La franc-maçonnerie (Savoie/Haute-Savoie)

 

Proposition de synthèse : La franc-maçonnerie (Savoie/Haute-Savoie)

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  • ADS: 1382 W 94 à 101; 1407 W 2; 1409 W 2; M 746
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Bibliographie :

  • Maréchal Romain, La franc-maçonnerie dans les pays de Savoie 1856-1944, SSHA, Chambéry, 2008, 232 pages
  • Combes André, « La franc-maçonnerie en Haute-Savoie et la loge l’Allobrogie d’Annecy 1939-1944 », Echos Saléviens, n°21, 2014, p. 191-197
  • Combes André, La franc-maçonnerie sous l’Occupation. Persécution et Résistance (1939 – 1945), du Rocher, Paris, 2001, 421 pages
  • Chevallier Pierre, Histoire de la Franc-Maçonnerie française. La Maçonnerie : Eglise de la République (1877 – 1944), Fayard, Paris, 1993, 479 pages
  • Dominique Rossignol, Vichy et les francs-maçons : la liquidation des sociétés secrètes, Paris, Jean-Claude Lattès, 1981, 332 pages

Commentaire bibliographique : Le troisième tome de l’Histoire de la Franc-Maçonnerie de Pierre Chevallier et La franc-maçonnerie sous l’Occupation d’André Combes proposent un très bon cadre de compréhension et d’analyse de la situation au niveau national : deux ouvrages de référence. Pour un regard local, le dernier chapitre de La franc-maçonnerie dans les pays de Savoie de Romain Marechal et la contribution d’André Combes sur la situation haut-savoyarde publiée en 2014 sont les seules parutions à proposer une approche de la question. Leur  contenu est à l’origine de la constitution du texte proposé ci-dessous.

Texte :
La vie maçonnique se réveille après la terrible épreuve de 1914-1918, période au cours de laquelle les ateliers savoyards ont cessé leur activité (atelier ou loge : groupement de base de la maçonnerie). Elle retrouve une réelle dynamique dès les années 1920, un peu moins de trois cents maçons adhèrent à l’une des cinq loges présentes dans les départements savoyards à la veille du second conflit mondial : Annecy, Chambéry, Aix-les-Bains, Albertville et Thonon. A cela, s’ajoute les membres initiés au sein de loges lyonnaises, parisiennes et surtout genevoises. De plus, ces ateliers s’affilient à différentes obédiences (fédération : groupement de plusieurs loges). Cette maçonnerie s’avère donc diverse. Toutefois, ces associations loi 1901 se réclament toutes de la philanthropie et de la philosophie, se veulent progressives avec pour objectif la pratique de la solidarité et l’amélioration morale et matérielle de l’humanité.

Loin d’être une société secrète agissant à visage couvert, la franc-maçonnerie savoyarde est totalement ancrée dans la vie publique des deux départements grâce à la vitalité de ses loges. Par leur activité politique, sociale et intellectuelle, les maçons savoyards contribuent à consolider et structurer la République. En effet, l’institution est l’un des piliers de la Troisième République et les adversaires de cette dernière n’auront de cesse d’attaquer les maçons, responsables selon eux des malheurs de leur temps, au premier rang desquels se trouve la laïcisation de la société. Dans les années trente, l’antimaçonnisme lié à l’antirépublicanisme et à l’antiradicalisme se lie également à l’antisocialisme. Le Clocher Savoyard dénonce de façon virulente en août 1935, « La franc-maçonnerie s’est déclaré pour le marxisme […] puisque les adversaires de Dieu et de la vérité se sont ouvertement déclarés en faveur du système de Lénine » […], la France ne sera administrée honnêtement et en se retrouvera à l’abri des trahisons […] que le jour où elle sera secouée par la tyrannie de la franc-maçonnerie qui l’étouffe et la trahit ». Dans l’entre deux guerre, l’influence de l’institution maçonnique sur la société et dans la vie politique est en nette régression. Exemple très représentatif de cette évolution : le fait qu’un seul député est maçon en 1936 alors que tous appartenaient à l’institution au début du siècle. Pourtant, l’idée du complot maçonnique relayée par la presse est quand à lui en plein essor, notamment dans les milieux catholique, conservateur et réactionnaire.

