fait en précisant qu’elles sont tout aussi chaleureuses. Le rédacteur veut-il, par cette tournure des choses, mettre en valeur le caractère savoyard perçu comme rude et introverti ? Ou se sent-il obligé de relater un manque de ferveur populaire ce jour-là, en tentant justement de le masquer par cette supposée froideur montagnarde ? Confortons cela par l’étude des écoutes téléphoniques enregistrées par les services haut-savoyards. Elles notent, entre autres, qu’au sein de la population l’accueil a pu paraître froid et moins enthousiaste qu’ailleurs, notamment à Chambéry.
A mettre également en avant : le décalage entre l’image et le discours proposés par le régime avec la réalité vécue par les Savoyards. Précisons que ce voyage se déroule en septembre 1941, à un moment charnière pour le régime de Pétain. Concernant l’adhésion des populations à Vichy, et en partie à la personne du Maréchal, l’automne 1941 semble marquer un tournant. En Haute-Savoie le préfet note dès le mois de juillet dans son rapport mensuel qu’il existe un fléchissement dans l’opinion, il mentionne notamment un basculement à partir d’août. Cette glorification d’une France idéalisée ne correspond pas forcément au vécu des Savoyards. Pourtant lors de ses discours, notamment à Chambéry, le Maréchal n’oublie pas d’évoquer de nombreux sujets sensibles, mais dans le but de mieux glorifier l’action de son gouvernement. Bien évidemment, il rappelle la situation difficile de la France, arguant que l’espoir et les efforts sont de mises. Il appuie encore son argumentation sur le fait qu'il faut comprendre les inquiétudes concernant le sort des prisonniers et des départements séparés, hélant de nouveau la confiance que le peuple doit conserver en sa personne et aux mesures prises par le nouveau régime. Néanmoins, à l’opposé de cette unité prônée, comment ne pas constater que de nombreux anciens combattants refusent de participer aux cérémonies en Maurienne. Et comment ne pas souligner que les privations se font déjà lourdement sentir ?
Le Maréchal ne les évoque que très rapidement au détour d’une phrase prononcée lors de son grand discours chambérien. Cependant, les mécontentements des femmes devant l’inflation et le manque de certaines denrées s’imposent comme une réalité, constatée par les services de préfecture. C’est pourquoi, dans l’une de ses dissertations sur l’évènement, le rédacteur officiel insiste sur un échange verbal entre le chef de l’Etat et les hommes de lois de Chambéry au sujet du marché noir, dont le chef de l’Etat les rend responsable, coupables, selon lui, de laxisme. C’est une manière pour le régime de mieux se dédouaner de toute responsabilité. A cela s’ajoute le fait que les difficultés de production au sein des deux départements s’avèrent réelles, les épisodes climatiques, notamment l’hiver 1940-1941, se révèlent peu favorables à l’agriculture et à l’élevage. De même, la pénurie de main d’œuvre est contraignante, car plus de 4 000 bras semblent manquer à l’activité économique des départements savoyards, alors même que la politique raciale du gouvernement limite l’emploi de travailleurs étrangers. Afin de combler les carences humaines, à l’été 1942, les préfets feront appel à un service civique rural de 25 jours, destiné aux jeunes de 17 à 21 ans. En parallèle, les stations thermales et de montagnes deviennent des lieux de villégiatures pour ceux qui le peuvent, lieux de plaisir mais surtout lieux où l’on peut accéder aux produits locaux. Les tensions et les ressentis deviennent vifs. Si le marché noir favorise une partie de la population locale, il persiste à maintenir dans un sentiment de frustration une grande partie de celle-ci. Cette situation intenable explique les myriades de lettres de dénonciation reçues par les autorités. Les enquêtes soulignent régulièrement que celles-ci sont sans fondement, basées sur des rancœurs personnelles, écrites par des « empoisonneur public », etc. Néanmoins, le cadre fixé par le régime permet ce type de dénonciation anonyme. La délation, déjà existante, prend une ampleur considérable, miroir d’une désunion nationale, illustrer par les exemples suivants :
Saint-Jean de Maurienne, 21 juillet 1941
Monsieur l’amiral
C’est un groupe de cultivateur et d’ouvriers qui ce permettent de vous écrire. […] Il se fait un marché noir et fait par qui, messieurs les gendarmes, commissaire de police et tous les employés du tribunal, Procureur en tête. […] Nous pensons monsieur l’amiral que notre lettre sera prise en considération, nous agissons en bons Français […]
Bourg-Saint-Maurice le 26 janvier 1941
Monsieur le Préfet
Nous vous prions de nous excuser de l’anonymat de la présente […] qui a pour mobile d’aider à la morale en signalant un abus […]. Bourg-Saint-Maurice comptait avant-guerre une dizaine de douaniers. Il en existe actuellement une quarantaine qui se vante dans les cafés de la ville d’avoir réussi à faire doubler leurs soldes […]. Certains sont exilés au pays natal dans la maison paternelle. Le secours serait de 45 francs par jour et par homme. Il s’agit probablement d’une escroquerie au Secours National où le rétablissement de prébendes politiques de la république des camarades en faveur d’adversaire de la Révolution Nationale […].