C’est donc naturellement que les adversaires de la République s’en prennent à la franc-maçonnerie, une fois arrivée au pouvoir. Les maçons deviennent clairement une cible du régime de Vichy : la loi du 13 août 1940 interdisant toutes les « sociétés secrètes » apparait effectivement au Journal Officiel. Les biens maçonniques sont placés sous séquestre et les membres menacés de prison, en cas de reconstitution de leur association. En zone occupée l’ennemi des maçons est Allemand, tandis qu’en zone libre, c’est bel et bien un compatriote. La note du ministre, du 28 septembre 1940 adressée au préfet de Haute-Savoie ne laisse aucun doute là-dessus « Le Gouvernement attache, la plus haute importance à la réalisation complète de l’œuvre d’assainissement moral du pays et il ne saurait vous échapper que la disparition totale des organisations à caractère occulte représente une des conditions essentielles du but à atteindre ».

Sans peine, la propagande se met alors en marche, car elle ne fait que reprendre les poncifs liés à la maçonnerie et déjà développés par la presse conservatrice et catholique depuis des décennies. Une grande exposition intitulée « la franc-maçonnerie dévoilée », cofinancée par Vichy, et  proposée au Petit Palais à Paris en octobre 1940, fait par la suite le tour du territoire français. Le film « Forces occultes » de Jean Mamy commandé par les services de propagande allemande, dénonce un complot judéo-maçonnique : il s’agirait d’une conspiration visant à pousser, avec l’aide des anglo-américains, les Français à la guerre contre les Allemands. Sorti en mars 1943 à Paris, puis diffusé dans toutes les salles de cinéma, celles de Savoie n’y échappent évidemment pas. Des conférences viennent appuyer cet arsenal, des tournées sont organisées pour poursuivre la dénonciation des ennemis du régime. A Chambéry, salle Grenette, le 8 juillet 1943, M. Michel tient une conférence gratuite intitulée « La franc-maçonnerie et la désagrégation de l’ordre social », le journal Le pays de Savoie ne manque pas de souligner qu’« il est hors de doute que les Chambériens viendront en grand nombre à cette conférence d’information sur un sujet souvent méconnu du public ». De plus, vient s’ajouter, à partir de septembre 1942, la revue mensuelle Les documents maçonniques, dirigée par Bernard Fay et qui se propose de dénoncer de multiples manières les complots maçonniques, constitués notamment depuis l’Angleterre et les Etats-Unis, ennemis du régime.

Les conséquences des premières mesures antimaçonniques se font rapidement sentir sur les loges savoyardes. Dès le 21 octobre 1940, les préfets de Savoie et de Haute-Savoie fournissent un bilan de leur action : fermeture de toutes les loges maçonniques, mise sous séquestre des biens de celles-ci et dont la liquidation est confiée aux autorités administratives compétentes. Pour la loge d’Annecy, le mobilier, mais aussi le matériel et les décors maçonniques sont vendus aux enchères. Comme en zone occupée, l’objectif pour le gouvernement est évidemment de récupérer le « trésor maçonnique», fantasmé par une partie des nouveaux dirigeants. Loin de le trouver, les autorités administratives renflouent tout de même une partie des caisses de l’Etat : pour exemple, la vente de l’immeuble de la loge de Chambéry rapporte 44 335 francs, les biens de celle d’Albertville près de 4 800 francs (en mai 1941).

De plus, la loi oblige les fonctionnaires à certifier sur l’honneur de n’avoir jamais appartenu à une société secrète, ou bien d’avoir rompu avec elle. En Savoie, comme en Haute-Savoie, on dresse des listes du personnel administratif avec l’apposition de leur feuille de certification de non-appartenance.

Conscients des menaces qui pèsent sur eux et des incertitudes des lendemains, les ateliers tentent de se préserver. A Paris, les autorités d’occupation prennent rapidement possession des archives des obédiences pour établir des listes de franc-maçon. Les autorités françaises ont le même objectif. C’est pourquoi à Thonon comme à Aix, lors des perquisitions réalisées au sein des loges, les forces de l’ordre constatent la disparition et/ou l’incinération de documents. A Annecy, les maçons Vaillot et Protin brûlent les archives en leur possession devant l’avancée des troupes allemandes. De même, afin de protéger les membres, les réunions maçonniques ne se tiennent plus, mais le préfet de Haute-Savoie déplore de ne pouvoir totalement contrôler l’activité maçonnique sur son territoire, étant donné que des toutes les personnes dotées de passeport peuvent se réunir en Suisse.

Une deuxième vague de répression se dirige contre la franc-maçonnerie avec l’arrivée de Darlan à la tête du gouvernement (février 1941 – avril 1942), en remplacement de Flandin et Laval. Le 11 août 1941, une autre loi antimaçonnique décrète la publication au Journal Officiel des noms de tous les dignitaires maçons, les excluant de la fonction publique et de tout mandat électif, tout en les obligeant à la démission. Plus de 18 000 noms sont ainsi mentionnés et quelques 3 000 fonctionnaires renvoyés, et ce, pour l’ensemble du territoire français. Les départements savoyards n’échappent pas à cette sanction, quelques exemples peuvent ici illustrer ce propos : l’ancien sénateur Paul Jacquier est relevé de son mandat de conseiller municipal, Jules Protin, alors professeur au lycée est renvoyé, M. Michaud est démis de ses fonctions de secrétaire de l’Office de l’Habitation Bon Marché de Chambéry, M. Carlin employé à la mairie d’Aix est démissionné.

Le durcissement de la politique antimaçonnique se caractérise aussi par une multiplication des actions policières à l’encontre des maçons. Les commandants de gendarmerie et les commissaires de police ont la charge d’établir des listes précises des maçons présents dans les départements. Dans le but de prévenir toute résurgence des ateliers, de nombreuses surveillances ont lieu. Ces enquêtes peuvent être menées à la suite d’informations transmises par des particuliers comme c’est le cas à l’automne 1940 près d’Annecy et à la toute fin de l’année près de Saint-Julien. D’abondantes perquisitions se déroulent au domicile des responsables maçonniques tant en Savoie qu’en Haute-Savoie. Les objectifs s’avèrent multiples, prévenir le réveil d’organisation maçonnique, rassembler des documents maçonniques pour établir des listes plus précises des membres de l’institution et vérifier leur supposé hostilité au gouvernement. L’automne 1941 et le printemps 1942 donnent lieu à une intensification de ces recherches. On rassemble quelques documents mais aucune preuve d’un maintien d’activité maçonnique n’est trouvée.

Par contre, les policiers trouvent des documents « gaullistes » chez certains d’entre eux, notamment des tracts hostiles au gouvernement chez l’ancien vénérable (président d’une loge) Lachat et chez Lyard à Annecy. A l’inverse, l’enquête peut souligner l’allégeance au nouveau pouvoir. Tel est le cas pour Grotte à Saint-Julien, inscrit au Parti Social Français (parti conservateur nationaliste) et qui expose le portrait du Maréchal dans la vitrine de sa pharmacie. L’attitude des maçons n’est donc pas unanime face au régime. Les individus se positionnent, en ces temps particuliers et difficiles, en tant que personne dotée de multiples facettes, aux caractères complexes et aux influences diverses, dont l’appartenance à la maçonnerie est l’une d’entre elles. Les situations variées de chacun ne pouvant tenir lieu de valeur commune, une personne ne peut être essentialisée à son appartenance maçonnique. Bien qu’il soit difficile de percer les âmes et les cœurs, quelques documents administratifs peuvent éclaircir un peu cette question. Pour la Savoie, les services administratifs chargés de la surveillance des sociétés secrètes accolent une annotation sur leur document à soixante-quatorze maçons. Trois sont considérés comme hostiles au gouvernement et trois autres comme favorables au gouvernement. Alors que vingt sont classés avec la note « attitude correcte » et quarante-huit sont identifiés avec la mention « attitude réservée ». Ainsi, une minorité de maçons se positionne ouvertement en faveur ou en défaveur du régime de Vichy et une écrasante majorité, à l’image du reste de la population, reste attentive et passive. En Haute-Savoie, les annotations quoiqu’un peu différentes, les informations que l’on en tire restent semblables. Sur cent-quinze maçons répertoriés par les services, onze sont considérés comme hostiles au gouvernement et deux comme loyales au gouvernement. La majorité d’entre eux reçoivent la mention « attitude correcte ».

Loin d’être tous passifs, l’implication de maçons dans la résistance est étayée par leur présence dans certaines organisations. Citons quelques exemples à titre représentatif : Vaillot (directeur des postes d’Annecy) jette les bases des premières formations paramilitaires en Haute-Savoie, sa femme est emprisonnée par la Gestapo. Lyard échappe à celle-ci en passant en Isère. Busson, chef de l’armée secrète de Savoie est exécuté par des miliciens en novembre 1943. Gaudin dirige les maquis en Tarentaise, accompagné de Vernaz (instituteur) et Pringollier (ancien député). Andrès, d’origine espagnole, organise le passage aux maquis des déserteurs des camps de travailleurs étrangers, et devient responsable des parachutages pour le département de Haute-Savoie avant d’être tué en janvier 1944. Long, responsable de secteur est arrêté à deux reprises et envoyé en Allemagne, d’où seule sa femme revient.