Aix-les-Bains, le 8 juillet 1941
Monsieur le Maréchal Pétain
Je me permets de vous écrire […] une place de dactylo était vacante […]. Au sujet de la personne ayant obtenu le poste […] cette dame qui est divorcée rentre à l’heure qui lui plait au bureau, fume la cigarette […] passe la plupart de son temps au café en compagnie d’un médecin de la ville qui est de notoriété publique, son ami […] c’est d’ailleurs par l’intermédiaire de ce dernier, qui est sujet Britannique, marié et père de famille, que cette personne a obtenu la place […]
Réponse du maire d’Aix au préfet : […] Permettez-moi, tout d’abord, d’exprimer ma surprise de constater que l’on tient compte de lettres anonymes. Celui ou celle qui accuse […] sans oser signer sa lettre, est un lâche qui ne mérite aucune attention […]
Alors que le régime cherche à mettre en valeur le monde du travail, que le Maréchal visite l’usine d’Ugine et rencontre des ouvriers, rien n’est pourtant dit sur les problèmes réels de ces entreprises et de ces employés : celui de la réinsertion des démobilisés, qui ont été remplacés dans leurs entreprises. La charte du travail bientôt promulguée par le régime ne semble pas rencontrer une forte adhésion au sein de la population ouvrière, et ce ne sont pas les futures pénuries de matières premières de l’année 1942 qui amélioreront la situation. En Savoie, il devient difficile de vendre sa production électrique dans la zone occupée, tout particulièrement à Paris. A cela, s’ajoute un déficit de main d’œuvre qualifiée alors même que le chômage persiste.
Autre sujet épineux et très important pour les Savoyards : celui de l’occupation italienne, soigneusement éludée. D’ailleurs, le voyage en Savoie correspond à l’un des rares déplacements qui soit si près des lignes d’occupation italienne et allemande, régulièrement évitées par le chef de l’État. Il n’est fait aucune évocation de ce sujet par le Maréchal ou par les rédacteurs de l’évènement. Pourtant, le territoire savoyard est bien amputé de plusieurs communes, annexées à l’Italie fasciste. Le fait de ne pas en parler lors de la visite dans cette province marque un décalage terrible avec une réalité bien présente pour les populations. Une telle attitude ne participe pas à rassurer les Savoyards quant à la fermeté du régime vis-à-vis des intentions du Duce, la Savoie faisant effectivement partie des territoires revendiqués par le leader italien. Le régime se présente comme incapable de montrer sa capacité à résister, et les défilés militaires ne peuvent rassurer les populations. D’autant plus, que les troupes coloniales, de retour de Syrie et du Liban, sont honorées par le régime en défilant devant le Maréchal, notamment à Chambéry, alors que ces mêmes soldats ont perdu la guerre du Levant face aux armées alliées, composées aussi des Forces françaises libres. Un an seulement après cette visite, l’occupation allemande et italienne de la partie sud de la France devient effective, la Savoie tombe alors sous le contrôle des troupes fascistes.
Pour terminer, un dernier sujet sensible semble soigneusement évité : celui des opposants au régime. Si à ce moment précis la Résistance ne semble pas structurée de façon significative et ne paraît pas encore efficace dans son action, elle est déjà une réalité. Encore faible numériquement et dans les actes, son existence revêt une réalité pour les territoires savoyards. Dans un rapport d’avril 1941, le préfet de Savoie note que de très nombreuses inscriptions murales portant le signe de V, pour victoire, accompagnées de la croix de Lorraine, sont recensées dans les villes comme dans les villages. Ainsi, la seule allusion du Maréchal faite sur cette situation, s’avère relatée à l’occasion de la réécriture de l’évènement. Cette mention se trouve façonnée et réécrite par les scribes du régime. A Aix-les-Bains, lors de sa rencontre avec un Lorrain portant la croix à sa boutonnière, au Maréchal de dire « C’est très joli cette croix de Lorraine, mais il faut qu’elle conserve sa vraie signification et non pas celle que quelques-uns veulent lui donner ». Effectivement, depuis 1940, elle devient un symbole de la France libre, très souvent imprimée en bas des tracts diffusés par la Résistance. A partir de 1941, la BBC encourage son utilisation comme emblème lors de manifestations publiques comme celles du 11 novembre ou du 14 juillet.
Si la désapprobation par opposition effective au régime demeure bien difficile à trouver, c’est à l’intérieur même de celui-ci que l’on peut trouver quelques signes de rupture. Bien évidemment, il ne demeure guère possible de le percevoir le jour même, mais plus tard. Prenons l’exemple d’une lettre adressée par le comité cantonal de la Légion de Bourg-Saint-Maurice à son chef Costa de Beauregard, le 7 mars 1943, document qui montre bien l’existence de déceptions à l’intérieur même du régime.
Avec foi, avec enthousiasme, nous vous avons suivi depuis 1940, date de la formation de la légion. Nous avions la certitude qu’il était possible de reconstruire la France défaite et de limiter les dégâts causés par un désastre sans précédent dans l’histoire. […]
Où en sommes-nous après deux années et demie de cette activité, que certains ont prise pour de l’agitation ? Activité déprimante puisqu’elle n’a jamais abouti ! […]
Depuis, nous avons perdu notre Empire, notre Marine, notre Armée… […]
Nous avions signalé l’attitude antinationale de certains […] des dissidents organisés, ayant manifesté bruyamment leur satisfaction de l’arrivée des anglo-américain en Afrique du Nord, […] une sanction très légère. […] Nous avons protesté en 1942, contre le scandale de ces stations, dites « de sports d’hiver » […] par le marché noir qui s’y pratique […] 240 tonnes de charbon ont été attribuées à ces stations pour y chauffer des juifs et des inutiles. […]
Ces jours-ci, la loi sur le travail obligatoire va toucher de nombreux français […] mais aucune mesure n’est encore appliqué à ces Italiens qui vivent chez nous […] Alors que nous devrions être, de par notre fonction, l’objet de la considération de tous, nous en sommes devenus la risée. […]
Et, si certains quittent la légion, par peur de l’action, nous la quittons nous, parce que nous constatons, avec peine et amertume, que l’énergie et la volonté que depuis trente mois nous avons dépensées pour une France plus belle, plus fraternelle, sont restées infécondes.
Quel bilan tirer de cette visite savoyarde ? Elle propose une très bonne vue d’ensemble sur les intentions du Maréchal et sur ce qu’est Vichy. Elle permet d’esquisser les rapports qu’entretiennent les Savoyards avec le Maréchal et le régime. Est-il possible de parler d’une réussite pour ce voyage ? Une telle réponse reste bien difficile à trancher. Toutefois, notons simplement que, dans ses rapports mensuels, le préfet indique un changement d'attitude de la part de la population : si après une visite, l'état d'esprit semble meilleur, il en est tout l'inverse le mois suivant.
Romain Marechal