[Encart : Dans son article de 2014 André Combes trace le portrait de quelques maçons résistants dont celui de Richard Andrès restitué en parti ici. D’origine espagnole par son père, il entre en maçonnerie en 1937 auprès de la loge annécienne l’Allobrogie à l’âge de 24 ans. Apprenti coiffeur, il s’investit dans diverses activités auprès de la fédération des œuvres laïques, au sou des écoles, et dans le cadre du cinéma éducatif ; il aide certains réfugiés espagnols dans leur démarche administrative. En 1941, il se trouve déjà auprès de l’équipe qui diffuse le journal résistant Coq enchaîné. Puis rencontre Miguel Vera et prépare l’organisation de la Résistance espagnole. Il s’occupe des travailleurs espagnols qui s’enfuit des camps, et les aide à passer dans le maquis, notamment aux Glières. Richard Andrès assure le ravitaillement de certains lieux en profitant d’un statut de voyageur de commerce. Il est en relation avec Tom Morel, chef de l’armée secrète. Et prend le rôle de guetteur lors de l’assassinat du tortionnaire de l’OVRA (service secret de la police politique fasciste) à Annecy. Enfin, devient le responsable de tous les parachutages en Haute-Savoie, et participe à diverses opérations. Il est arrêté une première fois par la Milice. Lors d’une opération près de Thônes, Léon Bouvard et lui-même sont dénoncés, la Milice dresse des barrages, et les Allemands mitraillent les deux résistants dans leur voiture près d’Annecy-le-Vieux, le 18 janvier 1944.]

Si l’engagement de certains ne peut être représentatif d’un comportement d’ensemble, les sources disponibles rendent néanmoins bien difficile l’authentification d’un soutien appuyé au régime par des maçons. Le cas d’Antoine Borrel, reste singulier. Ancien député de la Troisième République et sénateurs en 1940, il est nommé au poste de sous-secrétaire d’Etat au Tourisme par Pétain. En même temps il est régulièrement dénoncé pour appartenir à la franc-maçonnerie. Il s’en défend en expliquant avoir été radié de l’ordre plusieurs années en arrière, suite à son vote pour le rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican, ce qui est vrai. Le régime ne peut ignorer l’ancienne appartenance maçonnique de Borrel puisque le sujet se manifeste sur la place publique, à travers la presse locale notamment. Quant au rôle d’Antonie Borrel durant cette période il est difficile à cerner. Il est rapidement accusé de jouer un double jeu. Certaines des ces positions à l’encontre du STO sont soulignées, ces liens présumés avec la Résistance également. Une étude approfondie sur le personnage mérite d’être réalisée afin de tenter de percer les réelles motivations des uns comme des autres dans cette nomination au secrétariat du Tourisme, son acceptation, et de pouvoir distinguer les postions officielles, de celles plus officieuses.

Certes les persécutions dont sont victimes les maçons peut-être un facteur favorable à l’engagement dans la Résistance, toutefois, le fait de se retrouver sous surveillance apparaît aussi comme un frein à l’engagement clandestin. Aucune organisation résistante n’est structurée par des loges ou est exclusivement maçonnique. Si l’action résistante n’est pas étrangère à la franc-maçonnerie, elle reste un engagement essentiellement individuel. Les maçons mort fusillés et/ou déportés ne l’ont pas été en raison de leur appartenance maçonnique mais en tant que résistant. Cinq membres de la loge de Chambéry meurent en déportation (Ravier-Chatelard, Nicollin, Chappuis, Dumont et Long). Toutefois, un esprit de fraternité a pu favoriser une émulation collective : un tiers des membres de l’Allobrogie en 1939 rentre en Résistance au cours de la guerre. Les liens entre les maçons d’Annecy, d’Aix et de Chambéry sont maintenus pendant la période, ce qui favorise les effets de solidarité et participe à faciliter la structuration d’organisation de résistance.

La vie maçonnique reprend timidement dans les départements savoyards, comme dans le reste de la France d’après-guerre. Les ateliers d’Annecy, de Chambéry et de Thonon se réveillent doucement au printemps 1945. Il faut attendre 1957 pour que la loge d’Albertville ouvre de nouveau ses portes mais il s’agit là d’une autre page de l’histoire de la franc-maçonnerie et des départements savoyards.

Romain Marechal